Où va l’Argentine?

Où va l’Argentine?

A l’occasion
des élections présidentielles argentines du 28 octobre
prochain, nous nous sommes entretenus avec Jorge Sanmartino, membre du
collectif des Economistes de gauche(EDI), et porte-parole du groupe
Praxis, un courant qui prend une part active au regroupement de la
gauche radicale argentine au sein du Movimiento Socialista de los
Trabajadores-Nueva Izquierda (Mouvement socialiste des
travailleurs-Nouvelle gauche).

On dit parfois que la gauche latinoaméricaine actuelle
comprend trois tendances. D’abord un axe
«sociallibéral», incarné par Michelle
Bachelet (Chili), Tabaré Vazquez (Uruguay) et Lula
(Brésil). Une deuxième tendance est plus radicale, elle
inclut Evo Morales (Bolivie), Hugo Chavez (Venezuela), et Rafael Correa
(Equateur). Le gouvernement argentin de Nestor Kirchner semble se
situer à mi-chemin de ces deux positions. Es-tu d’accord
avec ce constat?

Je suis globalement d’accord avec cette manière de
présenter les choses. Rappelons d’abord que même
s’ils sont aujourd’hui sociaux-libéraux, le Frente
Amplio uruguayen ou le Parti des Travailleurs (PT) de Lula trouvent
leur origine dans la gauche combative historique de chacun de ces pays.
Le PT brésilien est un parti de travailleurs, qui s’est
développé dans le cadre de la lutte contre la dictature,
et qui incluait des courants marxistes puissants. Le Frente Amplio est
quant à lui le produit de l’histoire du Parti communiste
uruguayen, des Tupamaros, et plus généralement de la
gauche radicale des années 1970.

En Argentine, au moment de la crise économique de 2001, un
mouvement populaire de grande ampleur, au cours duquel ont
convergé des secteurs de la population jusque-là
séparés, a renversé quatre présidents
successifs, ce dans une période très courte. 2001 fut
certes une crise économique et politique, pendant laquelle les
institutions du pays se sont effondrées, mais cette crise a de
surcroît généré un mouvement social
considérable.

Or, ni le Brésil ni l’Uruguay n’ont connu de
mobilisations de cette ampleur au cours des dernières
années. Cela explique que la pression des mouvements sociaux sur
les gouvernements de ces pays a été moindre, et donc leur
conversion au social-libéralisme plus aisée. C’est
parce qu’il y a eu un mouvement social fort que le type de
sociallibéralisme qui a cours au Brésil ou en Uruguay
n’a pas de réelle légitimité en Argentine.
Ceci n’empêche pas, bien entendu, que Nestor Kirchner et le
parti péroniste aujourd’hui au pouvoir constituent le
parti de l’ordre, qui canalise et tempère les
énergies populaires. Le gouvernement argentin actuel est bien
loin de constituer un gouvernement des mouvements sociaux…

Quelles sont les principales caractéristiques de la
politique économique menée par Nestor Kirchner depuis son
élection en 2003? Y a-t-il une réelle rupture par rapport
à celles mises en œuvre par les deux gouvernements
précédents, celui de Carlos Menem (1989-1999) et de
Fernando De la Rua (1999-2001)?

Pour comprendre la politique économique menée par le
gouvernement Kirchner, il faut remonter à la crise de 2001.
Nestor Kirchner est la créature d’Eduardo Duhalde, qui fut
l’un des éphémères présidents de la
République argentine qui officièrent pendant la crise.
Duhalde est à l’origine le gouverneur de la province de
Buenos Aires, la plus peuplée. S’appuyant sur
l’appareil clientélaire du péronisme de cette
province, il accède à la présidence, à la
suite de la chute des trois présidents antérieurs en un
bref laps de temps.

Une fois au pouvoir, Duhalde comprend le caractère explosif de
la situation. Il décide alors, d’une part, de mettre en
place une série de plans sociaux visant à calmer les
ardeurs des mouvements sociaux. C’est de cette époque que
date une certaine prise de distance par rapport aux politiques
néolibérales menées jusque-là.
D’autre part, Duhalde convoque des élections
générales, et fait appel, pour y participer, à un
représentant d’un secteur relativement marginal du
péronisme, à savoir Nestor Kirchner. Si Duhalde suscite
la candidature de ce dernier, c’est parce qu’il a compris
— en habile politicien péroniste qu’il est —
que le champ politique argentin glisse vers la gauche, et que pour
contenir les mouvements sociaux, un nouveau discours doit être
développé. Nestor Kirchner, qui était
jusqu’alors l’obscur gouverneur de la province patagonne de
Santa Cruz — mais qui provient d’un secteur combatif du
péronisme des années 1970 — est l’homme de la
situation…

Quelle est la nature du changement qui s’opère avec Kirchner?

Le gouvernement Kirchner commence par s’emparer de la
bannière des «droits de l’homme». Il
décide d’ouvrir à nouveau le débat et les
procès relatifs à la dictature militaire de 1976-1983, et
de suspendre les lois dites du «Point final et de
l’obéissance due», votées par le gouvernement
de Raul Alfonsin en 1986. Ces lois constituaient une amnistie pure et
simple des crimes de cette dictature. Dans cette mesure adoptée
par Kirchner et ses collaborateurs, il y a sans doute un
phénomène générationnel. Comme je
l’ai dit, ceux-ci proviennent de secteurs de gauche du
péronisme, notamment des Montoneros, et ont pour certains
directement ou indirectement souffert de la dictature. La politique
menée par Kirchner dans le domaine des droits de l’homme
lui a permis d’emporter le soutien de nombre
d’organisations de ce secteur, au premier rang desquelles les
Mères de la Place de Mai, qui sont le symbole de la lutte contre
la dictature.

Il ne faudrait toutefois pas s’exagérer les penchants
démocratiques de Nestor Kirchner. La stratégie mise en
œuvre par ce dernier vise, entre autres choses, à faire
oublier que pendant son mandat de gouverneur de la province de Santa
Cruz dans les années 1990, il a appliqué sans discussion
les politiques néolibérales décidées par
Carlos Menem. La bannière des droits de l’homme que
j’évoquais à l’instant permet donc à
la fois de satisfaire le vigoureux mouvement démocratique qui
s’est fait jour avec les événements de 2001, et de
conduire une politique pragmatique répondant à la
nécessité de reconstruire un ordre politique stable.

La politique économique menée par Kirchner n’est
pas la politique économique néolibérale qui
prévalait à l’époque de Carlos Menem et de
Fernando De la Rua. Cette politique économique peut être
qualifiée de
«néo-développementaliste». La
dévaluation du peso, qui est passé de la parité
avec le dollar à un rapport de 1 à 3, a permis de
réactiver certains secteurs industriels nationaux. Ceux-ci
étaient soumis, à l’époque de la
parité, à une concurrence internationale intenable pour
eux. Dans le nouveau «bloc» de pouvoir, la bourgeoisie
nationale a pris le dessus sur la bourgeoisie internationalisée,
celle qui est directement connectée aux marchés mondiaux,
et qui dominait l’économie du pays au cours des
décennies précédentes…

Les différences par rapport aux politiques économiques de Menem et De la Rua sont donc significatives…

L’élément crucial à relever est que le
néo-développementalisme de Kirchner maintient en
l’état certaines caractéristiques essentielles du
néolibéralisme antérieur. D’abord,
prévaut en Argentine un marché du travail
extrêmement flexibilisé, précarisé et
fragmenté. En son sein coexistent différentes figures du
prolétariat. On y trouve par exemple une classe de travailleurs
relativement favorisée, représentée par les
syndicats péronistes officiels, proches du gouvernement, et en
particulier par la Confédération générale
du travail (CGT), le sommet de la compromission et de la corruption
syndicales. Mais 40% des travailleurs argentins travaillent dans le
secteur informel, c’est-à-dire au noir! Les conditions de
travail de ces gens sont désastreuses, il va sans dire que la
protection sociale ou la retraite constituent un rêve
inatteignable pour eux.

Un autre élément de continuité est que
malgré un discours «étatiste», Kirchner
n’a pas renversé la tendance à la privatisation des
entreprises publiques. Jusqu’aux années 1990, les
ressources naturelles et les industries nationales stratégiques
étaient aux mains de l’Etat. Elles ont été
privatisées par Menem et De la Rua. Or, Kirchner n’a en
rien remis en question ces privatisations. Les rares entreprises qui
sont repassées dans le giron de l’Etat, comme les services
de la poste ou de l’eau, l’ont été non pour
des raisons politiques, mais pour des motifs de gestion
concrète, les entreprises qui les possédaient
s’étant avérées incapables de faire leur
travail convenablement. La politique de Kirchner n’est pas une
politique de réabsorption de ce qui a été
cédé au marché. Le cadre néolibéral
a donc été maintenu. C’est bien entendu toute la
différence avec les gouvernements d’Hugo Chavez ou Evo
Morales, dont la volonté de transformation des conditions
économiques de leur pays est nettement plus affirmée.

A noter encore que la croissance économique importante que
connaît l’Argentine dans le cadre de sa
récupération économique après la crise
n’a en aucune manière suscité une redistribution de
la richesse digne de ce nom, même si elle a permis une baisse du
chômage. Les riches sont toujours plus riches, les pauvres
toujours plus pauvres, et la tragique réalité est que des
enfants meurent de faim aujourd’hui en Argentine, dans le pays
jadis considéré comme le «grenier du monde»…

Tous les sondages annoncent que le prochain président de
l’Argentine sera une présidente, à savoir Cristina
Fernandez de Kirchner, l’épouse de l’actuel
président. Quels sont les changements à attendre de son
élection? La politique qu’elle mènera sera-t-elle
analogue à celle de son mari?

C’est difficile à dire. Si l’on en croit la campagne
électorale, on peut s’attendre à une certaine
continuité entre les politiques de Nestor et Cristina Kirchner.
En même temps, un glissement vers la droite dans les
années à venir n’est pas à exclure. Au cours
des élections au poste de chef du gouvernement de la ville de
Buenos Aires en juin passé, la coalition de droite
emmenée par Mauricio Macri a triomphé, en emportant 60%
des suffrages. Macri est une sorte de Berlusconi argentin. Il est le
fils de Franco Macri, un entrepreneur qui s’est enrichi sous la
dictature et à l’époque de Carlos Menem. Mauricio
Macri est notamment le président du grand club de football
«Boca Junior», ce qui lui confère une
popularité indéniable…

En Argentine, la droite est traditionnellement
représentée dans le champ politique par des gouvernements
militaires, c’est-à-dire par des dictatures. C’est
l’impossibilité de la droite «classique»
à s’organiser politiquement qui explique la longue
succession des dictatures militaires qu’a connue
l’Argentine au cours du 20e siècle. La victoire de Macri,
pour l’heure, n’a pas encore d’effets à
l’échelle nationale, c’est un
phénomène limité à la capitale
fédérale. L’opposition de droite au
«kirchnerisme» demeure ainsi largement atomisée, et
incapable de mettre sur pied une coalition. Cela dit, le triomphe de
Macri est peut-être un symptôme annonçant
l’émergence, dans les années à venir,
d’une droite «moderne».

Ce d’autant plus que malgré le maintien d’un cadre
néolibéral, les classes dominantes critiquent durement le
gouvernement Kirchner, en particulier depuis la fin de
l’année 2006. Bien que les affaires se portent bien
dernièrement, elles supportent mal certains aspects de la
rhétorique du président, qu’elles
considèrent «populistes». C’est la haine
traditionnelle des élites argentines à
l’égard du péronisme…

On assistera donc progressivement à l’émergence
d’un schéma droite-gauche classique en Argentine…

Il est à mon sens difficile que se développe en Argentine
un schéma qui opposerait un centre droit et un centre gauche. La
raison en est toujours la même: le péronisme. Selon les
conjonctures historiques, celui-ci peut jouer le rôle de centre
gauche ou de centre droit. Le péronisme a d’innombrables
visages… Jusqu’aux années 1970, il était
nationaliste et populaire, et disposait d’une base sociale
ouvrière et syndicale puissante. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle bien des intellectuels et des militants de gauche,
y compris de la gauche révolutionnaire, ont
intégré le péronisme, afin de tenter un
rapprochement avec la classe ouvrière.

Dans les années 1980, avec le retour de la démocratie et
l’accession à la présidence de Raul Alfonsin (un
représentant du parti radical), le péronisme s’est
transformé en parti social-démocrate plus
«moderne». Au cours des années 1990, il est devenu
néolibéral, sous la conduite de Carlos Menem.
N’oublions pas que Menem, qui était un homme de droite, un
néolibéral s’il en fut, est issu des rangs du
péronisme. Aujourd’hui, le péronisme est de centre
gauche. Qui peut dire ce qu’il deviendra dans les années
à venir?

Quoi qu’il en soit, ce qui réunit l’ensemble de ces
visages du péronisme, malgré l’extraordinaire
plasticité de ce courant, c’est que le péronisme a
toujours été le parti de l’ordre. Même
lorsqu’il cédait à des revendications
ouvrières importantes, comme pendant le «premier»
péronisme de 1946 à 1955, il a toujours servi à
canaliser et contrôler par le haut les mouvements populaires
argentins…

Où en est la gauche argentine? On a vu que certains de ses
secteurs, par exemple les Mères de la Place de Mai, se sont
rapprochés de Kirchner. Un autre secteur, constitué par
la myriade de groupes marxistes (d’orientation trotskyste dans
leur majorité), demeure indépendant, mais très
marginal électoralement. Par ailleurs, que reste-t-il des
mouvements sociaux des années 2001-2002, notamment des
piqueteros?

La crise de 2001, je l’ai dit, a suscité un mouvement
social de grande ampleur. Au Brésil a eu lieu en 1998 une crise
économique importante. Mais celle-ci n’a pas
suscité de mouvements populaires insurrectionnels du type de
ceux qui sont apparus au moment de la crise argentine de 2001
(même si la crise brésilienne a provoqué à
l’époque un mouvement de l’électorat vers la
gauche, qui a favorisé l’élection de Lula). En
Argentine, le peuple s’est littéralement emparé de
l’espace public. En témoignent les trois principaux
symboles de ces événements que sont les assemblées
populaires, le mouvement des entreprises
récupérées, et surtout le mouvement des piqueteros.

Le mouvement piquetero est l’héritier des luttes
ouvrières argentines. Il est né dans la seconde
moitié des années 1990 dans des lieux où existait
une tradition ouvrière forte, avec des militants aguerris qui
savaient ce qu’était une grève. Les piqueteros ont
appliqué le «répertoire d’action»
qu’ils avaient appris depuis les années 1970 à
l’intérieur de l’usine, à
l’extérieur de celle-ci, puisque les politiques
néolibérales des années 1990 les avaient mis au
chômage. Il s’agit d’un phénomène,
à mon sens très intéressant, de reconversion
d’anciennes traditions de luttes sociales dans de nouvelles
formes de luttes. Soit dit en passant, un phénomène
analogue peut être observé en Bolivie. Là, le
très puissant mouvement des travailleurs des mines a nourri
celui des «cocaleros», dont est issu Evo Morales, ou encore
les organisations de quartier d’El Alto, dans la banlieue de La
Paz…

Le mouvement des piqueteros semble cependant être aujourd’hui en recul…

Après avoir accumulé des expériences sociales
importantes entre 2001 et 2003, ce mouvement aurait dû produire
une solution de rechange de type politique. Il n’en a cependant
pas eu la capacité. Malgré la crise des partis, le
système institutionnel argentin disposait de suffisamment de
ressources à faire valoir pour assurer sa
pérennité. Dans des pays au système politique sans
doute moins sophistiqué, comme le Venezuela par exemple, les
choses se seraient peut-être passées différemment.
Contrairement au Venezuela, mais aussi à la Bolivie et à
l’Equateur, le mouvement social argentin n’a jamais
été en situation de disputer sérieusement le
pouvoir aux classes dominantes.

Il faut dire aussi que la récupération des mouvements
sociaux par le gouvernement Kirchner a joué à plein.
Celui-ci s’est non seulement assuré le soutien
d’Hebe de Bonafini, la principale dirigeante des Mères de
la Place de Mai, mais il a réussi également à
intégrer dans ses ministères et secrétariats
nombre de dirigeants piqueteros. C’est ainsi que des mouvements
piqueteros significatifs — ou en tout cas une partie de leurs
dirigeants — comme «Barrio de Pie», «Patria
Libre» ou la Fédération «Tierra y
Vivienda» collaborent aujourd’hui avec lui…

Les événements de 2001 ont constitué un moment de
grande créativité. C’était un moment
«utopique» par excellence. Certains secteurs pensaient par
exemple que le système du troc, qui s’était
fortement développé, se transformerait de lui-même
en une alternative au système monétaire. Après une
période néolibérale si dure, il est logique que
des idées de ce genre apparaissent… Mais il
s’agissait là d’espérances immatures, qui
empêchaient de voir que le péronisme attendait son
heure… Ainsi, pendant que les mouvements sociaux pensaient
«changer le monde sans prendre le pouvoir» — pour
citer le fameux slogan de John Holloway à la mode à
l’époque — le péronisme s’emparait du
pouvoir pour ne rien changer au monde, et ce, qui plus est, sur la base
d’un discours «progressiste»…

Qu’en est-il des partis représentant la gauche anti-capitaliste?

Pendant l’ère Menem, la gauche radical a été
une gauche de dénonciation systématique du gouvernement,
parce que les politiques menées étaient brutalement
néolibérales. Avec Kirchner, on l’a vu, le discours
a changé, même si le cadre économique
néolibéral n’a pas été
fondamentalement remis en cause.

Le problème de l’extrême gauche est qu’elle a
cru qu’elle pouvait continuer à dénoncer le
gouvernement comme si rien n’avait changé, comme si
Kirchner était absolument identique à Menem et De la Rua.
A mon sens, c’est une erreur. Ayant perçu
qu’après 2001, la société opérait un
tournant vers la gauche, le gouvernement a emprunté certains
éléments discursifs à celle-ci. Ceci
nécessitait de la part de la gauche anticapitaliste une nouvelle
stratégie, qui tienne compte de ce nouvel élément.
On ne lutte pas contre un gouvernement ouvertement
néolibéral de la même manière que contre un
gouvernement qui adopte des accents anti-impérialistes, comme
lorsque Kirchner a payé la dette de l’Argentine
auprès du FMI, en critiquant durement cette institution (ce qui
n’empêche pas la dette argentine auprès
d’autres créanciers internationaux d’être en
augmentation exponentielle).

Sur quelles bases refonder un mouvement social radical en Argentine?

L’élément important est qu’il ne suffira pas
de regrouper les structures déjà existantes. Il faudra
fonder du neuf, sur des bases distinctes. Il nous manque des
idées nouvelles, qui nous permettent de repenser les fondements
de la gauche radicale dans la situation actuelle. Nous devons notamment
construire une gauche capable de s’allier avec d’autres
secteurs combatifs, par exemple avec certains secteurs nationalistes
progressistes, qui posent à juste titre la question de la
«dé-privatisation» des ressources naturelles
nationales. Mais tout reste à faire… L’Argentine
est secouée, tous les 15 ans, par une crise économique et
sociale de grande ampleur. A mon sens, le cycle politique ouvert par la
crise de 2001 est aujourd’hui clos. A nous de nous tenir
prêts à relever les défis que posera la
prochaine…

Propos recueillis par Razmig Keucheyan


Il y a cinq ans, l’Argentinazo

En
complément de ce cahier, nous publions ci-dessous un bref rappel
des événements d’il y a cinq ans
(l’«Argentinazo»), faisant également mention
des changements intervenus depuis lors dans le camp de la gauche
révolutionnaire de ce pays.

Que reste-t-il de la radicalité, de l’auto-organisation et
des espoirs de l’«Argentinazo»? Plus qu’il ne
paraît. Et, bien qu’avec quelque retard, des effets
positifs ont touché le mouvement ouvrier et la gauche
révolutionnaire. Dans la nuit du 19 au 20 décembre 2001,
pour la première fois en Argentine (mais non en Amérique
latine, où l’exemple était venu d’Equateur),
un mouvement populaire largement spontané renversait un
président élu, le radical Fernando de la Rua. Celui-ci
avait voulu instaurer l’état de siège afin de
contenir la contestation sociale croissante de ses mesures
néolibérales brutales, prises dans le cadre d’une
crise économique et financière sans
précédent. Des dizaines de milliers d’habitants de
Buenos Aires et de sa banlieue convergèrent alors vers le palais
présidentiel pour exiger «qu’il s’en
aille». Au petit matin, après des affrontements de rue
d’une rare violence — cette nuit et les jours suivants, la
répression fit au total 39 morts et plus de 2000 blessés,
dont 200 graves —, c’était chose faite. De la Rua
s’était enfui en hélicoptère après
avoir remis son mandat.

Sur l’essentiel, la politique du Parti radical, alors au pouvoir,
avait été soutenue par le parti péroniste
(l’autre grande formation politique traditionnelle), la
quasi-totalité des députés et sénateurs et
tous les gouverneurs des Etats. C’est pourquoi l’exigence
victorieuse que le président s’en aille devint celle
«qu’ils s’en aillent tous» («que se vayan
todos»): tous les politiciens agents du
néolibéralisme, leurs partis et, avec eux, le pouvoir
judiciaire, les militaires et les policiers à leurs ordres, sans
oublier la bureaucratie syndicale corrompue et complice. Les
institutions étaient en crise ouverte, au point que cinq
présidents de la République se succédèrent
en dix jours. La société, dans son ensemble, entra en
effervescence.

Le mouvement des piqueteros — les chômeurs dont la
principale forme de lutte est le «piquet» (blocage) —
gagna en massivité et ses manifestations devinrent quasi
quotidiennes. Quelque 300 assemblées populaires
s’organisèrent dans les quartiers, principalement de la
capitale fédérale et du Grand Buenos Aires, devenant des
structures non seulement de remise en cause du pouvoir établi,
mais, à un niveau embryonnaire, de contre-pouvoir. Le mouvement
des entreprises «récupérées» et
«sous gestion ouvrière», remises en marche par les
travailleurs sous leur contrôle après que les patrons ont
plié bagage, connut une forte impulsion.

Reprise en main

Soutenu par toutes les fractions de la bourgeoisie, répondant au
mouvement de masse avec un cocktail de concessions, répression
et corruption/intégration, le chef du parti péroniste,
Duhalde, finalement investi comme président intérimaire,
parvint à tenir jusqu’à
l’échéance de la nouvelle élection
présidentielle, qui vit, en mai 2003, la victoire du
péroniste «progressiste» Nestor Kirchner.
Entretemps, faute d’une perspective politique, la mobilisation
s’était progressivement résorbée.

Le reflux avait mis en évidence les limites du mouvement de
2001-2002. La plus importante, difficilement surmontable, a
été l’absence dans la lutte (à
l’exception du secteur très minoritaire des entreprises
récupérées) du mouvement ouvrier organisé
en tant que tel, à partir de ses lieux de travail. Les
salariés de l’industrie et des services étaient en
effet paralysés par la crainte de perdre leur emploi dans un
contexte, produit des défaites des années
précédentes, d’«hyperchômage», de
perte des droits et d’horaires de travail à rallonge. Mais
des facteurs directement politiques ont également joué de
l’intérieur même du mouvement. L’un est le
poids extrêmement négatif qu’avait acquis
l’idéologie «autonomiste » inspirée des
thèses de Toni Negri et John Holloway («changer le monde
sans prendre le pouvoir»). L’autre, les pratiques
ultra-autoproclamatoires et sectaires de l’extrême gauche,
principalement trotskyste, aussi forte en Argentine qu’elle y est
divisée. […]

Du nouveau à gauche

En 2005, à la faveur de la réactivation
économique, les grèves ont fait leur réapparition
et plusieurs d’entre elles, auto-organisées et très
combatives, menées en opposition aux bureaucraties syndicales,
ont été victorieuses (dans le métro de la
capitale, par exemple). Ce nouveau dynamisme du mouvement ouvrier a eu
une conséquence organisationnelle inédite, en permettant
un début de regroupement national de l’opposition de
gauche au sein des syndicats, dans le Mouvement intersyndical classiste
(MIC). Parallèlement, la gauche révolutionnaire (en
particulier trotskyste) a importantes dans le mouvement
étudiant, où désormais elle dirige en particulier
la Fédération universitaire de Buenos Aires.

Cette radicalité nouvelle — et davantage centrée
sur le cœur du mouvement ouvrier — constitue, à
n’en pas douter, un effet différé de
décembre 2001. Mais ce n’est pas le seul. L’autre
bonne nouvelle, alors même que l’autonomisme semble
nettement refluer, victime de sa propre inanité, est
qu’une brèche importante s’est ouverte dans le mur
du sectarisme incapacitant qui caractérisait le trotskisme
argentin. L’une de ses principales organisations, le Mouvement
socialiste des travailleurs (MST), a engagé un processus de
réflexion critique, sans renoncer (comme d’autres
l’ont malheureusement fait) à combattre pour construire un
parti enraciné dans la lutte de classe. Avec d’autres
groupes de militants, provenant pour beaucoup de l’ancien
PST-MAS, cette organisation a pris l’initiative d’un
processus pour «le regroupement de la gauche
révolutionnaire». Les mêmes secteurs jouent un
rôle moteur dans l’impulsion du MIC. Cinq ans après,
c’est une autre raison de se réintéresser à
la situation argentine.

Jean-Philippe Divès