Passer à l'action: au théâtre et au-delà

 José Lillo vient de créer la pièce Elseneur Machine au Théâtre Saint-Gervais à Genève. Cet acteur et metteur en scène de 42 ans défend un langage théâtral sans concessions qui pose le problème du passage à l’action. Nous avons eu l’occasion de l’accueillir, avec quelques autres comédiens, à notre dernière Université de printemps. Nous nous sommes entretenus avec lui sur son parcours de metteur en scène et sur sa dernière création.

 

Peux-tu me parler brièvement de ta trajectoire ?

Je suis né à Genève, en 1970, de parents immigrés espagnols. Ma mère était jeune fille au pair et mon père travaillait dans la restauration. J’ai appris le français au jardin d’enfants en ne cessant de me demander qui j’étais et d’où je venais. Par la suite, passionné par la BD et les arts de la scène, j’ai réussi à m’inscrire à l’école de théâtre Serge Martin à Genève, dont j’ai obtenu le diplôme en 1996. C’est dans ce cadre collectif que j’ai pu travailler à dépasser ma timidité et à acquérir les outils nécessaires au jeu d’acteur et à la mise en scène.

 

Comment devient-on acteur et metteur en scène dans la Genève de la fin des années 90 ?

Genève vivait alors son «printemps des squats». Il y avait des dizaines de maisons occupées. J’étais au squat de la rue Rousseau, où nous parlions beaucoup de théâtre. Je rêvais de monter le Woyzeck de Georg Büchner. Et je n’étais pas le seul à rêver de mise en scène, mais nous hésitions à passer à l’acte. Nous nous demandions si chacun ne pourrait pas tour à tour mener son propre projet avec la participation des autres. Nous voulions travailler dans la plus grande liberté sans pour autant renier d’importants héritages…

Dans quelles conditions as-tu réussi à monter Woyzeck ?

En 1999, l’occasion s’est présentée de tenter une première expérience à Artamis, un lieu culturel autogéré. On nous avait mis à disposition une grange non chauffée (la halle 52), à côté du théâtre Galpon. Sans nom de compagnie, sans moyens financiers, notre collectif a commencé à travailler autour de mon projet. Nous avons cependant rapidement découvert que nous manquions d’une véritable intelligence collective: les disputes étaient permanentes et on était au bord de l’explosion quand la pièce a été présentée au public. On ne se parlait plus et on était convaincu que ce serait un échec. Pourtant, la performance a séduit le public. Claude Stratz, alors directeur de la Comédie, avait été conquis…

 

Peut-on développer durablement un travail de création dans des conditions aussi précaires ?

Non, bien sûr. Il fallait impérativement sortir de la marginalité pour jouer aussi en institution. Ce n’est pas une question de prestige, mais de moyens. Les métiers de la scène ne peuvent pas survivre longtemps sans subventions. Or, l’environnement culturel du début des années 2000 était en train de changer rapidement… D’une part, la scène alternative dépérissait, avec l’évacuation systématique des squats par la police, sous la pression de la spéculation immobilière. D’autre part, les institutions subventionnées se fermaient aux jeunes créateurs locaux.

 

Comment as-tu pu faire face à cette double difficulté ?

Le théâtre de Saint-Gervais offrait un espace « intermédiaire », disposant de moyens, mais laissant une large place à l’expérimentation et aux créations locales…

 

Oui, c’est la raison pour laquelle, notre journal a défendu bec et ongles l’avenir de cette scène, alors que le magistrat vert Patrice Mugny parlait ouvertement de la fermer pour trouver les financements supplémentaires nécessaires à la Grande Comédie. Cette question est d’ailleurs loin d’être résolue…

Je sais, mais il y avait aussi un autre problème… Etouffée par la spéculation immobilière et par une politique culturelle « de prestige », la création théâtrale était aussi confrontée à un autre défi : l’avènement d’un « théâtre contemporain » de plus en plus esthétisant, qui tournait le dos au politique, dans la lignée de plasticiens comme Romeo Castellucci, régulièrement invité au Festival d’Avignon depuis 1998, dont il ne s’agit d’ailleurs pas de renier les mérites. Pour les créateurs qui privilégient comme moi le texte, les temps devenaient donc plus difficiles.

 

Les restrictions successives de la Loi sur le chômage n’aggravent-elles pas les conditions des intermittents du spectacle ?

Oui, les révisions de la Loi fédérale sur le chômage ont rendu à chaque fois notre situation plus précaire. Pour prendre un exemple récent, les nouvelles dispositions prévoient qu’il faut avoir travaillé effectivement 18 mois sur 24 pour prétendre à un plein droit au chômage. En dépit du fait que les 60 premiers jours de chaque contrat comptent désormais double, il est pourtant plus difficile d’y arriver qu’auparavant, où il suffisait d’avoir travaillé 12 mois sur 24, même si seuls les 30 premiers jours de chaque contrat comptaient double. Plutôt que cette politique de misère, ne faudrait-il pas réfléchir à salarier les intermittents du spectacle en tenant compte des multiples aspects de leur rôle social ? Ne faut-il pas d’urgence sortir d’une conception de la culture comme rituel pour les élites, voire comme pur divertissement abandonné aux lois du marché ?

 

Comment t’es venue l’idée de monter Elseneur Machine?

En 2010, Marie-Claire Caloz-Tschopp nous avait demandé d’intervenir dans le colloque « Colère, courage et création politique » qu’elle organisait à l’Université de Lausanne. J’ai alors cherché des fragments de textes en prise avec cet événement. Il s’agissait d’une mise en scène sommaire qui visait notamment à questionner le cadre rigide de l’amphithéâtre universitaire… Lorsque nous avons eu la possibilité de prolonger cette expérience sur la scène de Saint-Gervais, j’ai pensé à Hamlet, prince d’Elseneur, qui pose la question du passage à l’action. Nous avons alors travaillé collectivement à choisir et à coudre ensemble d’autres extraits de textes. Certains passages étaient difficiles, parfois obscurs, mais tout comme la poésie, la parole intelligente se révèle souvent petit à petit, parce qu’elle dépasse la perception immédiate. N’est-ce pas la vocation du théâtre de faire voir au-delà……

 

Entretien réalisé par Jean Batou