L’urgence au quotidien
Chaque soir, les soignantes et les soignants sont applaudis ! Mais quelle est la situation quotidienne de celles et ceux qui sont au front de la crise sanitaire. Nous avons interrogé Zoé (prénom d’emprunt), médecin assistante dans un hôpital périphérique.
Qu’est-ce qui a changé pour toi depuis l’arrivée du coronavirus ?
L’hôpital a été réorganisé en nouveaux secteurs, tout ce qui ne relève pas de l’urgent a été annulé. Plusieurs personnes ont été engagées, nos horaires changés et nos vacances supprimées. Le but est de créer de la place, le maximum de lits avec respirateurs et le personnel pour s’en occuper. On sent la tension. On reçoit des mails tous les jours avec des nouvelles directives.
La charge de travail a-t-elle augmenté ?
Pour l’instant pas, on est encore dans l’attente d’une augmentation du nombre de patient·e·s. Les effectifs ont été augmentés donc paradoxalement, on fait moins d’heures supplémentaires qu’avant. Mais la direction nous a prévenu que, selon l’ampleur de la pandémie, on pourrait passer à 60 voire 72 heures par semaine. Bien sûr, ce n’était pas légal jusqu’au 20 mars 2020. Mais la nouvelle ordonnance du Conseil fédéral permet désormais au personnel soignant de travailler autant d’heures que la crise l’exige. Ils enlèvent toute limite alors qu’on est déjà sous pression tout le temps.
Hors crise, nos horaires sont fixés à 50 heures de travail par semaine, qui peuvent légalement être augmentées à 60 heures en cas d’urgence. Ce qui est ironique quand on travaille justement dans un service d’urgences. Et c’est sans compter les heures supplémentaires non déclarées quasi–systématiques et la pression à ne pas tomber malade, puisqu’il n’y a pas de marge prévue dans les effectifs. Le fait de ne pas compter ses heures est une sorte de culture que j’ai retrouvée dans tous les hôpitaux dans lesquels j’ai fait mes stages, elle se transmet entre les assistant·e·s et est validée par les chef·fe·s. Une fois, j’ai assisté à un discours de bienvenue aux nouveaux et nouvelles dans lequel le chef avait ajouté : « Bien sûr, on ne note pas les heures supplémentaires », sans que personne ne réagisse.
J’imagine que ça a un impact sur votre santé ?
Les épuisements sont fréquents. Quand tu commences ta treizième heure de travail de la journée, ce n’est pas tant de la déclarer qui te préoccupe, mais de la faire. À la longue, c’est notre santé qui est mise en danger mais aussi celle des patient·e·s. Dans un sondage de l’ASMAC (association suisse des médecins assistant·e·s et chef·fe·s de clinique), 50 % des médecins interrogé·e·s disent avoir été témoins de la mise en danger d’un·e patient·e pour cause de surmenage. Je n’ai encore jamais été témoin d’une erreur grave causée directement par l’épuisement, mais je remarque qu’on perd en rigueur après trop d’heures de travail et à mesure que la fatigue augmente. Dans un métier où des imprécisions peuvent avoir de grosses conséquences, cela peut devenir dangereux.
Dans l’ordonnance du 20 mars, le Conseil fédéral utilise l’argument de « la fin justifie les moyens » pour faire supprimer d’un coup le droit du travail. Alors qu’il y a d’autres moyens pour faire face à la crise Covid-19. Recruter plus de personnel par exemple, et diminuer ou déléguer la charge administrative qui constitue un bon tiers de notre travail. L’argument utilisé pour nous faire travailler plus est souvent celui de la pénurie de personnel, alors que 10 % des médecins quittent la profession et l’espérance de vie professionnelle des infirmières et infirmiers est de moins de 10 ans, entre autres à cause des mauvaises conditions de travail.
Au-delà du rythme soutenu, nous sommes confronté·e·s à des absurdités managériales. Par exemple, dans l’hôpital semi-privé dans lequel je travaille, les urgences sont envahies quotidiennement par des personnes qui n’ont pas de problème véritablement urgent. Elles devraient contacter leur généraliste ou un médecin de garde. Mais quand j’ai proposé de réfléchir à un système pour les informer afin d’éviter de perdre leur temps et le nôtre, on m’a répondu que ces consultations non urgentes sont une source financière dont l’hôpital ne souhaite pas se passer. Au travail, nous sommes aussi amené·e·s à vivre des situations émotionnellement difficiles dont on aurait besoin de parler en équipe et en supervision, mais presque rien n’est prévu pour cela.
Comment vis-tu ce moment d’applaudissements chaque soir ?
C’est assez étrange. Au final, on fait le même travail que d’habitude. Ce qui est sûr c’est qu’on a pas besoin de ce genre de déréglementation absurde, mais la reconnaissance est touchante. Avec mes colocataires, à 21 h, on applaudit et on crie « Plus de fric pour l’hôpital public ! »
Propos recueillis par Manon Zecca