Genève au centre d'une imposture historique


Genève au centre
d’une imposture historique


Une plaquette à la gloire de Genève, ville de refuge depuis 500 ans, mais aussi des manifestations pour commémorer le centenaire du Prix Nobel de la paix d’Henry Dunant. Comment le consensus patriotique bien pensant, cautionné par la gauche, produit des mythes et trompe la population.

Marc Vuilleumier*

Une idée, pas toujours expressément formulée, se dégage souvent des commentaires suscités par le résultat de certaines votations: le peuple demeure insensible à une argumentation rationnelle, il réagit passionnellement à ce qu’il ressent comme une atteinte à son identité. Or ce sentiment identitaire n’est pas quelque chose d’immuable; il évolue au gré du temps et des circonstances, et aussi en fonction des besoins. Cette identité nationale, en grande partie fondée sur l’histoire, surtout dans un pays comme la Suisse où elle ne peut s’appuyer sur une communauté de langue, de culture ou de religion, n’est pas quelque chose d’inné, de naturel; elle s’est créée, développée, popularisée au cours des âges, et cela par une action consciente et volontariste des élites, qui, par de multiples canaux, en ont imprégné les masses. Il s’agit là d’une véritable construction qui se poursuit, depuis le dix-huitième siècle, à l’échelle de la Suisse. Construction d’autant plus complexe qu’il lui faut intégrer des sentiments identitaires locaux, ce qui ne va pas sans contradictions.


Inventer de nouveaux mythe fondateurs


Cette savante élaboration, qui a probablement connu son apogée lors de la Seconde guerre mondiale, est aujourd’hui en crise. Le sentiment d’identité nationale tel qu’il existait après 1945 s’est heurté depuis à un scepticisme croissant des générations successives; mais surtout, il entre de plus en plus en contradiction avec les vues et les intérêts des classes dirigeantes, orientés vers la «mondialisation», l’«ouverture», etc. D’où la nécessité, pour ces classes, d’inventer de nouveaux mythes fondateurs afin de recréer, à partir de ceux-ci, un sentiment d’identité nationale en accord avec les exigences actuelles.


C’est dans ce cadre général que nous allons brièvement examiner deux initiatives particulières. La première, due à une Fondation UNHCR-50, est la publication par le Conseil administratif de la Ville de Genève d’une luxueuse plaquette: «Genève et les réfugiés, 500 ans d’histoire», à l’occasion du cinquantième anniversaire de la convention relative au statut des réfugiés.


Qu’on n’y cherche pas une réflexion sur la manière dont la Suisse en a respecté ou violé les stipulations: l’intention hagiographique est claire: rappeler «que la défense des réfugiés a cinq cents ans d’histoire à Genève». Qu’on ne s’attende pas non plus à y trouver une évocation du destin de tant de ces réfugiés qui, de 1848 à nos jours ont été tantôt accueillis à bras ouverts, ou seulement tolérés, tantôt expulsés, voire même refoulés et, dans un cas au moins, extradés, au gré des circonstances politiques. On préfère illustrer le mythe des cinq siècles d’accueil. Pour cela on a eu l’idée saugrenue de se borner à la toponymie municipale, ce qui restreignait singulièrement le choix, les édiles du dernier siècle ne s’étant pas particulièrement distingués par une grande sympathie pour les réfugiés.


Genève et les réfugiés, 500 ans d’histoire


Mis à part les réformateurs et les huguenots des seizième et dix-septième siècles, le dépouillement du répertoire des rues n’a fourni que deux véritables réfugiés, pour les dix- neuvième et vingtième siècles. Pour meubler leur opuscule, les auteurs se sont rabattus sur quelques grandes familles genevoises venues au temps de la Réforme, dont un ou plusieurs descendants se sont illustrés, deux ou trois cents ans plus tard (en quelques siècles, on s’intègre et on s’assimile!). D’où une ou deux plaisantes confusions. Le Haut Commissaire de l’ONU pour les réfugiés, que ses tâches tiennent éloigné des méandres de notre histoire locale et qui a parcouru peut-être un peu distraitement les pages qu’on lui demandait de préfacer, fait de Théodore Turrettini (1845-1916) «l’un des éminents réfugiés genevois présentés dans cette publication»! Ce qui ne manque pas de sel quand on songe à l’appartenance politique de l’énergique conseiller administratif libéral.


D’ailleurs ce petit recueil fourmille d’erreurs, malgré la caution que lui apportent des historiens, dont le professeur Olivier Fatio et le député et conseiller municipal radical Bernard Lescaze. Relevons-en une qui n’est pas innocente. Carl Vogt (1817 -1895), nous dit-on, après l’échec des révolutions de 1848, «réfugié à Genève», fut nommé professeur à l’Académie. «Naturalisé Genevois en 1861, il put être élu député radical au Grand Conseil, puis au Conseil des Etats et au Conseil national». En réalité, c’est cinq ans avant sa naturalisation genevoise qu’il était entré au Grand Conseil et au Conseil des Etats. Il était déjà Suisse, son père, professeur de médecine à l’Université de Berne, originaire d’Allemagne, ayant profité de l’arrivée au pouvoir des radicaux, en 1846, pour se faire donner, à lui et à ses enfants, la bourgeoisie d’Erlach.


Carl Vogt, Lénine…


Le député au Parlement de Francfort et Régent d’Empire Carl Vogt était donc citoyen bernois depuis 1846. Ne l’eût-il pas été, qu’à sa fuite en Suisse, en 1849, il serait tombé sous le coup de l’arrêté fédéral du 16 juillet expulsant les «réfugiés-chefs» allemands. Comme ceux-ci, muni d’un sauf-conduit, il aurait dû traverser la France et s’embarquer pour l’Angleterre ou l’Amérique. Qu’y serait-il devenu? Une chose est certaine: il n’y aurait pas de Boulevard Carl-Vogt à Genève et ce nom ne pourrait servir à cautionner le mythe de la cité accueillante pour tous les réfugiés, cinq siècles durant.


Ajoutons que la police politique qui, surtout depuis 1889, surveillait de près tous les réfugiés, avait constitué sur eux et sur leurs organisations, de très nombreux dossiers. Celui de Lénine, ouvert probablement en 1903, portait déjà le numéro 65.207! Malheureusement, seules quelques maigres bribes de cette volumineuse documentation, qui aurait été si précieuse pour les historiens de tous les pays, ont été versés aux Archives d’Etat. Qu’est devenu le reste? Mystère. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il y a eu des destructions massives. C’est ainsi que chez nous, la police intervient dans l’écriture de l’histoire: en faisant ainsi table rase, elle donne le champ libre aux auteurs et diffuseurs de pieuses légendes.


Henry Dunant à la sauce patriotico-bien-pensante


Autre initiative sur laquelle il faudra sans doute revenir: les manifestations Henry Dunant, prévues à partir de cet automne. Le président du «comité faîtier» organisateur, Roger Durand, enseignant secondaire, est un spécialiste et même, risquons le terme, un professionnel de la célébration patriotico-bien-pensante (colloques, inauguration de bustes, plaques et monuments en tous genres: H. Dunant, Moynier, G. H. Dufour, G. Ador. ..). Comme Dunant a déjà son monument aux Bastions, son buste à la place Neuve, une plaque sur sa maison et une avenue à son nom, comme son cent-cinquantième anniversaire a déjà été célébré en 1978 et qu’il faudrait attendre 2010 pour le centenaire de sa mort, une seule solution se présentait: fêter la remise du premier Prix Nobel de la Paix au fondateur de la Croix-Rouge, le 10 décembre 1901, et cela sur le thème plus général: «Genève, un lieu pour la paix». Dès octobre, conférences, colloque, expositions, concert, pose de plaque commémorative, inauguration de buste et réceptions officielles vont se succéder.


En outre, et c’est là l’originalité du projet, il vise le public le plus large par la mise en place de 51 «sites», signalés par des panneaux aux couleurs gaies, avec une illustration et un bref texte en français et en anglais. Et cela pour un an au moins… On entend ainsi créer des «lieux de mémoire», bien artificiellement du reste, car nombre de bâtiments ayant abrité les événements, organisations ou personnalités que l’on entend commémorer ont depuis longtemps disparu. Entre ces sites, on établira des itinéraires, on organisera des jeux de pistes pour classes d’école, touristes ou collectivités, avec édition d’un guide d’une centaine de pages.


L’armée déguisée en agent de la démocratie …


Significativement, le 51e et dernier de ces lieux sera le 11 rue de Chantepoulet, le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (CDFA), mis sur pied par les départements fédéraux de la Défense et des Affaires Etrangères. Une conclusion qui trahit le but de l’opération: la légitimation de la politique actuelle de la Suisse.


Pour cela, il s’agit de bricoler et d’imposer l’image d’une vocation universelle pour la paix, qui aurait été celle de Genève et de ses dirigeants. Car, remarquons-le, les organisateurs ne précisent jamais qui se déclarait pour la paix et qui s’opposait aux manifestations de pacifisme. Pour eux, c’est une Genève éternelle qui s’exprime par les voix qui s’y sont élevées contre la guerre. Cela permet ainsi de récupérer quelques personnalités qui, du fait de leur pacifisme, étaient honnies des milieux dirigeants genevois, voire même d’une fraction de l’opinion publique. De ces courageux opposants, on fera des espèces d’icônes, dégagées des circonstances politiques et de la réalité de leur temps.


Des «Genevois, jardiniers de la paix»?


«Genevois, jardiniers de la paix!», titrera, lyrique, la publiciste libérale Françoise Buffat, vice-présidente du «comité faîtier» organisateur, en présentant les manifestations prévues aux lecteurs de la «Tribune de Genève» (4.4.01). Ces festivités, écrit-elle, «rappelleront toutes les facettes de cet extraordinaire engagement que Genève a constamment manifesté en faveur de la paix».


Madame Buffat ne se distingue pas particulièrement par ses connaissances historiques, mais il faut lui reconnaître un incontestable sens politique. Aussi a-t-elle sauté sur l’occasion pour repeindre aux couleurs du jour l’ancienne boutique bien décrépite de la Genève traditionnelle. La fabrication et la diffusion du nouveau mythe, purement local, pour le moment, mais facilement extensible au reste de la Suisse, est une tentative de la droite pour se légitimer historiquement en récupérant et en exploitant à son profit l’aspiration universelle à la paix. C’est pourquoi il sera nécessaire d’analyser par le détail les silences, les détournements et les impostures de ce projet et de ne pas laisser passer sans réagir cet effort pour implanter chez les gens une conscience historique mystifiée.


Nous avons déjà signalé, dans le «Courrier» du 23 juin, deux exemples particulièrement criants de ces impostures; il y en a d’autres qu’il faudra encore dénoncer. Les organisateurs ont privilégié tout ce qui était institutionnel, gouvernemental, au détriment des initiatives populaires. Des sites rappelleront la SDN, la Conférence du désarmement, sans mentionner leur piteux échec. On trouvera des panneaux dédiés à des organisations sans importance réelle, qui ont mené, des années durant, une existence purement factice.


Rien sur le socialisme et le pacifisme


En revanche, rien sur le socialisme et ses luttes pour la paix. Pas de site prévu sur la Plaine de Plainpalais, lieu de plusieurs importantes manifestations contre la guerre, dans les années 1930. Pas de rappel du congrès international des anciens combattants tenu en 1919, sous l’égide de Barbusse. Inutile de dire qu’après 1945 on ignore superbement les Partisans de la Paix, l’Appel de Stockholm, signé par plusieurs dizaines de milliers d’habitants de Genève, les marches contre l’armement atomique de la Suisse, pour ne pas parler de choses plus récentes.


On pourrait poursuivre, mais arrêtons l’énumération. Que la droite déforme l’histoire pour s’en faire un instrument de légitimation est dans la nature des choses. Que ceux qui se réclament, en principe, d’une autre tradition volent à son secours l’est moins. C’est pourtant ce que vient de faire le Conseil administratif de la Ville de Genève qui, sur ses cinq membres, compte trois représentants de la gauche et un vert. Sans le moindre esprit critique, il préface la plaquette «Genève et les réfugiés», dont il finance la publication. Comme un seul homme, il se rallie aux promoteurs d’Henry Dunant et, dans une belle envolée cocardière, évoquant un «droit de Genève» qui «reste au-jourd’hui un pilier du système international qui a fait de la cité un moteur de la codification des relations internationales», propose au Conseil municipal d’octroyer 302’000 francs au comité Durand-Buffat.


Cette attitude ne trahit pas seulement le manque de discernement et de courage politique de quelques politiciens; elle est révélatrice d’un phénomène beaucoup plus général: la capitulation de l’ensemble de la gauche institutionnelle devant l’écrasante hé-gémonie culturelle de la droite. Cette gauche accepte sans critique la culture historique élaborée par ses adversaires et a renoncé à constituer et à entretenir sa propre mémoire historique. Dès lors, la route est libre pour les créateurs et diffuseurs des nouveaux mythes fondateurs à partir desquels on construira une identité nationale plus en accord avec les intérêts actuels. Et lorsqu’ils auront encore perdu quelques votations populaires, il ne restera plus aux ténors de cette gauche qu’à déplorer les réactions passionnelles et irrationnelles du peuple.


* Historien, membre de solidaritéS