Gauche italienne: c’est le moment de prendre les choses au sérieux!

Gauche italienne: c’est le moment de prendre les choses au sérieux!

Nous reproduisons ici la traduction
d’une lettre ouverte de Giorgio Cremaschi et Marco Revelli aux
forces de gauche qui participent au cabinet Prodi. Elle montre
d’abord que la politique adoptée par ce gouvernement sape
quotidiennement l’espace du politique à gauche, favorisant
le retour de la droite. Elle postule aussi qu’il serait possible
de faire autre chose, au moins partiellement, et conjure le
gouvernement de prendre, ne serait-ce qu’une mesure, qui aille
dans le sens des aspirations populaires… Nous serions
tentés quant à nous d’aller au-delà de ce
constat dramatique. En effet, pour quelles raisons les voies
d’une politique réformiste, même la plus timide,
semblent-elles se fermer de façon aussi absolue, lorsque la
gauche arrive au gouvernement? Faut-il attribuer cela à la
confusion, à la perte de repères, voire à la
pusillanimité de ses dirigeant-e-s? Peut-être. Mais il y a
aussi des raisons beaucoup plus fondamentales et systémiques
à cela. Nous sommes en effet dans une période nouvelle du
capitalisme mondialisé, qui ne tolère aucune entrave,
même mineure, à l’expression brutale de ses
intérêts. Dès lors, toute résistance
pertinente doit être guidée par une


volonté de rupture et
appuyée par des mobilisations populaires d’envergure. Ne
pas le comprendre, c’est ouvrir la voie aux désillusions
et à la passivité, génératrices de
nouvelles reculades… (jb)



Chers amis et chères amies de la gauche de la coalition du gouvernement, c’est avec cette définition
un peu logistique que nous nous adressons à vous, car nous
n’en trouvons pas d’autre qui soit assez
synthétique. De plus, nous ne voulons pas vous appliquer cette
série d’adjectifs – gauche «radicale»,
«extrême», «maximaliste» –
très à la mode aujourd’hui, et qui leurrent sur
l’état actuel des rapports de force, ce d’autant
plus lorsqu’ils tendent à faire croire que c’est
justement cette gauche qui détermine
les choix du gouvernement Prodi (et, bien entendu, ses
différents tracas…). Le problème de fond
réside, selon nous, précisément dans cette
ambiguïté.

Le gouvernement Prodi, otage de la droite

Pour Berlusconi et pour la Confindustria [faîtière
patronale italienne], le Corriere, la Stampa, la Repubblica, les
réformistes et la Conférence épiscopale, le
gouvernement serait l’otage de son extrême gauche. Selon
nous, c’est précisément le contraire; c’est
pourquoi nous avons décidé d’écrire ces
quelques notes afin d’obtenir les élucidations et les
précisions nécessaires.

Vicenza [base militaire américaine dont le gouvernement a
accepté l’agrandissement], à notre avis, marque une
rupture. De style si ce n’est de contenu. De méthode avant
que de substance (même si celle-ci est épaisse et lourde,
entrecroisant valeurs, programmes intérêts et passions).
Jusqu’à la décision du gouvernement Prodi de
consentir à la politique étrangère et de guerre de
l’administration Bush, ce gouvernement pouvait encore donner
l’impression, certes confuse, d’une certaine
duplicité. Aujourd’hui, cependant, cette brève
période est terminée: versant concret et symbolique des
choix coïncident toujours plus. La déclaration de Prodi
à Bucarest signifie clairement une porte claquée au
visage de toutes celles et ceux qui croient encore en quelque chose.
[…]

C’est un poing dans la figure de toutes celles et tous ceux qui
nourrissaient des attentes, au nom –dit-on – de
«l’intérêt supérieur». Du
«concert des puissances». De la
«nécessité» revendiquée de soustraire
les thématiques de politique étrangère au
contrôle et à l’approbation de ces citoyen-ne-s de
deuxième catégorie, qui n’occupent pas les hautes
sphères décisionnelles, mais qui sont condamnés
à en subir les conséquences […].

Ayant déjà perdu un grand capital de confiance et
d’espoir, le gouvernement Prodi arrive malheureusement à
ce point de non-retour. Pour des raisons éminemment politiques,
pour son incapacité à donner une quelconque
réponse positive aux mouvements qui ont parcouru le paysage
politique ces dernières années. En effet, au cours de ces
années, nous n’avons pas lutté contre Berlusconi et
sa politique seulement en fonction de l’horreur morale,
esthétique et culturelle qu’il suscitait, mais
également en vue de demander un changement plus profond que
celui de la simple alternance au gouvernement. Les mouvements qui se
sont développés n’étaient pas
particulièrement portés sur la synthèse, au
contraire même, ils avaient tendance souvent à se placer
à des niveaux très divers. Le refus de la guerre, la
demande de démocratie et de droits civils, le refus du
libéralisme, tant sur le plan économique que sur celui du
travail, la nouvelle affirmation de la citoyenneté des
populations, n’impliquaient pas toujours les mêmes
personnes, les mêmes organisations, les mêmes cultures,
tant s’en faut.

Le dialogue manqué

Une «haute» politique – comme les politicien- ne-s de
gouvernement s’acharnent à définir leur pratique
– aurait dû construire, si ce n’est une
synthèse – dont la Politique est actuellement probablement
structurellement incapable, et dont les mouvements ne sauraient que
faire par rapport à leur autonomie thématique – du
moins un dialogue. La sélection de quelques
éléments significatifs, de quelques thématiques
partagées sur lesquelles entamer un processus de discussion,
donner quelques gages d’une certaine capacité de nous
représenter. Le signal qu’au moins un segment – nous
ne demandons évidemment pas tout, nous nous limitons au minimum
possible – du discours élaboré d’en bas
puisse être introduit dans le champ fermé de la
sphère institutionnelle au niveau décisionnel le plus
élevé. Et que, précisément, ce
«champ» soit «ouvert», ne serait-ce que par un
soupirail. Que sur au moins une thématique, on parle un langage
semblable ou du moins compatible: pas le mur impénétrable
qui a dominé jusqu’ici sur les grands thèmes qui
ont vu les mobilisations les plus récentes, de la paix à
l’écologie, du Tav [train à grande vitesse]
à Vicenza.

Le programme [électoral, ndt] de 300 pages n’a pas
réussi à fissurer ce mur (il a été
posé comme unmoyen pour les préposés aux travaux,
un code interne où chaque partie contractante avait
planté ses drapeaux sur ses propres thématiques). Et le
gouvernement qui a suivi y est encore moins arrivé. Et ce, parce
que pour réussir à obtenir le soutien de la population en
cherchant des médiations partagées avec les divers
secteurs et sujets individuels et collectifs qui se meuvent dans le
social, un point de vue est indispensable. C’est-à-dire
qu’il faut décider, d’une manière ou
d’une autre, de rester d’un côté, de
représenter une partie de la société. De ses
sensibilités, de ses valeurs et de ses attentes, même si
l’on est gouvernement, justement parce que l’on est au
gouvernement.

Une dérive oligarchique

C’est précisément ce que fait Berlusconi pour
l’autre bord. Il représente, jusque dans ses formes les
plus froides et obtuses, le peuple libéral. Ses passions torves,
mais concrètes, ses intérêts égoïstes,
mais plastiquement matériels, qui mettent en péril
jusqu’à l’existence du lien social. Et même
ses névroses. Il sait très bien qui sont «ses
gens». Son «peuple» (si on peut l’appeler
ainsi). Il l’amène à la politique, il ne
l’oublie pas quand il gouverne. Le centre gauche fait exactement
l’inverse. Quand il est dans l’opposition, il adhère
à toutes les mobilisations. Quand il est au gouvernement, il
objecte que le pays est devenu fou (et, dans une certaine mesure, il
l’est, mais ces secteurs qui se sont mobilisés pour la
qualité de la vie et pour la paix, pour les acquis sociaux et
les retraites, eux ne le sont pas); qu’il faut lui donner de bons
remèdes, même s’ils sont douloureux. Que, en somme,
la représentation politique doit s’abstraire de celles et
ceux qui veulent être représentés et doit
définir sa propre compatibilité abstraite et
technocratique à administrer à un peuple
récalcitrant.[…] Malgré cela, nous continuons
à croire que le centre gauche, en tant que tel,
n’était pas irrémédiablement condamné
à la politique actuelle. Il aurait pu choisir certains terrains
partiels pour faire sérieusement les choses. Il aurait pu
sérieusement se décider pour la paix, pour les droits
civils ou pour la lutte contre la précarité, ou encore,
impliquer les habitante-s de la Val di Susa [Tav] et de Vicenza dans
ses décisions. Il aurait même pu choisir de prendre au
sérieux un seul de ces éléments – sur lequel
justement lancer un signal – et vivre un peu de ses rentes pour
le reste.Mais il n’a même pas fait cela. Sur chaque terrain
conflictuel de ces dernières années, le gouvernement
apparaît incertain, confus, brouillon, incapable de produire un
progrès véritable; il paraît au contraire
même épouvanté lorsque, par hasard, il
décide quelque chose qui va dans la direction de ce qui
était demandé.

Donner un signal: le retrait d’Afghanistan!

Ce n’est certes pas seulement de la faute à Prodi si
l’équilibre de notre pays s’est
déplacé tellement à droite que Tony Blair est
considéré – dans le bavardage
médiatique– comme l’unique modèle de gauche
acceptable. Seulement en Italie, on peut utiliser le terme de
«dérive zapatériste» pour définir une
politique extrémiste de gauche dont on doit se protéger.
Dans le reste de l’Europe, on rit de cette comparaison. En
revanche, cela devient une faute destructrice de ne pas comprendre que,
s’opposer à Berlusconi dans ce cadre politique, signifie
renforcer ses raisons et démonter les nôtres. C’est
cela, le préjudice le plus grave de ces derniersmois. Et il est
bien représenté dans le sourire de celles et ceux qui,
dans l’autobus, au travail ou au marché, nous disent
« c’est bien beau de demander quand on est dans
l’opposition, mais quand on est au gouvernement c’est autre
chose». C’est bien ainsi que l’on produit à
l’envi résignation, rage et désenchantement. Et
que, au-delà du destin individuel de l’ex-Président
du conseil, on alimente la reprise de la droite. Il nous faut
maintenant conclure. Ces prochaines semaines, de Vicenza à la
Val di Susa, des missions militaires aux privatisations, des retraites
aux pacs, nous verrons toujours le même film se dérouler.
A un certain moment, les pouvoirs forts diront ça suffit, soyez
sérieux, soyez européens, soyez occidentaux, et le
gouvernement se pliera, tout en jetant à la figure de celles et
ceux qui l’accusent de ne pas être assez réformiste,
de ne pas avoir compris à quel point les choix adoptés
sont progressistes. Non, comme cela nous n’allons nulle part.
C’est pourquoi nous demandons au gouvernement de choisir au moins
un thème à prendre au sérieux. Nous
suggérons la guerre et la paix pour faire la
démonstration d’un tournant explicite par rapport à
la politique du précédent gouvernement, d’une
rupture, parce que la «politique de paix» ne signifie rien
d’autre que la continuité par rapport à la
dérive belliciste qui a dominé le début du
siècle. Nous avons besoin d’une inversion claire et nette
de tendance qui aille jusqu’au retrait des troupes de cet
Afghanistan où l’Occident poursuit exactement la
même politique que l’URSS en son temps, en allant
jusqu’à utiliser les mêmes arguments pour justifier
la guerre. Choisissez une thématique, et sur celleci ne
fléchissez pas! Lancez un signal fort, sans équivoque, de
discontinuité, qui ne soit pas le «ni oui ni non bien au
contraire» de l’inconstance italienne, qui coupe la route
à toute forme d’ambiguïté – la vraie, la
plus grande faute même de la politique étrangère.
Ne votez pas le financement de nouvelles missions militaires et changez
ainsi, et au moins ici, l’agenda et les équilibres
politiques. Et si vous n’êtes pas capables de faire ce
choix-là ou d’autres choix impliquant une même
rigueur, dites-le. Ne feignez pas de compter, quand ce n’est pas
vrai. Ne revendiquez pas la politique ravageuse de la réduction
des risques, que nous avons considérée pendant des
années ensemble comme l’un des maux de notre
démocratie, qui se présente de plus en plus sans
réelles alternatives.

Giorgio Cremaschi et Marco Revelli*


* Giorgio Cremaschi est membre de
la direction nationale de la Fiom (syndicat de la métallurgie)
et Marco Revelli est professeur de sciences politiques à
l’Université de Turin. Traduction, coupures et intertitres
de la rédaction, d’après Il Manifesto, 25 janvier
2007.