De Keynes aux dogmes néolibéraux

Historien et politologue, président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM), Eric Toussaint a publié très récemment une série d’articles retraçant les grandes étapes des théories économiques modernes, d’Adam Smith et David Ricardo à Friedrich von Hayek, en passant par Karl Marx et John Maynard Keynes. Nous lui empruntons les deux derniers chapitres de sa présentation, que l’on pourra consulter sur le site cadtm.org.

Ronald Reagan, Margaret Thatcher, Nancy Reagan et Denis Thatcher dansent durant un dîner officiel à l’occasion d’une rencontre d’État, Washington, 1988

Avec la crise des années 1930, se développe de manière pragmatique une nouvelle vague de critiques des thèses néoclassiques. Le mouvement de critique est international et y participent des hommes politiques, des économistes de filiations différentes : des bourgeois éclairés, les socialistes, les marxistes. Face au chômage de masse et à la dépression, des propositions de grands travaux publics, des mesures budgétaires de relance anticyclique, voire d’expropriation des banques sont mises en avant par des personnalités et des mouvements très divers : H. Schacht, créateur du Reichsmark, en Allemagne ; le plan du socialiste De Man en Belgique (1933) ; les propositions des fondateurs de l’école de Stockholm que soutiennent les sociaux-démocrates suédois ; les socialistes fabiens et les propositions de J.M. Keynes en Grande-Bretagne ; les travaux de J. Tinbergen aux Pays-Bas ; ceux de Frisch en Norvège ; les recherches en France du Groupe X-crise ; la présidence de Lazaro Cardenas au Mexique (1935–1940) ; le péronisme en Argentine des années 1930 ; le New Deal du président Roosevelt aux Etats-Unis (Roosevelt est élu président en novembre 1932).

Ces différentes propositions et politiques pragmatiques trouvent partiellement une formulation théorique dans la Théorie générale sur l’Emploi, l’Intérêt et la Monnaie de J.M. Keynes en 1936.

La révolution keynésienne

Les travaux préparatoires de Keynes (1883–1946) aboutissant à la « Théorie générale » ont été marqués par la nécessité de trouver une solution (compatible avec le maintien du système) à la crise généralisée du système capitaliste. Ils ont été partiellement le fruit d’un large travail collectif et ont donné lieu par la suite à des élaborations collectives et individuelles aboutissant à des courants keynésiens différents, parfois fortement opposés.

Certains se rapprochent de l’analyse de Marx (le Polonais M. Kalecki qui avait d’ailleurs formulé avant Keynes des éléments clés de la Théorie générale et l’Anglaise Joan Robinson), tandis que d’autres se rapprochent progressivement des thèses libérales combattues par Keynes.

J.M. Keynes déclare dans un de ses textes qu’il doit beaucoup au philosophe anglais Georges Edward Moore, car il lui a appris à se libérer de la morale prédominante à son époque et « a protégé l’ensemble d’entre nous de cette reductio ad absurdum finale du benthamisme connue sous le nom de marxisme ».

Keynes est actif politiquement dès la Première Guerre mondiale. Employé par le Trésor britannique, il participe activement aux négociations du Traité de Versailles qui conclut la guerre. Parce qu’il s’oppose à l’ampleur des réparations exigées de l’Allemagne, il démissionne de la délégation britannique et publie par la suite un ouvrage intitulé Les conséquences économiques de la paix (Keynes, 1919).

En 1926, dans la brochure intitulée La fin du laisser-faire, il affirme en contrepoint d’Adam Smith : « Il n’est nullement correct de déduire des principes de l’économie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en faveur de l’intérêt général ».

Dans les années 1920, J.M. Keynes s’attaque à la politique du gouvernement conservateur dirigé par Winston Churchill. Il s’oppose à la politique libérale qui avait débouché sur une grève des mineurs, suivie d’une grève générale en 1926.

A partir de ce moment, il défend une politique de vastes investissements publics. Soutenant le parti libéral, tout en entretenant des relations de sympathie avec le parti travailliste, il est, en 1929, nommé par le gouvernement travailliste issu de la défaite des conservateurs et des libéraux, membre de la commission McMillan chargée d’étudier la situation économique. En 1930, il deviendra conseiller du même gouvernement.

La crise économique qui s’accentue suite au krach de Wall Street de 1929 l’amène à produire une analyse de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qui renforce sa position en faveur d’une intervention active des pouvoirs publics. Pour suppléer à l’insuffisance de la demande, ceux-ci doivent augmenter leurs dépenses et relancer ainsi l’économie et l’emploi.

Dès cette époque, il développe une ample polémique avec von Hayek. Celui-ci, tout en rejetant certaines thèses de Smith, de Ricardo, de Walras et Jevons, ce en quoi il rencontre certaines positions de Keynes, développe avec Ludwig von Mises (1881–1973) une pensée ultralibérale opposée sur l’essentiel à la révolution keynésienne. Pour Keynes et ses partisans, l’effondrement de l’investissement est la cause ultime de la grande dépression. Pour von Hayek et ses collègues, au contraire, c’est le surinvestissement provoqué par une politique monétaire laxiste qui est la cause de la crise économique. Pour Keynes, il faut développer la consommation et l’investissement via une forte intervention publique. Pour von Hayek, l’intervention publique détourne les fonds disponibles pour l’investissement privé. Pour Keynes, il faut hausser les salaires pour stimuler la consommation. Pour von Hayek, il faut baisser les salaires si on veut rétablir le plein emploi. La polémique se déroule dans la presse britannique en 1932 (The Times, 17 et 19 octobre 1932).

Pour Keynes, il faut mener une politique réduisant un taux de chômage trop élevé et une répartition trop inégalitaire des revenus. Si les pouvoirs publics ne poursuivent pas les objectifs de plein emploi et de réduction des inégalités, selon lui, le risque est grand de voir triompher soit le fascisme, soit le communisme bolchévique. Les politiques publiques doivent viser à réduire les taux d’intérêt élevés qui détournent vers la finance les ressources disponibles. En diminuant les taux d’intérêt, il s’agit de tendre à l’euthanasie des rentiers, plaies du capitalisme. En même temps, Keynes déclare que les conséquences de sa théorie « sont modérément conservatrices parce que si elle indique l’importance vitale d’établir certains contrôles centraux dans des domaines qu’on laisse aujourd’hui complètement aux mains de l’initiative privée, elle laisse à celle-ci beaucoup de champs d’activités. » Pour lui, cette théorie « ne plaide pas franchement pour un système de socialisme d’Etat qui contrôlerait la majeure partie de la vie économique de la communauté ».

Les positions de Keynes trouveront une application pratique dans plusieurs régions du monde jusque dans les années 1970 et elles influenceront durablement nombre d’économistes tels Samuelson, Galbraith, Tobin ou Prebisch.

La préparation de la contre-révolution néolibérale

La réaction aux politiques d’intervention active des pouvoirs publics pour soutenir la demande et se rapprocher du plein emploi s’est affirmée dès le moment où elles ont été conçues. F. von Hayek et L. von Mises se sont employés à tenter de démolir les propositions de Keynes dès le début des années 1930. Rien n’y fit, les propositions keynésiennes gagnèrent du terrain. C’est pourquoi : « Dès 1945, dans divers milieux académiques et cercles du monde des affaires, éclosent, en parallèle, des projets visant à réunir les défenseurs qualifiés du libéralisme afin d’organiser une riposte d’ensemble aux tenants de l’interventionnisme d’Etat et du socialisme. Citons trois centres où s’organisent cette nouvelle résistance de l’après-guerre : l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) à Genève, la London School of Economics (LSE) et l’Université de Chicago ».

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, von Hayek enseigne à la London School, il fonde avec von Mises en 1947 la Société du Mont-Pèlerin. La première réunion, à laquelle participent trente-six personnalités libérales, a lieu en avril 1947 à l’Hôtel du Parc au Mont-Pèlerin, près de Vevey, en Suisse. Elle est financée par des banquiers et patrons d’industrie helvétiques. Trois importantes publications des Etats-Unis (Fortune, Newsweek et The Reader’s Digest) y ont envoyé des délégués. Le Reader’s Digest venait d’ailleurs de publier une version résumée d’une œuvre clé de von Hayek, La route de la servitude. On y trouve le passage suivant : « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer; c’est par la soumission que nous participons quotidiennement à construire quelque chose de plus grand que ce que nous tous pouvons comprendre pleinement ». Des économistes et philosophes de droite de différentes « écoles de pensée » y participent. « A la fin de cette rencontre est fondée la société du Mont-Pèlerin, une sorte de franc-maçonnerie néolibérale, bien organisée et consacrée à la divulgation des thèses néolibérales, avec des réunions internationales régulières ». Citons parmi les membres actifs de cette société dès les premières années, von Hayek, von Mises, Maurice Allais, Karl Popper, Milton Friedman.

La société du Mont-Pèlerin va constituer un réservoir de pensée (think tank) de la contre-offensive néolibérale. Plusieurs de ses membres obtiendront le prix Nobel de sciences économiques (von Hayek en 1974, Friedman en 1976, Allais en 1988).

Les dogmes néo-libéraux

Le courant néo-libéral fait de l’Université de Chicago un de ses bastions (outre Friedman qui y réalisa toute sa carrière, il faut signaler que von Hayek y a enseigné de 1950 à 1961), au point que l’on parlera plus tard de l’Ecole de Chicago et des Chicago Boys de Friedman. Celui-ci déclare, à partir de 1970, avoir fait triompher la « contre-révolution dans la théorie monétaire » qu’il caractérise par « l’accent renouvelé mis sur le rôle de la quantité de monnaie ». Friedman affirme que toute variation de la masse monétaire est suivie d’une variation dans le même sens des prix, de la production et des revenus. Il ajoute qu’il s’agit d’une loi observée depuis des siècles et qu’elle est assimilable aux lois dégagées par les sciences naturelles. Il en déduit que l’Etat ne peut relancer la demande en émettant de la monnaie sous peine d’augmenter dans les mêmes proportions le taux d’inflation. Il propose dès lors un amendement à la Constitution impliquant que la masse monétaire doit varier à taux constant, égal au taux de croissance à long terme de la production nationale. Pour Friedman (comme pour J. B. Say), le fonctionnement libre du marché suffit pour assurer une allocation optimale des ressources et le plein emploi des capacités de production. Cette vision est contredite par la réalité, mais cela n’empêche pas qu’elle soit diffusée systématiquement et acceptée comme une évidence.

Friedman s’est engagé clairement sur le plan politique : il s’est placé du côté réactionnaire. En 1964, il a été conseiller économique du candidat républicain à la présidence, Barry Goldwater. Il occupa la même fonction pour Richard Nixon en 1968 et pour Ronald Reagan en 1980.

Après le renversement du gouvernement de Salvador Allende par le général Pinochet, il a prodigué ses conseils à ce dernier. Friedman appuya la répression et poussa à des mesures antisociales extrêmes. Michel Beaud et Gilles Dostaler ajoutent : « En 1977, Milton Friedman publie un ouvrage intitulé Contre Galbraith, issu de conférences prononcées en Grande-Bretagne. Dans l’une de celles-ci, il propose à la Grande-Bretagne, pour sortir de ses maux, une thérapie de choc s’inspirant en partie de celle qui a été mise en œuvre au Chili ». De son côté, von Hayek indiqua également sa préférence pour les méthodes dictatoriales sanglantes du général Pinochet. « Un dictateur peut gouverner de manière libérale, comme il est possible à une démocratie de gouverner sans le moindre libéralisme. Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique d’où tout libéralisme est absent », répondit-il à un journaliste chilien en 1981. Après dix ans d’application de ses recettes économiques, le Chili passa par une récession qui fit chuter le PIB de 15 % en 1982-1983 à un moment où le taux de chômage atteignait 30 %. D’ailleurs, si le Chili a connu dans les années 1990, un certain succès économique, c’est en rompant clairement avec les recettes des Chicago Boys.

Si R. Reagan a été inspiré par Friedman, M. Thatcher a revendiqué quant à elle l’influence de von Hayek : « Ce ne fut qu’au milieu des années 1970, quand les œuvres de Hayek figurèrent en haut des lectures que me donna Keith Joseph (conseiller économique de M. Thatcher ayant participé aux réunions de la Société du Mont-Pèlerin), que je saisis réellement les idées qu’il avançait. C’est alors seulement que j’ai considéré ses arguments du point de vue du type d’Etat cher aux conservateurs (un gouvernement limité sous le règne de la loi), plutôt que du point de vue du type d’Etat à éviter (un Etat socialiste où les bureaucrates gouvernent sans frein) ».

Si l’on y regarde bien, le Chili à partir du 11 septembre 1973 a constitué dans l’hémisphère sud un laboratoire dans lequel a été mis en pratique, d’une manière particulièrement violente et brutale, le projet néolibéral. Après l’expérimentation chilienne de la dictature du général Augusto Pinochet, le projet néolibéral a été généralisé à l’hémisphère nord en commençant par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Certes, les méthodes ont différé, mais le fond de l’orientation sociale et économique était identique. Les références idéologiques étaient les mêmes.

Robert Lucas et la négation du chômage involontaire

La contre-révolution néolibérale va très loin dans une perspective réactionnaire. Selon Robert Lucas (1937), qui se caractérise lui-même comme partisan de la « nouvelle macro-économie classique », le chômage involontaire n’existe pas. Pour Keynes, l’existence d’un chômage involontaire était une évidence. Par contre, selon Lucas, le chômage est provoqué par le choix qu’opère le travailleur entre le loisir et le travail. Toujours selon Lucas, l’économiste qui veut comprendre l’évolution du marché du travail doit postuler que les travailleurs ont un comportement rationnel de maximisation dans l’arbitrage qu’ils opèrent entre le temps de travail et le temps de loisir. En d’autres termes, un travailleur au chômage est une personne qui a fait le choix d’augmenter son temps de loisirs, même si cela représente une chute ou une perte totale de revenu.

Par ailleurs, Robert Lucas affirme, dans le cadre de l’orthodoxie classique combattue tant par Marx que Keynes, qu’il y a un taux naturel de chômage qu’il ne faut pas chercher à influencer par des politiques de relance de l’emploi parce que celles-ci sont contre-productives.

Lucas est professeur à l’Université de Chicago et son apport à l’offensive néolibérale a été récompensé en 1995 par l’obtention du prix Nobel d’économie.

Lucas et ses collègues ont procédé à une critique radicale de la politique de Reagan parce qu’elle n’était pas cohérente par rapport aux postulats monétaristes (en cela, ils avaient raison). Ils ont approuvé la volonté de Reagan de mener une politique monétariste visant la réduction de la masse monétaire, mais ont déclaré que celle-ci était incompatible avec une baisse des impôts à laquelle s’ajoutait une augmentation des dépenses militaires, ce qui ne pouvait qu’aggraver le déficit public. Ils approuvèrent la réduction des dépenses sociales, mais refusèrent l’augmentation des dépenses militaires.

Leur refus, qui n’avait rien d’éthique, montre clairement l’incohérence réelle entre le discours monétariste de Reagan et sa politique pratique qui impliqua une augmentation du déficit public. Il appliqua partiellement une recette keynésienne pour sortir les Etats-Unis de la récession en relançant les dépenses publiques. Il le fit d’une manière réactionnaire en destinant l’augmentation des dépenses publiques à l’armement (et à la recherche spatiale pour le projet de guerre des étoiles). Du point de vue des intérêts de l’impérialisme nord-américain, son choix, critiqué par les dogmatiques néolibéraux ou néoclassiques, aura eu des résultats plutôt positifs.

Mais le coût social est énorme.

Un postulat clé de la vague néolibérale : le marché libre assure l’allocation optimum des ressources

« Pour que la main demeure invisible, il faut bien que l’œil soit aveugle » (D. Bensaïd).

Evidemment, on peut rétorquer qu’il n’y a aucun exemple de fonctionnement sans entrave du marché. Cela vaut non seulement dans des pays où les pouvoirs publics et les travailleurs organisés refusent le dogme néolibéral et réussissent à défendre leur système de sécurité sociale, une certaine stabilité de l’emploi, certains services publics… Mais c’est aussi le cas dans toutes les économies où les politiques néolibérales ont été mises en pratique avec le plus d’agressivité. Les néolibéraux au pouvoir aux Etats-Unis depuis 1980 ont certes réduit ce qu’ils dénoncent comme des entraves au libre fonctionnement du marché (par exemple, en diminuant la force du mouvement syndical, en réduisant les mécanismes de protection sociale), mais ils en ont renforcé d’autres : concentration plus grande des entreprises qui mène à une situation d’oligopole dans certains secteurs; maintien du protectionnisme à l’égard de leurs concurrents étrangers (barrières douanières et autres mécanismes de limitation du libre-échange, subventions à leurs exportateurs); renforcement du pouvoir des acteurs financiers évoluant vers la « tyrannie des marchés »; barrage à la libre circulation de la force de travail; multiplication des actes de délinquance financière qui entravent le fonctionnement libre du marché (voir les multiples scandales depuis l’affaire Enron jusqu’au schéma pyramidal de Ponzi de l’escroc Bernard Madoff)

Dans le même temps, aux Etats-Unis, les inégalités ont augmenté, la pauvreté touche une partie plus importante de la population; une grande partie des emplois créés sont des emplois précaires mal payés; le nombre de personnes emprisonnées est passé de 250 000 en 1975, à 744 000 en 1985, pour atteindre 2,3 millions en juin 2008 (dont environ la moitié sont des Afro-américains et un quart sont des Latinos); l’aspect criminel d’une grande partie des activités économiques réalisées par les hauts responsables des entreprises privées et de l’Etat n’a jamais été aussi élevé, car il a été encouragé par les mesures de dérégulation financière.

L’ultime argument des néolibéraux pour défendre leur bilan, c’est de dire qu’il n’y a toujours pas d’allocation optimum des ressources parce que nulle part, il n’y a de fonctionnement sans entrave du marché. Il s’agirait donc de lutter contre les entraves dans la perspective lointaine d’une prospérité générale.

En réalité, il s’agit, au nom de la quête du marché libre (la terre promise des néolibéraux), de détruire les conquêtes des travailleurs et des opprimés en général en présentant celles-ci comme autant de rigidités réactionnaires.

Le tour de passe-passe des néolibéraux : présenter l’opprimé·e comme étant l’oppresseur

En fait, cet argument n’est pas nouveau : il s’agit de désigner le mouvement syndical et les législations qui protègent les travailleurs comme des instruments d’oppression mis en place par les privilégiés qui ont un travail bien payé à l’encontre de ceux qui ont le courage d’accepter le travail précaire qu’on leur « offre ».

Von Hayek écrivait déjà en 1944 dans La Route de la servitude : « Jamais une classe ne fut exploitée d’une façon plus cruelle que ne le sont les couches les plus faibles de la classe ouvrière par leurs frères privilégiés, exploitation rendue possible par la ‹ réglementation › de la concurrence. Peu de slogans ont fait autant de mal que celui de ‹ stabilisation › des prix et des salaires : en assurant les revenus des uns, on rend la situation des autres de plus en plus précaire »

Cinquante plus tard, dans son rapport de 1995 intitulé Le Monde du travail dans une économie sans frontières, la Banque mondiale déclare grosso modo la même chose que Hayek. En voici quelques extraits :

« Par les obstacles qu’elle met à la création d’emplois, une réglementation de sécurité de l’emploi trop contraignante risque de protéger ceux qui ont un emploi salarié, aux dépens des exclus, des chômeurs et des travailleurs du secteur informel ainsi que du secteur rural ». Haro sur la protection de l’emploi, car elle existe aux dépens des opprimés !

« Il y a fort à craindre que ceux qui seront les premiers bénéficiaires de l’assurance sociale — généralement les travailleurs de condition aisée — le soient aux dépens des autres travailleurs ». Haro sur la sécurité sociale !
    « Il ne fait pas de doute que les syndicats agissent souvent en monopoleurs obtenant des améliorations dans les conditions de salaire et de travail de leurs adhérents aux dépens des détenteurs de capitaux, des consommateurs et de la main-d’œuvre non syndiquée inorganisée ». Haro sur les syndicats !

Von Hayek et Friedman ont fait des émules à l’Est. Vaclav Klaus, élu président de la République tchèque en 2003, déclarait au début des années 1990 à l’hebdomadaire britannique The Economist : « Le système social de l’Europe occidentale est beaucoup trop prisonnier de règles et de contrôles excessifs. L’Etat-providence, avec tous ses transferts de paiements généreux non conditionnés par des critères ou par l’effort et les mérites des personnes concernées, détruit les fondements moraux du travail et le sentiment de responsabilité individuelle. Les fonctionnaires sont trop protégés. Il faut dire que la révolution thatchériennne, c’est-à-dire antikeynésienne et libérale, se trouve au milieu du gué en Europe occidentale. Il est nécessaire de la conduire sur l’autre rive ».

Dans un autre document rédigé spécialement par la Banque mondiale pour apporter sa contribution au Sommet mondial sur le Développement social, organisé par l’ONU en mars 1995 à Copenhague, elle déclare purement et simplement que pour les pays du Tiers Monde : « Salaire minimum, assurance chômage, indemnités de licenciement et législation sur la sécurité de l’emploi ne sont d’aucune utilité aux travailleurs des campagnes et du secteur informel qui constituent l’essentiel des pauvres des pays en développement ».     Ce type de déclaration colle parfaitement avec celle d’un autre tenant du néolibéralisme, George Gilder, pour qui : « La sécurité sociale érode maintenant le travail et la famille et maintient ainsi les pauvres dans la pauvreté ». Il peut être utile de préciser que Gilder prône ce discours pour l’ensemble de la planète, y compris les pays industrialisés ! Ces déclarations de Gilder et de la Banque mondiale ne sont pas sans rappeler cette affirmation de Thomas-Robert Malthus : « En définitive, les lois sur les pauvres peuvent être considérées comme affaiblissant à la fois le goût et la faculté de s’élever chez les gens du commun; elles affaiblissent ainsi un des plus puissants motifs de travail ».

Alan Greenspan emboîte les pas de Malthus, de Gilder, de von Hayek et de la Banque mondiale et écrit : « les systèmes de Sécurité sociale existent virtuellement partout, plus ou moins développés. Par leur nature, ils inhibent le plein exercice du laisser-faire, principalement par des lois sur le travail et la redistribution du revenu. »

D’ailleurs, Greenspan ne voit pas pourquoi on fixerait légalement des limites aux rémunérations des chefs d’entreprise : « Même en tenant compte des failles de la gouvernance d’entreprise, les salaires des dirigeants sont, en dernier recours, assumés par les actionnaires et, on l’espère, volontairement. Je l’ai dit plus haut : le gouvernement n’a pas de rôle à jouer dans cette transaction. Le contrôle des salaires, comme celui des prix, mène à des distorsions inattendues et graves. »

Il ajoute en guise de cerise sur le gâteau néolibéral : « Le paradigme du PDG autocratique semble être la seule solution qui assure le bon fonctionnement d’une entreprise. Nous ne pouvons contourner l’impératif autoritaire de la structure actuelle de l’entreprise. »

La capacité visionnaire de ce grand néolibéral d’Alan Greenspan doit être révélée. A l’heure où s’effondrait l’échafaudage financier qu’il a contribué à créer, Greenspan écrivait : « Pour faciliter le financement, les garanties et l’instantanéité de tout ce commerce, le volume des transactions financières devait, lui, croître encore plus vite que le commerce lui-même. Il fallait inventer des formes entièrement nouvelles de finance, développer des dérivés de crédit, des titres garantis, des achats de pétrole à terme et autres, qui font que le système commercial mondial fonctionne beaucoup plus efficacement. A maints égards, l’apparente stabilité de notre commerce et de notre système financier mondiaux réaffirme le principe, énoncé par Adam Smith en 1776, simple et vérifié par l’Histoire : le libre commerce d’individus travaillant pour leur intérêt conduit à une économie croissante et stable. »     Mais qu’attend la Banque centrale de Suède pour lui attribuer le prix Nobel d’économie ?

Le FMI et l’inexistence du chômage involontaire

Selon Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001, le dogme de l’inexistence du chômage involontaire est fortement ancré au sein du FMI : « Dans certaines universités au sein desquelles le FMI recrute régulièrement, le programme central porte sur des modèles où le chômage est inexistant. Dans le modèle standard de la concurrence – celui qui sous-tend le fanatisme du libre marché cher au FMI —, la demande est toujours égale à l’offre. Si la demande de travail est égale à l’offre, il n’y a jamais de chômage involontaire. Celui qui ne travaille pas a, de toute évidence, choisi de ne pas travailler. Vu sous cet angle, le chômage de la grande crise des années trente, quand une personne sur quatre était sans emploi, a dû résulter d’un désir irrépressible de loisirs. […] Si ces modèles surannés peuvent encore amuser un peu au sein du monde académique, ils sont tout à fait inadaptés pour comprendre les problèmes d’un pays comme l’Afrique du Sud, accablé d’un taux de chômage de plus de 25 % depuis le démantèlement de l’apartheid. Les économistes du FMI ne pouvaient évidemment pas ignorer l’existence du chômage. Mais puisque, du point de vue du fanatisme du marché […], il ne peut y avoir de chômage, c’est que le problème ne peut pas venir des marchés. Il doit donc venir d’ailleurs, de l’interférence de syndicats cupides et de politiciens dans les mécanismes du libre marché : ils demandent et obtiennent des salaires bien trop élevés. D’où une évidente conclusion pratique : s’il y a du chômage, il faut réduire les salaires ».

Eric Toussaint