L'incarcération en masse des afro-américains aux Etats-Unis

Le 13 janvier 2012, Amy Goodman et Juan Gonzalez de la chaîne de télévision alternative Democracy Now s’entretenaient avec Randall Robinson, le fondateur de TransAfrica, une association de défense de la diaspora africaine aux Etats-Unis, ainsi qu’avec Michelle Alexander1, auteure de The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness (2010), qui vient d’être réédité en poche2

L’incarcération de près de 2 millions de noirs aux Etats-Unis et la privation de droits infligés à des millions d’autres par le système pénal équivaut, actuellement, concrètement à l’annulation d’une bonne partie des conquêtes du mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, il y a plus d’Afro-Américains sous contrôle pénal que d’esclaves en 1850, et un plus grand nombre d’entre eux sont privés de droits civiques qu’en 1870.

 

A.G. J’aimerais vous faire tout d’abord réécouter ce fameux passage du discours de Martin Luther King du 28 août 1963 : « Je rêve qu’un jour cette nation se dressera et fera honneur à la vraie signification de son credo : « Nous tenons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes sont créés égaux. » Je rêve qu’un jour sur les collines rouges de Georgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je rêve qu’un jour, même l’état du Mississippi, un Etat qui étouffe dans la fournaise de l’injustice, qui étouffe dans la fournaise de l’oppression, sera transformé en une oasis de liberté et de justice. Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés par la couleur de leur peau, mais à la mesure de leur caractère. J’ai un rêve aujourd’hui ! » 

J.G. A la veille de l’anniversaire de la naissance de Martin Luther King [le 15 janvier 1929], nous avons souhaité associer Michelle Alexander à cette discussion pour parler de l’Amérique noire.

A.G. L’experte juriste et l’avocate des droits civiques que nous recevons aujourd’hui, Michelle Alexander, a défendu dans son dernier livre que, bien que les lois du système Jim Crow [l’ordre ségrégationniste avant le milieu des années 60] aient été abrogées, le système de castes raciales qu’elles ont contribué à instituer est resté intact. Il a simplement été remodelé pour que le contrôle racial actuel passe par la justice criminelle. Nous célébrons cette année le centième anniversaire de la création de l’ANC en Afrique du Sud. Or, comme vous l’avez montré, il y a proportionnellement plus d’Afro-Américains détenus aux Etats-Unis que de Sud-Africains noirs, dans leur pays, au sommet du régime de l’apartheid.

M.A. Oui. Vous savez, je crois que nous sommes frappés de cécité, dans ce pays, sur les multiples façons qui nous ont conduits à réinventer un système de castes qui fonctionne sur un mode aussi oppressif, à bien des égards, que celui qui existait en Afrique du Sud au temps de l’apartheid, ou aux Etats-Unis à l’époque de Jim Crow [avant le milieu des années 60]. Alors qu’aujourd’hui, nos règles et nos lois ne tiennent officiellement pas compte de la couleur de la peau, elles contribuent à discriminer de façon extrêmement marquée. Par le biais de la guerre contre les drogues et du mouvement « tolérance zéro », des millions de pauvres gens, en grande majorité de couleur, ont été happés dans nos prisons et pénitenciers, désignés comme criminels, principalement pour des délits non violents ou liés à l’usage et au petit commerce de drogues – le type même d’infractions observé fréquemment parmi les blancs des classes moyennes ou sur les campus, et qui est largement ignoré. Leur désignation comme criminels les ramène durablement à un statut de citoyen·ne·s de deuxième classe qui les prive des nombreux droits prétendument conquis par le mouvement des droits civiques : droit de vote, droit de participer à un jury, droit à l’égalité de traitement face à l’emploi, au logement, à l’éducation et à la prévoyance sociale.

JG. L’un des aspects fascinants de votre livre, qui vient d’être réédité en poche, c’est votre témoignage sur le chemin qu’il vous a fallu parcourir pour réaliser que, même en tant que militante et avocate des droits civiques, vous n’étiez pas clairement consciente de la profondeur et de l’extension de cette incarcération de masse.

M.A. Oui, j’admets dans l’introduction du livre que je n’ai pas vu cela pendant longtemps. Même comme avocate du mouvement des droits civiques, préoccupée fondamentalement par la justice raciale et qui croyait savoir, en tant que juriste, comment fonctionne le système pénal, j’étais aveugle. Et c’est seulement après avoir défendu pendant des années les victimes de harcèlement policier, de brutalités ou d’interventions-chocs contre le trafic de drogues, dans les communautés pauvres de couleur, afin de les aider à réintégrer une société qui n’a jamais montré beaucoup d’intérêt pour elles, que j’ai fait une série d’expériences qui ont contribué à ma prise de conscience personnelle.

     J’ai commencé à réaliser que notre système de justice criminelle opère plus à la façon d’un système de castes que d’un système de prévention ou de contrôle du crime, et que bien des mythes visant à expliquer pourquoi notre système carcéral a explosé durant ces trente dernières années, et pourquoi nous avons maintenant le taux d’incarcération le plus élevé au monde, sont absolument risibles dès lors que nous les considérons de plus près. Notre population carcérale n’a pas explosé en raison d’une augmentation du nombre de crimes ou du taux de criminalité. Les gens de couleur ne sont pas enclins à commettre plus de délits liés à la drogue que les blancs. Ainsi, nombre de raisons qui ont été invoquées ne sont tout simplement pas pertinentes, dès lors que vous creusez un peu le sujet. Mon livre représente un effort dans cette direction.

 

A.G. Parlons de ce qui arrive lorsqu’une personne va en prison. Comment cela affecte-t-il le reste de sa vie ? Pouvez-vous nous donner simplement des chiffres ? La moitié des jeunes hommes noirs de ce pays n’ont-ils pas été incarcérés, libérés sur parole ou condamnés avec sursis ? La moitié ?

M.A. Oui. Vous savez, dans de larges secteurs urbains, la moitié, voire plus de la moitié des Afro-Américains de sexe masculin en âge de travailler ont un casier judiciaire et font l’objet de discriminations légales pour le reste de leurs jours. Dans certaines villes comme Chicago, il a été estimé que près de 80 % des Afro-Américains de sexe masculin en âge de travailler ont un casier judiciaire et font donc partie de cette caste inférieure, de ce groupe de gens définis largement par la race, qui sont relégués dans un statut de seconde classe par la loi.

 

A.G. Qu’est-ce que cela signifie, par exemple, en termes de logement ?

M.A. Bien, vous savez, beaucoup de gens se rendent compte du fait que lorsqu’on sort de prison, la vie est rude, mais que si on travaille dur et qu’on est capable de se discipliner et d’éviter les embrouilles, on peut s’en sortir. Mais cela n’est vrai que pour une petite minorité. Lorsqu’on sort de prison avec un casier judiciaire, on subit une discrimination à l’embauche pour le restant de ses jours. On doit cocher cette case dans les questionnaires d’embauche en sachant que ceux-ci iront probablement directement à la poubelle.

 

A.G. Parfois, même si vous n’avez pas été condamné, vous devez révéler que vous avez été arrêté.

M.A. Absolument. Et vous pouvez être banni du logement public pour une simple arrestation ; il n’y a pas besoin d’avoir été condamné. Les gens qui rentrent de prison et viennent habiter avec leur famille risquent ainsi de provoquer leur expulsion. Au regard de la loi fédérale, vous n’avez plus droit aux bons de nourriture pour le restant de votre vie si vous avez été condamné pour une violation de la loi sur les stupéfiants. Par chance, actuellement, plusieurs Etats ont renoncé à cette mesure discriminatoire, ce qui n’empêche pas des milliers de gens d’être privés d’aide alimentaire parce qu’ils ont été une fois condamnés pour consommation ou trafic de drogue.

J.G. J’aimerais associer Randall Robinson à notre conversation. Lorsque vous étiez à TransAfrica [association pour la défense de la diaspora africaine aux Etats-Unis] et que vous travailliez à Washington, dans les années 80 et 90, le climat de la capitale fédérale était marqué par l’appel à « plus d’incarcérations ». Est-ce que certains leaders politiques avec lesquels vous discutiez alors se rendaient compte de l’impact à long terme de cette tendance ?

R.R. Je me souviens que lorsque nous avons été d’abord arrêtés à l’ambassade et que nous avons été conduits en prison cette première nuit, tous les détenus enfermés avec moi étaient noirs.

 

A.G. Vous aviez été arrêtés pour une protestation contre l’apartheid en Afrique du Sud ?

R.R. Pour une protestation à l’ambassade. Nous étions tous noirs et j’avais remarqué cela. A cette époque, on m’avait dit qu’un jeune noir sur trois du District de Columbia était soumis à une forme ou une autre de contrôle pénal. Et ce qui m’avait surpris et continue à me déranger à ce propos, c’est que quand nous luttions dans le mouvement des droits civiques, certains de nous étaient en meilleure position que les autres pour tirer parti des changements en cours. Ainsi, alors que nous avions tous été dans le même bateau durant la ségrégation, lorsque le changement est intervenu, nous n’étions plus logés à la même enseigne. Certains de nous ont pu s’en sortir, alors que d’autres étaient voués à rester dans la merde. Et je ne crois pas que ceux d’entre nous qui s’en sont sortis ont travaillé assez dur, avec assez de ténacité, pour se souvenir depuis lors de ceux qui n’ont pas pu échapper à leur condition.

     Le résultat c’est que nous voyons notre futur comme un peuple de détenus en Amérique. Comment pouvons-nous ne pas être concernés de façon évidente par le sort de tous ces jeunes noirs qui sont emprisonnés ? Parce que nous sommes indissolublement liés à eux. Leur futur est notre futur. Notre futur est leur futur. Et nous devons être conscients de cela. Mais cette idée ne s’imposera pas vraiment si nous ne donnons pas des nouvelles de cette situation chaque jour. En effet, beaucoup de gens n’en savent rien. C’est pourquoi Michelle Alexander a fait un travail extraordinaire qui m’impressionne énormément. Nous avons tant besoin de réaliser que c’est une tâche à laquelle nous devons tous nous attacher.

A.G. Michelle Alexander, vous avez écrit longuement sur l’incarcération de masse des Afro-Américains aux Etats-Unis. Quelles en sont les implications sur le vote dans ce pays ? Des gens sont morts pour le droit de vote. Et pourtant, aujourd’hui, qu’arrive-t-il aux personnes emprisonnées ? Un chiffre suffira : Human Right Watch dit que chaque année, de 1980 à 2007, les Afro-Américain·e·s adultes ont connu des taux d’arrestation 2,8 à 5,5 plus élevés que les blancs. Et pourtant, les Afro-Américain·e·s et les blancs ont des taux identiques de consommation et de trafic de drogues illégales. Comment cela affecte-t-il la composition de l’électorat qui vote pour nos lois ?

M.A. Vous savez, la privation des droits civiques associée à des peines pénales a réussi à accomplir ce que les taxes personnelles et les tests d’alphabétisation n’avaient pas réussi. Les citoyen·ne·s des Etats-Unis sont privés du droit de vote dans de nombreux Etats en cas de condamnation pénale ; ainsi, une petite infraction à la loi sur les stupéfiants peut vous stigmatiser comme un criminel à vie. Et lorsque les détenus sortent de prison, ils peuvent se voir privés de leurs droits civiques pour des années supplémentaires, voire, dans quelques Etats, pour le reste de leur vie.

     Vous savez, les lois d’exclusion des délinquant·e·s ont réalisé aujourd’hui ce que la taxe pour voter et les tests d’illettrisme n’avaient pas réussi à accomplir. Or, je vois que bon nombre de personnes haussent les épaules lorsque je fais observer que tant de gens sont privés du droit de vote en raison de condamnations pénales. Pourtant, dans les démocraties occidentales, les prisonniers ont le droit de voter. Alors qu’ici, on vous retire le droit de vote, non seulement lorsque vous êtes en prison, mais aussi après que vous ayez été relâchés.

 

A.G. N’y a-t-il pas deux Etats aux USA où les prisonniers gardent le droit de vote ?

M.A. Oui, absolument, c’est dans le Maine et le Vermont. Mais nous ne semblons pas prendre la démocratie très au sérieux ici, aux Etats-Unis, particulièrement pour les pauvres et les gens de couleur.

 

J.G. Et que penser de ce recours croissant, de la part de nombreux départements de police, aux arrestations arbitraires ou justifiées par la défense de la « qualité de la vie » du quartier ? A New York, par exemple, sur 600 000 personnes victimes d’arrestations arbitraires, 90 % étaient Noires ou latinos. Et de plus en plus, on assiste à la militarisation des écoles, à l’arrestation des étudiant·e·s dans les écoles, voire à la présence de la police au sein des écoles. Quel est le contrecoup de la construction de ce nouveau système ségrégationniste dans la rue et dans les écoles ?

M.A. Eh bien, vous savez, le moteur de cette incarcération de masse, c’est le flux de gens pris dans les mailles du système par des tactiques policières agressives comme les interpellations et fouilles arbitraires. Ainsi, en 2010 seulement, plus de 600 000 personnes ont été arrêtées de cette façon à New York, sur simple présomption policière. Dans moins de 15 % des cas, un comportement suspect a pu être invoqué. L’écrasante majorité de ces personnes l’ont été sur le chemin de l’école, du travail, de l’église. Et finalement, elles sont entrées en contact avec le système pénal par ce biais et se sont vues traitées de délinquantes pour des délits non violents et sans importance. La consommation de drogue est à peu près aussi répandue dans les quartiers de classe moyenne blanche que dans les quartiers pauvres, mais ce sont les gens de couleur les plus démunis qui écopent.

A.G. Michelle Alexander, vous avez parlé de la guerre contre la drogue comme d’une contre-
révolution par rapport au mouvement des droits civiques.

M.A. Oui, absolument. Vous savez, de nombreux historien·ne·s et sociologues ont montré que l’actuelle guerre contre la drogue découlait d’une stratégie du Parti républicain, connue sous le nom de « Stratégie du Sud », qui table sur des appels politiques à la fermeté, racialement codés, en matière de crime et de prévoyance sociale, pour attirer les suffrages des milieux ouvriers blancs pauvres, gagnés par l’anxiété, la crainte et le ressentiment face aux gains réalisés par les Afro-Américain·e·s durant le Mouvement des droits civiques.

     Et vous savez, pour être honnête, il faut reconnaître que les blancs de milieux ouvriers et pauvres ont subi les contrecoups du Mouvement pour les droits civiques. Les riches blancs ont pu continuer à garantir à leurs enfants tous les privilèges qui découlent de l’argent, tandis que les blancs des milieux ouvriers pauvres subissaient une dégradation sociale, leurs enfants pouvant être conduits en bus à l’autre bout de la ville dans des écoles de qualité inférieure. De même, les programmes de discrimination positive les ont convaincus que les noirs étaient propulsés devant eux pour aller à Harvard ou à Yale, ou pour obtenir des emplois dans les grandes entreprises. Cet état de choses a suscité un énorme potentiel d’anxiété, de crainte et de ressentiment, créant aussi une formidable opportunité politique.

     Les sondeurs d’opinion et les stratèges politiques ont réalisé que les promesses à peine voilées de se montrer ferme envers une catégorie de la population, définie sans trop de nuances par la race, pourraient être extrêmement efficaces pour persuader les travailleurs et les travailleuses, ainsi que les pauvres blancs d’abandonner la coalition démocrate du New Deal et de rejoindre massivement le Parti républicain. Ainsi, la guerre contre la drogue coïncidait vraiment avec un effort du gouvernement Reagan pour tirer parti de ses promesses de campagne d’être intransigeant à l’égard d’un groupe de gens définis au sens large par la race.

 

A.G. J’aimerais vous demander à vous, et ensuite à Randall Robinson, ce que vos recherches et vos expériences vous inspirent en termes de solutions. Nous voyons aujourd’hui le mouvement Occupy et comme il a ébranlé ce pays. Maintenant, même les républicains se disputent entre eux à propos du capitalisme qu’ils pratiquent, l’ex-candidat à l’investiture Rick Perry traitant Mick Romney de capitaliste vautour. De quel type de mouvement pensez-vous que nous ayons besoin aujourd’hui ?

M.A. Seul un grand mouvement social peut espérer stopper l’incarcération en masse aux Etats-Unis et inspirer un nouvel engagement en faveur du rêve de Martin Luther King. Vous savez, si nous devions revenir aux taux d’incarcération que nous avions dans les années 70, avant la guerre contre les drogues et le lancement de la campagne « tolérance zéro », il nous faudrait aujourd’hui libérer 4 prisonniers sur 5. Un million de personnes employées par le système pénal perdraient leur emploi. C’est pourquoi ce système ne va pas disparaître sans un grand soulèvement social, sans un tournant véritablement radical de la conscience publique.

     Ainsi, selon moi, ce devrait être un mouvement pour les droits humains. Un mouvement pour l’éducation, contre l’incarcération ; pour l’emploi, contre la prison ; un mouvement qui reconnaisse l’humanité et la dignité fondamentales de chacun·e, en dépit de ce qu’il-elle est ou de ce qu’il-elle a fait, de telle façon que nous ne considérions pas comme normal et naturel de priver les gens de leurs droits civiques et humains après leur sortie de prison.

 

A.G. Randall Robinson, vous avez été le fer de lance du mouvement anti-apartheid dans ce pays, vous avez été arrêtés à de nombreuses reprises, notamment devant l’ambassade sud-africaine. Vous avez fait une grève de la faim, presque à la mort, contre le gouvernement Clinton, pour permettre aux Haïtien·ne·s d’être accueillis aux Etats-Unis lors du coup d’Etat sanglant de 1991-1994. Parlez-nous de la force des mouvements sociaux et de ce que vous pensez qu’il devrait se produire ici, tandis que vous avez quitté les USA et vivez à Saint Kitts (Antilles).

R.R. 12 % seulement des personnes prévenues pour des infractions non violentes à la loi sur les stupéfiants sont noires, pourtant, 56 % de ceux qui sont poursuivis, et 75 % des emprisonnés, sont noirs. L’injustice criante de ces chiffres saute aux yeux. Mais il faut trouver le moyen de diffuser de telles informations largement. L’indignation doit être relayée par l’information pour susciter une réaction. L’Afrique du Sud, ça a marché tout de suite, parce que tout le monde savait ce que c’était que l’apartheid lorsque nous avons été emprisonnés. Aujourd’hui, c’est sensiblement différent.

     Nous sommes en retard sur le reste du monde sur bien des points. Nous jouons dans la même catégorie que la Chine, l’Iran et deux ou trois autres pays pour notre attachement à la peine de mort, tandis que le reste du monde a pris d’autres options. Pourtant 75 % des personnes exécutées sont Noires ou latinos. L’injustice du système ressort des statistiques. Pour les mêmes crimes, les noirs reçoivent des sentences deux fois plus lourdes, ce qui viole le sens le plus élémentaire de la justice.

     Comment présenter les choses de telle façon que les gens perçoivent ce message et comprennent qu’il ne s’agit pas seulement d’une question raciale, mais d’une question qui concerne tous les Américain·e·s soucieux de démocratie, de justice, de bonne foi et de décence. C’est ce qu’il nous reste à faire. Nous sommes en train de condamner l’avenir de ce pays. Nous sommes en train de tuer le génie de millions de personnes dans des cellules de prison.


Justice pour Mumia Abu-Jamal

Le 25 avril 2012, Mumia Abu-Jamal s’entretenait par téléphone avec Amy Goodman et Nermeen Shaikh, en direct sur la chaîne de télévision alternative new-yorkaise Democracy Now. Nous reproduisons ici leur échange. Rappelons que Mumia, accusé d’avoir tué un policier en 1981, a été condamné à mort en 1982. Ancien membre du Black Panther Party, il présidait alors l’Association des journalistes noirs de Philadelphie. Sa culpabilité a toujours été contestée, de même que l’impartialité de son jugement. Depuis janvier 2012, à la suite d’un ultime verdict de cour d’appel, il a finalement échappé au couloir de la mort pour se voir condamné à la détention à perpétuité. La lutte pour la justice continue.

 

A.G. Nous avons une liaison téléphonique avec Mumia Abu-Jamal depuis sa prison de Pennsylvanie. Il nous parle pour la première fois depuis qu’il a quitté le couloir de la mort. Mumia, peux-tu nous dire où tu te trouves ? Bienvenue à Democracy Now !

M.A.-J. Bonjour, Amy, et bonjour à Democracy Now ! Je suis dans le quartier de haute sécurité de SCI Mahanoy, une prison du comté de Schuylkill dans le nord-est de la Pennsylvanie.

 

N.S. Mumia, peux-tu nous dire en quoi tes conditions sont différentes ici de celles de la prison où tu étais auparavant ?

M.A-J. Sur plus d’un point, elles sont similaires. Seules les dimensions changent. Ici, tout est plus grand. Depuis près de trois décennies, j’étais logé dans ce qu’on pourrait appeler une cage ou une niche pour chien avec un autre gars du couloir de la mort. Cela fait une sérieuse différence avec la grande cage d’ici, qui fait un mile de long, où je suis enfermé avec 400 à 500 autres hommes.

 

A.G. Peux-tu nous dire ce que tu éprouves depuis que tu as échappé au couloir de la mort, depuis que la mort ne rôde plus autour de toi, mais que tu es condamné à la prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle ?

M.A.-J. Bien, tu as à peu près répondu à la question en la posant. En fait……

Voix enregistrée : Cet appel provient de l’Institution correctionnelle d’Etat à Mahanoy et fait l’objet d’un contrôle et d’un enregistrement.

M.A.-J. Tu m’as sans doute entendu parler de la vie comme d’un « lent couloir de la mort ». Cela sonne un peu dramatique, mais contient plus de vérité qu’une hyperbole. Et c’est parce que, tu sais, la Pennsylvanie a la plus forte population, ou l’une des plus fortes populations de condamnés à perpétuité – des jeunes, en fait, condamnés à vie. Or, en Pennsylvanie, il n’y a pas de demi-mesures : tous les condamnés à vie sont des condamnés à vie, pour toute leur vie. Dans ce sens aussi, je pense, ils ont vu « plus grand ». Je veux dire, c’est plus grand du point de vue de la durée de l’emprisonnement, et c’est donc un lent couloir de la mort.

     Et lorsque tu vois comme moi aller prendre leur repas ce que j’appelle « la marche du million d’hommes en fauteuils roulants », cela te fait quelque chose. Tu ouvres les yeux le matin et tu vois 30 à 40 gars qui prennent le départ en fauteuil roulant. Certains sont jeunes, mais la plupart sont déjà vieux. Et ainsi va la vie en Pennsylvanie.

 

A.G. Mumia, il y a eu une manifestation de Occupy hier, le 24 avril, devant le Département de justice, pour ton anniversaire [Mumia vient d’avoir 58 ans]. Les gens ont demandé au procureur général de rouvrir l’enquête sur ton cas. Qu’est-ce que tu aimerais qui se passe ?

M.A.-J. Bon, comme je l’ai dit à nos amis à Washington, hier, franchement, nous voulons la liberté. Je veux dire, je pensais ce matin, lorsque j’ai appris que nous pourrions peut-être te parler, à un cas connu dans les recueils de droit fédéral sous le nom d’US contre Brown. Cette personne est mieux connue sous le nom de Rap Brown ou Gerold Brown. Il s’appelle aujourd’hui Imam Jamil. C’est un cas ancien, qui remonte probablement aux années 70. Mais dans ce cas, une affaire fédérale, le juge a parlé ainsi du frère Jamil sur un terrain de golf, entouré d’autres gens : « Je vais faire ce qu’il faut pour nous débarrasser de ce nègre ».

     Il faut évoquer cela dans le contexte du juge Albert F. Sabo du Tribunal de Philadelphie [le juge qui a fait condamner à mort Mumia], qui n’a pas dit cela sur un terrain de golf, devant ses amis, mais devant la cour, pendant un jugement : « Je vais les aider à griller ce nègre ». Cela a été entendu par un huissier de justice – un membre du personnel de la cour, un employé du tribunal, soit la personne qui est sans doute la mieux qualifiée pour écouter une conversation, parce que c’est son travail. Son activité professionnelle consiste à prendre des notes pendant les audiences. Pourtant, nous n’avons appris cela que des années plus tard, et lorsque nous avons invoqué ce témoignage, il a été fondamentalement ignoré par toutes les juridictions qui en ont été saisies. Comment est-ce possible ? Ainsi, je veux dire, c’est sans doute une indication, comme tu peux le constater, un exemple de l’injustice du système. 

 

* Traduction française du bimensuel solidaritéS d’après http ://www.democracynow.org/


 

1  Ancienne directrice du Racial Justice Project de l’American Civil Liberties Union (ACLU) de Californie du Nord, elle collabore actuellement au Kirwan Institute for the Study of Race and Ethnicity et au Moritz College of Law de l’Université d’Etat de l’Ohio.

2   La traduction française de ce titre pourrait donner  : Le retour de la ségrégation : l’incarcération de masse au temps de la vision en noir et blanc.