Résurrection du mouvement de masse

Résurrection du mouvement de masse



A la fin de l’année passée, en quelques semaines, l’Argentine a passé d’une situation de «torpeur citoyenne» à celle d’une nouvelle effervescence sociale. S’il est vrai qu’au cours des 15 dernières années les «combats spontanés» de résistance collective aux différents plans de restructuration n’ont pas manqué, jamais auparavant ces combats n’avaient atteint un rayonnement aussi large à l’échelle nationale et une organisation aussi solide, qu’au cours des six derniers mois.



Le climat d’explosion imminente s’est maintenu tout au long de l’année passée. La dégradation rapide des conditions d’existence de secteurs grandissants de la population rendaient prévisibles les événements à caractère insurrectionnel du mois de décembre dernier. Ce climat ne s’est pas modifié au cours des cinq derniers mois et promet de se maintenir pendant longtemps.



Des milliers d’Argentins se sont retrouvés sur la Place de Mai, le mercredi 22 mai, pour participer à la première grande manifestation syndicale contre la politique économique du gouvernement Duhalde. Des dizaines de mobilisations quotidiennes en tous genres se répètent un peu partout depuis quelques 6 mois dans un climat effréné de mobilisation sociale.



Une récente enquête du quotidien conservateur «La Nation de Buenos Aires», portant sur le seul mois de février, dénombrait 290 barrages de protestation (piquetes) réclamant emploi et nourriture dans les rues de l’Argentine. Ce chiffre est en progression de 46% par rapport aux 198 barrages de piqueteros enregistrés le même mois de l’année précédente. Selon le «Centre d’étude de la nouvelle majorité», entre 1997 et le mois de février 2002 on avait recensé en Argentine 2828 barrages. Des 140 piquetes enregistrés en 1997, on est passé aux 1383 en 2001 au cours d’un processus impressionnant par sa dynamique et son ampleur croissantes.



Après les journées du 19 et 20 décembre 2001, la nouvelle donne sur le plan de l’organisation est constituée par les assemblées «de proximité» (vecinales) autoproclamées qui se sont imposées en tant que structures de mobilisation sociale permanente.



Poussant «comme des champignons après la tempête», selon les termes de l’hebdomadaire uruguayen «La Brèche», au mois de mars de cette année il y a eu 272 assemblées de ce type, dont 41% dans la capitale fédérale (39% dans la «grande» Buenos Aires). Ce phénomène nouveau est moins fréquent à l’intérieur du pays où la communication spontanée entre «voisins» fait défaut.



Un bilan historique



Dans une analyse pertinente publiée dans le numéro spécial «Tango feroz» du même hebdomadaire – parmi les plus prestigieux d’Amérique latine – le journaliste Rubén Zibechi développe une rétrospective des formes participatives, suivant l’hypothèse selon laquelle «la créativité et le changement social (en Argentine) vont de pair».



Les «mères de la Place de mai» apparaissent dans cette compilation comme les véritables «précurseurs» de la protestation. En pleine période de dictature, la lutte des «mères» apporte un changement sur deux plans. «L’occupation permanente d’un espace public – la Place du gouvernement – en donnant de l’ampleur à un drame individuel et intime, et en transformant la femme… en un nouveau sujet capable de dérouter les répresseurs».



L’exemple des mères a touché une génération entière, a ému la communauté internationale et a maintenu vivante la lutte pour la mémoire et contre l’impunité des tortionnaires. Cette lutte a aussi démontré que les secteurs les plus faibles peuvent constituer un défi efficace au système, même sans disposer de moyens importants ou d’organisations puissantes. Les retraités ont réussi à récolter plus d’un million de signatures et entretiennent une mobilisation hebdomadaire devant le parlement argentin.



Au début de 1997 – selon le même hebdomadaire «La Brèche» – ce fut au tour de la «Tente blanche» (Carpa Blanca) des enseignant-e-s, ou «Tente de la dignité», de gagner de nouveaux espaces de manière permanente. Cette initiative a duré plus de trois ans sous la forme d’une grève de la faim collective tournante. Cette lutte des enseignant-e-s avait entamé en profondeur la crédibilité du plan du président Carlos Menem, et allait lui coûter cher sur le plan politique.



Presque simultanément émergeait de manière spontanée le piquete. Partant du constat que les grèves traditionnelles (sur les lieux de travail) n’étaient plus possibles en raison de l’affaiblissement du processus industriel, les piquetes se proposaient comme une expérience analogue à la grève mais suivant l’idée que «maintenant l’usine est le quartier», selon les propos de Luis D’Elia, dirigeant de la «Fédération pour la Terre et l’Habitat» (Tierra y vivienda).



«Mais le piquete est beaucoup plus que le barrage d’une route, de même que les «mères» représentent bien davantage que les rassemblements de chaque jeudi sur la Place de mai», observe «La Brèche», qui fait remarquer que si le barrage d’une route est épisodique et ponctuel, l’organisation piquetera est, elle, permanente et se déploie sur deux niveaux: le premier étant la mobilisation spécifique nécessaire au barrage d’une route, le deuxième étant représenté par l’organisation logistique qui lui sert de soutien. Pendant le barrage se produit une sorte de division du travail entre ceux qui maintiennent le barrage et ceux qui alimentent le foyer, assurent l’alimentation, la couverture et la protection des premiers.



L’apparition des motoqueros pendant les journées du 19 et 20 décembre témoigne d’une créativité inépuisable des formes d’organisation populaire. Les activistes du syndicat des coursiers, avec leurs motos de service, ont joué un rôle décisif dans la communication, la prévention voire même dans la rupture du siège policier pendant ces mobilisations.



Des «mères de la Place de mai» aux «motoqueros», les 25 dernières années de l’histoire argentine caractérisées par des hauts et des bas, des avancées et des reculs, a toujours témoigné d’un développement organisationnel particulier à la fois soutenu et socialement ambitieux.



Sergio Ferrari