Violences conjugales : la fin d’un tabou. Et maintenant, continuonsle combat…

Violences conjugales : la fin d’un tabou. Et maintenant, continuonsle combat…

Si on avait dit aux militantes féministes qui, à la fin
des années 1970, ont créé les premiers foyers pour
« femmes battues »(1) qu’un jour le
Conseil fédéral présenterait un très
officiel rapport « sur la violence dans les relations de
couple ; ses causes et les mesures prises en
Suisse »(2), cela aurait été
considéré comme de la politique-fiction ! A
l’époque en effet, et jusque dans les années 1980,
le discours dominant voyait dans les violences conjugales un
phénomène relevant de la sacro-sainte sphère
privée, dans laquelle l’Etat n’avait pas à
s’immiscer. 

Les violences conjugales enfin sorties de l’ombre…

En l’espace d’une petite trentaine d’années,
on a donc assisté à une transformation spectaculaire du
discours officiel, puisqu’aujourd’hui les autorités
politiques et judiciaires rivalisent de déclarations publiques,
de rapports officiels, de campagnes de sensibilisation, visant à
affirmer haut et fort que les violences intra-familiales sont un
problème social que les institutions de l’Etat se doivent
de prévenir et de combattre.
Ce « changement de paradigme dans la prise en
considération de la violence domestique »(3) doit
clairement être mis au crédit des luttes féministes
des années 1970-80, qui ont eu le mérite de faire
émerger sur la scène politique publique un
phénomène jusque là relégué à
la sphère privée, et ainsi de rendre visible une des
formes de l’oppression des femmes qui avait été
occultée pendant des siècles.
De même, de nombreux changements législatifs sont
intervenus en Suisse, dans ce domaine, depuis le début des
années 1990. En voici les principaux: une meilleure protection
des victimes, la punissabilité du viol conjugal (qui ne date que
de la révision du Code pénal entrée en vigueur en
octobre 1992 !), la poursuite d’office des infractions
commises au sein du couple, la possibilité de faire expulser
l’auteur·e des violences du domicile commun et de lui
interdire l’accès à un périmètre
donné ou d’entrer en contact avec la victime… Ces
améliorations sont elles aussi très largement le
résultat des revendications des mouvements de femmes,
relayées au niveau institutionnel par des parlementaires.

…mais sur le terrain, peu de changements réels

Après ces considérations plutôt
réjouissantes (une fois n’est pas coutume !), il
nous faut revenir à la réalité et constater que
sur le terrain, le « changement de
paradigme » évoqué plus haut ne s’est
pas traduit par une diminution des violences conjugales. Bien que les
statistiques sur ce point fassent défaut, les professionnel-le-s
travaillant dans ce domaine constatent empiriquement que le
phénomène des violences intra-
familiales n’est malheureusement nullement en régression.
La question de savoir si la crise économique ne va pas
même aggraver le phénomène mérite
d’être posée, même s’il ne s’agit
que d’une hypothèse.
Faut-il en déduire que nous nous sommes battues pour
rien ? Ou, pire encore, que les violences exercées
(très majoritairement) sur les femmes dans la sphère
privée seraient « inévitables »
car « inhérentes à la nature
humaine » ou
« masculine » ?
Pour ma part, je ne crois pas à une « nature
humaine » immuable; les êtres humains, leurs
comportements et les relations qu’ils établissent entre
eux sont déterminés en effet en grande partie, ou en tout
cas influencés, par les conditions sociales, historiques,
économiques et culturelles dans lesquelles ils évoluent.

« Le social est politique » !

Alors justement, il serait peut-être temps de rappeler que si
« le privé est politique »…
« le social est politique » aussi !
Comment ne pas être frappé en effet par la contradiction,
pour ne pas dire l’incohérence, entre le discours officiel
new look condamnant les violences dans les relations de couple, et
l’idéologie qui domine aujourd’hui notre
société, prônant la concurrence de tous contre
tous, qui démantèle les protections sociales au nom de la
« lutte contre les abus », qui fait passer la
solidarité pour une notion obsolète, qui valorise la
réussite individuelle même au prix de la marginalisation
des plus faibles, etc. En d’autres termes : comment rendre
crédible et surtout efficace la lutte contre les violences
« privées » dans une
société structurellement de plus en plus violente ?
Cette interrogation n’implique évidemment pas qu’il
faille renoncer au combat contre les violences domestiques en attendant
une future et hypothétique révolution sociale, comme
certain·e·s le préconisaient dans les
années 1970 !  En revanche, à l’heure
où les autorités se préoccupent enfin (et
c’est très bien !) de la violence dans les
relations de couple, le rôle des associations de femmes actives
sur ce terrain ne devrait-il pas être repensé pour renouer
avec une réflexion, un discours et une pratique moins
consensuels et plus critiques sur l’état de notre
société ? Cela pose évidemment la question
de l’état actuel de la
« mouvance » -– puisqu’à
l’évidence on ne peut plus parler de
« mouvement » –féministe, et de
sa capacité (ou non) à reprendre l’initiative sur
ce thème comme sur d’autres…

Anne-Marie Barone


(1) C’était
l’époque où on appelait un chat un chat, et
où les femmes battues par leur partenaire étaient des
« femmes battues », et non des
« victimes de violences domestiques »…
(2) Rapport du mois de mai 2009, en réponse au postulat Stump du
7 octobre 2005, fondé sur une étude publiée par le
Bureau fédéral de l’égalité entre
femmes et hommes
(3) Rapport précité, p.8