Vagues à l’âme... et controverse entre camarades d’en bas

Vagues à l’âme… et controverse entre camarades d’en bas

Nous publions ici un échange de lettres avec l’OSL (Organisation socialiste libertaire), organisation qui existe depuis plus de 20 ans en Suisse romande. Le premier courrier émane du comité de rédaction de solidaritéS, en réaction à un tract des membres genevois de l’OSL, qui critiquait vivement le numéro spécial de notre revue, d’août dernier, consacré à la publication du pamphlet de Hal Draper: «Les deux âmes du socialisme».



Notre courrier se concluait par un appel au dialogue direct avec l’OSL «indépendamment des appréciations portées par Draper sur Proudhon ou Bakounine» afin d’explorer nos points d’accord et de désaccord, mais aussi d’envisager des actions en commun.



Notre lettre a appelé une réponse de l’OSL Nous la publions également ici. En dépit de certaines formules polémiques, elle amorce une discussion nécessaire. De part et d’autre, il nous faudra sans doute reconsidérer certains jugements tout faits, ne serait-ce que pour mieux comprendre ce qui nous sépare et ce qui nous unit. Ainsi, attribuer à solidaritéS une tradition socialiste étatiste (léniniste, trotskiste ou maoïste) fait bien peu de cas de notre plateforme constitutive:



«Il ne s’agit pas de remplacer des «mauvais» politiciens par des «bons», qui prétendent mieux savoir où est le bonheur collectif. Nous voulons bien plutôt créer les conditions pour que chacune et chacun puisse devenir un sujet actif dans la société. Une telle transformation ne se décrète pas, elle n’est pas une affaire d’institutions, mais elle se conquiert pas à pas dès aujourd’hui… Elle commence là où l’auto-organisation collective – même de quelques uns mais répondant aux besoins du plus grand nombre – se dresse contre le fatalisme ambiant.»



Notre adhésion à la construction «par en-bas» des mouvements de résistance nécessaire …et du socialisme que nous appelons de nos vœux, n’a rien – pour qui connaît un tant soi peu solidaritéS – d’une «évocation subite», destinée à contrer la «place non négligeable» des courants anti-autoritaires dans le mouvement contre la mondialisation capitaliste.



De quelle organisation avons-nous besoin aujourd’hui pour lutter pour le socialisme? Nous n’avons pas la prétention d’avoir tranché cette question. De ce point de vue, un effort de bilan de nos expériences mutuelles, mais aussi de discussion de celles des autres forces qui ont un projet politique anticapitaliste s’impose. C’est dans cet esprit que nous avons organisé notre IIIe Forum socialiste national, les 23 et 24 novembre, avec la participation d’un camarade du Scottish Socialist Party (SSP), une expérience de renouveau politique et organisationnel large, unitaire et passionnante, du côté la gauche radicale. (pv)




Cher-e-s camarades,


Nous avons pris connaissance de la prise de position de votre groupe genevois, diffusée par tracts, notamment lors de la manif anti-guerre du 5 octobre, concernant la publication des «Deux âmes du socialisme» de Hal Draper dans le journal de solidaritéS. La virulence de cette réaction nous a surpris, ceci d’autant plus qu’elle ne nous a pas été adressée directement.


En effet, sur le fond, le texte de Draper vise le «socialisme par en haut», dont il propose une généalogie à partir des socialistes utopistes, mais surtout de Lassalle, Kautsky, Bernstein et les Fabiens. Ce sont eux qu’il vise essentiellement, non les anarchistes, même s’il est vrai qu’il situe Proudhon et Bakounine dans ce camp là. Mais surtout, il défend le socialisme par en bas, c’est-à-dire, tout comme vous, l’auto-émancipation des travailleuses et des travailleurs, même s’il l’inscrit, lui, dans la tradition théorique de Marx.


On peut être d’accord ou pas avec ses appréciations concernant telle personne ou tel courant. Nous n’avons pas publié ce texte parce que nous en partagions tous les jugements, mais en raison de sa thèse centrale: le socialisme a deux âmes bien différentes et il faut choisir son camp…


En ce qui concerne l’introduction signée Jean Batou, elle se contente de discuter cette thèse générale en en relevant cinq point faibles:

  1. L’absence d’une perspective féministe conséquente;
  2. la prise en considération insuffisante des luttes des peuples dominés;
  3. La sous-estimation des traditions libertaires;
  4. L’incompréhension du rôle de l’utopie et du messianisme révolutionnaires;
  5. La nécessité d’une analyse matérialiste approfondie des racines sociales du socialisme par en haut.


Le fait que cette introduction critique explicitement la sous-estimation des traditions libertaires par Draper, avant même que votre groupe genevois ait lancé cette polémique, dit assez l’importance que nous accordons à cette erreur de perspective.



Par ailleurs, il ne faut voir aucune contradiction dans le fait de critiquer l’approche de Draper par rapport à la tradition anarchiste dans une introduction signée, qui engage personnellement Jean Batou, et de consacrer les chapeaux rédactionnels de chaque chapitre à résumer succintement la thèse de l’auteur, sans donner le point de vue des éditeurs.



Enfin, les accusations que lance votre groupe genevois contre les trotskystes nous ramènent trente ans en arrière, si ce n’est plus… Comme vous le savez, les membres fondateurs de solidarités provenaient de différentes traditions de la gauche anticapitaliste, dont le courant trotskyste. Il y a dix ans, nous avons su, au moins à Genève et à Neuchâtel, relativiser la portée de ces «étiquettes» pour engager ensemble un processus de construction d’un mouvement politique pluraliste, anticapitaliste et féminsite. Nous avons surtout appris à ne plus utiliser de telle»étiquettes» en guise d’invectives. Depuis lors, une nouvelle génération a rejoint nos combats, qui sont aussi les vôtres, les alimentant de ses révoltes, de son imagination, de son énergie et de ses espérances. Ceci nous donne de nouvelles responsabilités.



Dans ce nouveau contexte, il nous appartient plus que jamais de débattre clairement de nos points d’accord et de nos divergences politiques en partant des idées de fond et de leurs implications pour l’action. C’est pourquoi, en ce qui nous concerne, nous souhaitons vivement reprendre le dialogue avec l’Organisation Socialiste Libertaire au niveau romand, et ceci indépendemment des appréciations portées par Draper sur Proudhon ou Bakounine… Ne pourrions-nous pas précisément saisir l’opportunité de cette incompréhension pour reprendre contact de façon plus constructive afin de faire ensemble le bilan de nos expériences, d’explorer nos points d’accord et désaccord actuels et, pourquoi pas, d’envisager des convergences possibles pour le futur?



Dans l’attente de votre réponse, nous vous adressons, cher-e-s camarades, nos salutations amicales.



Pour le Comité de Rédaction de solidaritéS:
Jean BATOU
Jean-Michel DOLIVO
Pierre VANEK


Cher-e-s camarades,



Nous avons bien reçu votre courrier qui a retenu toute notre attention. Il nous donne l’occasion de faire état de quelques remarques sur la publication du texte de Hal Draper, présenté apparemment dans vos colonnes (comme du reste dans celles d’un concurrent local) comme un «événement» dans la réflexion révolutionnaire destinée à reconstruire une perspective socialiste. L’importance que vous avez accordé à ce texte n’a d’égale que l’irritation légitime qu’il a suscité dans les rangs libertaires. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un texte se lit dans un contexte. Et de celui-ci, nous rappellerons simplement les points suivants: – la force des mobilisations contre la mondialisation capitaliste, où les sensibilités, les pratiques et les courants anti-autoritaires occupent une place non négligeable, qui vraisemblablement commence à poser problème à certains courants politiques réformistes et/ou étatistes bureaucratiques;

  • la stigmatisation, dans le même temps, des «anarchistes» par le pouvoir et le sens commun dominant, répandue ad nauseam par les médias, sous couvert de distinction entre les «bons» et «gentils» manifestants, genre Attac, et les «méchants» et «violents» manifestants anarchistes, catégorie amalgamante où les fantasmés Black Block jouent un rôle inespéré de bouc émissaire; le fait qu’une personne proche de vous, ou du moins à qui vous donnez régulièrement la parole, Christophe Aguiton, en l’occurrence, en rajoute une couche des moins subtiles sur la question,sans complexe ni scrupule, dans les médias bourgeois de surcroît, au nom de l’une de ses multiples casquettes (spécialiste ès-mouvements sociaux, définisseur de ligne, donneur de leçons, vrai flic conceptuel au fond, comme Bernard Cassen ou Suzan George d’Attac);
  • l’origine politique majoritaire des militant-e-s de solidaritéS dans ce que nous continuons de nommer le socialisme étatiste, principalement léniniste (maoïsme, trotskisme), qui n’a, reconnaissez-le, peu à voir (ou alors faudra-t-il nous expliquer en quoi.) avec le socialisme par en-bas; et surtout l’absence, à notre connaissance, de bilan critique dans vos colonnes de cette tradition politique et de ses pratique dans le siècle passé et le début de celui-ci; – la publication régulière dans votre journal de propos pour le moins complaisants avec le léninisme (ou qui s’en inspire) et donc avec la pratique politique du léninisme et son exercice du pouvoir étatique: dont la récente défense par Daniel Bensaïd, qu’on a connu plus inspiré, de Lénine et du centralisme démocratique, au nom d’une critique caricaturale, ignorante mais convenue des anarchistes, supposés enfermés dans le spontanéisme et l’inefficacité politique.
  • l’absence dans ce même journal de toute référence à la tradition marxiste anti-autoritaire (non léniniste), conseilliste ou aux communistes libertaires, aux syndicalistes révolutionnaires et aux anarcho-syndicalistes, courants qui ont marqué la théorie et l’histoire révolutionnaires de pratiques exemplaires et d’analyses lumineuses contre et sur la bureaucratisation du mouvement ouvrier, opérée par le socialisme par en haut (nous pensons par exemple à Socialisme ou Barbarie, à une personne comme Daniel Guérin, etc.).

Vous comprendrez que dans ces conditions, la revendication subite du socialisme par en-bas puisse étonner quelque peu, surtout si elle s’autorise de la promotion d’un texte opérant une lecture scandaleuse et haineuse de l’ anarchisme. Cette lecture reprend une très vieille tradition de l’insulte, du mensonge et de la calomnie présente depuis fort longtemps dans les courants étatistes. Vous la connaissez ou devriez la connaître. Elle se conclut généralement en termes d’emprisonnement, de déportations et d’éxécutions. La réduction de l’anarchisme à une lecture caricaturale, tronquée et manipulatrice de Proudhon et Bakounine – ce dernier étant mis en cause pour un texte de 1848, époque où il n’était pas encore devenu socialiste révolutionnaire et libertaire – et de celle-ci à un positionnement antisémite flirtant avec le nazisme est une indignité intellectuelle, politique et morale. Quant à nous, il ne nous viendrait pas à l’idée de nous débarrasser de Marx et d’Engels en rappelant leurs propos racistes sur les peuples slaves et mexicain, certaines positions pour le moins proches de l’antisémitisme, les pratiques bureaucratiques dans les débats internes au sein de l’AIT sans parler de la dimension fermée et déterministe de la pensée marxienne en opposition permanente avec sa dimension ouverte, libératrice liée à l’auto-émancipation prolétarienne.



Ceci étant dit, nous prenons note d’une relativisation partielle des propos de Draper opérée par Jean Batou, la volonté de discuter avec d’autres courants révolutionnaires, ainsi que, disons-le, la recherche politique qui est la vôtre, même si elle est tardive, du côté du fameux socialisme par en bas. Nous ne sommes par contre pas persuadés que les quelques critiques adressées à Draper abolissent le sens général de cette publication dans le contexte précédemment évoqué. Mais bon, on n’est pas obligé d’être d’accord, et vous publiez ce que bon vous semble. La seule chose qu’on est en droit de vous demander c’est de ne pas jouer les ingénus effarouchés si la promotion de Draper et de ses caricatures suscite quelques réactions du côté libertaire. Par ailleurs, un texte qui prétend promouvoir le socialisme par en bas sur la base d’un mauvais digest de la pensée de quelques penseurs/euses sans dire un mot du mouvement d’auto-émancipation du prolétariat et des dominé-e-s manque incontestablement de pertinence. Considéré sous l’angle du mouvement d’auto-émancipation, la comparaison entre l’apport théorique et pratique de la gauche libertaire (au sens large), par rapport à ce que pensèrent et firent effectivement les courants étatistes sociaux-démocrates, léninistes et staliniens est sans appel. Maintenant, nous saisissons au bond votre proposition de discussion. Elle pourrait se concrétiser à notre sens de trois manières. D’abord par la publication dans votre journal d’une réponse politique de notre part au texte de Draper; ensuite par une discussion ouverte aux militant-es de nos organisations respective (et non pas seulement à leur «états majors», du reste on n’en a pas), pour, comme vous le dites vous-même, échanger de manière constructive sur nos positions respectives; enfin, par un débat ouvert au public sur le thème, au hasard, du socialisme par en bas. Dans l’attente de votre réponse, recevez, cher-e-s camarades, nos salutations amicales.



Pour l’OSL.
Philippe GOTTRAUX
Aristides PEDRAZA