Pourquoi boycotter les institutions culturelles israéliennes ?

Pourquoi boycotter les institutions culturelles israéliennes ?

Nous publions sur ce thème une
contribution de Gabriel Ash, juif citoyen d’Israël et militant de
la campagne « BDS »
à Genève (Boycott, Désinvestissment,
Sanctions) et de l’International Jewish Anti-Zionist Network
(www.ijsn.net).

Deux constats préalables s’imposent :

1 Envers les
Palestinien·ne·s, Israël mène une politique
de répression aiguë en privilégiant les colons juifs
et leurs descendant·e·s au détriment des
indigènes. La Déclaration de Bilbao (1) qualifie
cette domination de mélange « d’apartheid, de
colonialisme et  d’occupation belliqueuse 

2 Israël est un pays
allié de l’impérialisme étatsunien et
européen. Ses structures répressives dépendent du
soutien diplomatique, moral et économique de l’Occident,
un soutien qui est partie intégrante de la domination
capitaliste du Sud.

    Militant·e·s de gauche dans des pays
du Nord, nous avons tant une obligation morale qu’un
impératif politique à soutenir la lutte de
libération palestinienne.

Que faire ?

Afin d’éviter les paternalismes impérialistes,
notre réponse part de l’écoute des
militant·e·s palestiniens. En 2005, 170 organisations de
la société civile palestinienne (syndicats, partis
politiques, ONG, etc.) lancent un appel pour une campagne
internationale de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).
Cet appel en suit un autre, lancé en 2004, celui du boycott
académique et culturel, signé par des syndicats ouvriers
et enseignants, des artistes et des intellectuel·le·s
palestiniens. Cette campagne de boycott, que la plupart des
Palestinien·ne·s soutiennent, y compris les
réfugié·e·s et les Palestiniens de 1948,
procède de l’analyse politique des éléments
les plus progressistes de la société palestinienne.
C’est sur la base de cet appel et des analyses qui le soutiennent
que BDS-CH appelle au boycott culturel. Néanmoins,
l’existence de l’appel Palestinien ne remplace pas une
évaluation critique des nos stratégies. Nous proposons
une réflexion sur quelques difficultés que le boycott
culturel met, ou paraît mettre, en évidence.

Que boycotter ?

Le boycott culturel vise « toutes institutions
académiques et culturelles israéliennes ».
Il ne vise pas les individus. Ne sont donc pas boycottés, ni les
professeurs et les travailleurs culturels, ni les œuvres
académiques ou culturelles tels que livres, articles,
spectacles, etc. produits par des juifs israéliens en tant que
tels. De plus, quand il s’agit d’un projet ou d’un
événement, c’est le cadre institutionnel qui donne
lieu au boycott. Le seul fait de recevoir un financement d’Etat
n’y suffit pas.

    Il suffit de saisir cette distinction entre
institutions et individus pour démentir l’accusation que
le boycott serait une forme de ségrégation culturelle et
de censure académique. Toutefois, précisons que cette
distinction n’a pas pour but d’absoudre les individus juifs
israéliens de toute responsabilité. Ces derniers
étant membres d’une société qui pratique une
discrimination brutale en leur faveur, nous attendons d’eux le
soutien à la résistance palestinienne (comme le font
d’ailleurs un certain nombre, petit mais significatif).
Néanmoins, pour des raisons politiques et stratégiques, y
compris la reconnaissance du statut spécial du travail culturel
et académique comme moyen de réflexion et communication,
le boycott culturel ne vise que les institutions.

Les universités et les milieux culturels-progressistes ?

On entend souvent que ce boycott toucherait en premier lieu les juifs
israéliens les plus progressistes. Cet argument part d’un
faux raisonnement. Ce n’est pas parce que les attaques
terroristes les plus spectaculaires des dernières
décennies ont été commises par des musulmans que
l’on peut imputer à ces derniers une tendance à la
violence. De même, ce n’est pas parce que les
personnalités juives israéliennes les plus visibles dans
le mouvement de solidarité appartiennent aux milieux culturels
et artistiques que ce milieu serait particulièrement
disposé à soutenir la lutte palestinienne. En effet, une
fois qu’on fait l’analyse matérielle de la
société, c’est l’inverse qui se
révèle vrai.

    Les universités israéliennes sont
étroitement liées à la répression des
peuples indigènes de Palestine. Les universités
décernent des diplômes spéciaux aux membres des
forces de sécurité. Elles participent activement au
développement des armements. Elles octroient des
privilèges aux soldats engagés dans la répression.
Elles pratiquent une politique de discrimination envers les
étudiant·e·s arabes. Elles forment les futurs
cadres de l’administration coloniale des indigènes. Jamais
leurs dirigeants et plateformes professionnels n’ont pris une
position publique solidaire, pas même contre les violations du
droit à l’éducation ou à la liberté
d’expression et de l’enseignement. Au contraire ! Un
exemple parlant : après l’offensive criminelle sur
Gaza de janvier 2009, au cours de laquelle les écoles et
universités de Gaza ont été durement
bombardées, le directeur juridique de l’armée,
responsable d’en avoir donné le feu vert, est nommé
enseignant de droit international à la faculté de droit
de l’Université de Tel Aviv.

    Dans l’analyse, il faut tenir compte des
structures sociales : classes, origines, ethnies, genre.
L’université israélienne est un espace
privilégié. Aussi bien parmi les
étudiant·e·s que parmi les
enseignant·e·s, les Palestinien·ne·s, les
juifs d’origine maghrébine et orientale, les femmes, ainsi
que les habitant·e·s des villes
périphériques, sont sous-représentés. Au
plus haut niveau professionnel, on trouve que 90 % sont des
Juifs d’origine européenne (73 % d’homme),
9 % sont des juifs venant des pays arabes (7 %
d’homme), et 1 % seulement sont des Palestiniens. De
même, pour les milieux culturels en général. Par
exemple, à l’Ecole de Cinéma de Jérusalem,
récemment la cible d’un boycott du réalisateur
anglais Mike Leigh, aucun Palestinien parmi les enseignants, sans
même parler des cadres. La Compagnie de danse Batsheva, qui
devrait se produire en Suisse en automne, et qui s’autoproclame
« ambassadeur culturel d’Israël »
ne compte aucun Palestinien dans ses rangs. Pas de surprise ! La
culture et l’art se pratiquent en fonction des
préférences idéologiques, des goûts et des
carrières des classes puissantes, ce qui veut dire, de ces qui
sont principalement juifs, mâles, aisés, d’origine
européenne, et habitant la partie centrale de la côte
méditerranéenne.

    Ce qui est donc prégnant dans le boycott
culturel, en opposition à ce qu’on nous reproche, est
qu’il vise les couches puissantes et les membres les plus
aisés et influents de la société, qui
bénéficient le plus de la domination et qui on le plus
à perdre face à tout changement.

Le boycott pousserait-illes Israéliens plus à droite ?

Liée à l’argument précédent est la
question de l’efficacité. On reproche au boycott de ne
pouvoir qu’aliéner les Israéliens en les poussant
plus à droite. Passons sous silence l’idée
qu’une couche dominante renonce à ses privilèges de
classe sans affrontement. Nous soutenons au contraire que le boycott
culturel est la stratégie la plus efficace dont on dispose.
Pourquoi ? En tant que culture d’un pays établi par
un colonialisme de peuplement, la culture d’Israël a une
relation complexe et ambivalente avec l’Europe, qui est de par sa
« filiation » sa métropole.
L’élite israélienne se perçoit, et comme
l’avant garde de la civilisation occidentale en Orient
« barbare », et comme la victime de ce
même Occident. La production culturelle israélienne dite
« haute »: littérature, musique
classique, danse contemporaine et cinéma d’auteur, dont la
consommation est un indice d’appartenance à la couche
dominante, révèle cet amour blessé. C’est
principalement cette culture qui est propagée en Europe de
manière à revendiquer l’image d’un pays
moderne, créatif, et surtout européen et
« avancé ». Le message sous-jacent est
toujours: « Vous nous avez trahis alors même qu’on
partage votre culture. Vous avez une dette envers nous. » En
fêtant cette « haute » culture
israélienne, l’Europe renforce au sein de la
société Israélienne
l’hégémonie des tendances politiques qui
revendiquent le colonialisme de peuplement. De plus, cette image
d’un Israël « européen »,
bâti sur la valorisation de la culture coloniale, contribue
à renforcer en Europe une identité colonisatrice, raciste
et d’extrême droite.

    Selon l’Archevêque Desmond Tutu, le
boycott sportif a joué un rôle immense dans la lutte
contre l’Apartheid en Afrique du Sud pour des raisons similaires.
Un boycott culturel européen battra en brèche
l’image que l’Apartheid israélien se donne de soi,
comme l’avant-garde et le gardien de la civilisation occidentale.
Du même coup, un tel boycott nous aidera dans la lutte contre le
racisme et les attaque contre les immigré·e·s dans
nos propres sociétés.

Boycott contre dialogue ?

Enfin, examinons le reproche que le boycott exclut le dialogue. Deux
hypothèses fausses sous-tendent ce reproche. D’abord que
le conflit entre Palestiniens et Israéliens serait
principalement une méconnaissance. Bien qu’il y ait
méconnaissance, le cœur du conflit est
l’accaparement des ressources, au premier rang la terre, et le
maintien du contrôle sur celles-ci. Il n’est pas question
de dénigrer la reconnaissance. Mais celle ci doit être le
résultat d‘une confrontation réussie. Elle ne peut
pas en être le substitut.

    Mais plus encore ce reproche est une mystification
quasi religieuse de la culture comme rencontre pure, hors de toute
idéologie et pouvoir. L’art n’est jamais
extérieur au pouvoir. Qui a les moyens de le consommer et qui
peut le produire ? Qui décide des fonds, et en fonction
de quoi ? Qui choisit les thèmes et à quelle
fin ? Qui bénéficie de l’éducation,
de temps libre, voire même de l’espérance de vie
nécessaire à produire ? Qui jouit du soutien
institutionnel et social nécessaires pour réussir comme
artiste ? En posant ces questions au sujet de la culture
produite au sein de l’Apartheid, notre but n’est ni de
couper le lien entre l’œuvre et ses
spectateur·trice·s, ni d’exclure les artistes
israéliens. On reconnaît que, comme nous le montrent les
fresques de Michel-Ange sur les plafonds de Chapelle Sixtine, une
œuvre d’art peut être à la fois une
réflexion sublime et une forme efficace de propagande. Nous
exigeons des producteurs comme des consommateurs une prise de
conscience du rôle politique joué par les institutions
culturelles dans la reproduction d’un système de
domination affreux.

    En appelant à boycotter une compagnie de
danse qui sert de bon gré le projet « Brand
Israël » (label Israël) –
instrumentalisant son art pour adoucir l’image de
l’état répressif –nous ne bloquons pas le
dialogue. Nous l’engageons en interrogeant l’éthique
de l’artiste. Nous demandons réflexion, prise de
conscience et engagement libérateur, voire
fidélité à la liberté intrinsèque de
l’art. Nous incitons les représentants des institutions
qui invitent les artistes à réfléchir à
comment la fenêtre qu’ils offrent à la culture
israélienne est encadrée ; au profit de qui,
à quelle fin. Nous exigeons qu’ils entament un dialogue
avec les artistes israéliens sur l’éthique de
l’artiste travaillant sous conditions d’apartheid. De
même pour le grand public, nous l’engageons à se
responsabiliser quant à la relation entre culture et politique.

    Le boycott culturel est la forme de
solidarité internationale non-violente la plus
conséquente qu’on ait. Il s’inscrit dans la
réflexion pratique de stratégie et d’impact, dans
l’exigence politique de justice et d’égalité
et dans la vision d’une culture qui se libère du racisme
et du colonialisme. Nous appelons toutes et tous,
intellectuel·le·s, artistes, commissaires,
spectateur·trice·s, etc. en Europe et en Israël,
à se joindre à cette lutte !

Gabriel Ash



(1)Déclaration publiée le 31.10.2008 suite à un
rassemblement de Pa­les­tinien·ne·s,
d’Israélien·ne·s progressistes et
d’organisations et mouvements sociaux internationaux à
Bilbao en Espagne. On la trouve ici :
http://electronicintifada.net/content/bilbao-initiative-declaration-and-action-plan/865