Le féminisme «insurrectionnel» n'a pas dit son dernier mot

Dès le début du 20e siècle, la mobilisation du 8 mars a opéré la jonction des luttes pour l’égalité entre femmes et hommes, et pour l’émancipation sociale. Ce lien a été revendiqué à nouveau avec force dans les années 1968. Le «nouveau mouvement féministe» envisageait en effet la libération comme un processus dialectique : pas de libération des femmes sans libération des oppri­mé·e·s dans leur ensemble et pas de libération des oppri­mé·e·s sans libération des femmes. 

L’articulation nécessaire du combat contre la domination masculine et les autres formes de domination, du féminisme avec les luttes de libération, avec celles de l’immigration et du monde du travail, était la pierre de touche du mouvement des femmes. Son objectif était de se poser en ferment d’une alliance contre toutes les formes d’oppression (de genre, de classe, de «race»), ne serait-ce que parce que bon nombre de femmes les subissaient toutes à la fois.

Depuis les années 80, ces positions ont marqué un repli. Avec l’irruption de la crise, qui a placé le mouvement social sur la défensive, le féminisme «insurrectionnel» a cédé progressivement du terrain à ce que Nancy Fraser appelle le «féminisme dompté», qui invite les aspirations féministes à trouver une (petite) place dans la construction normative du capitalisme néolibéral. Certes, cette évolution ne touche pas l’ensemble du mouvement, loin s’en faut, mais les voix dissonantes deviennent de plus en plus inaudibles. 

Ainsi, l’exigence de la parité des sexes au sein des institutions – aussi légitime soit-elle – s’est-elle dissociée de celle de la participation effective des ex­ploité·e·s et oppri­mé·e·s à la vie politique. En effet, combien y a-t-il d’employés peu qualifiés, d’ouvriers, d’immigrés, de précaires – femmes ou hommes – dans les parlements ? La représentation politique de ces catégories majoritaires, fortement discriminées, est-elle d’ailleurs concevable sans mettre en cause le salariat sous-payé, aux horaires flexibles, et précaire ? Est-elle possible sans rompre avec la démocratie représentative, où l’égalité des can­di­dat·e·s et des élu·e·s est une fiction au regard de leur inégalité sociale ? A défaut de pouvoir apporter des réponses à ces questions, est-on bien certain-e-s de les avoir gardées bien présentes à l’esprit ?

«L’universel féminin» semble s’être substitué à cette idée cardinale selon laquelle l’oppression des femmes traverse toutes les formes d’oppression et se combine avec elles. Dans leur majorité, les femmes sont en effet des salariées subalternes, moins bien payées, plus précaires, et bénéficiant de retraites plus réduites?; elles sont les premières touchées par le démantèlement de l’Etat social. Elles sont donc nombreuses à vivre une discrimination sexuelle démultipliée par leur position de classe, sans parler des circonstances «aggra­vantes» liées à l’immigration ou à la couleur de la peau. 

Pourtant, la «promotion des femmes» n’est-elle pas le but affiché par toute «société démocratique avancée», dont le résultat se mesure par l’accès des femmes aux responsabilités (dans les institutions et la hiérarchie des entreprises publiques et privées) ? C’est oublier que cet objectif a pour double effet d’«essentialiser» la féminisation du pouvoir (elles agiront autrement), et de mettre en sourdine la critique des institutions mêmes, qui ont été conçues à l’image d’une société patriarcale de classe. Ne risque-t-on pas ainsi d’enfermer les luttes pour l’émancipation dans le cercle restreint d’un combat pour la parité au sein d’une élite, oubliant au passage la grande majorité des femmes et des oppri­mé·e·s ? 

En même temps, les milieux racistes, néocolonialistes et bellicistes n’hésitent pas à faire des clins d’œil aux femmes. N’est-ce pas au nom de leurs droits qu’on justifiait hier les interventions en Afghanistan, aujourd’hui au Mali, et demain, qui sait, en Iran ? L’alibi de la libération des femmes pare ainsi d’un vernis démocratique les aventures néocoloniales, la stigmatisation des immigrés non européens (réputés machistes), et le renforcement de l’Etat pénal. Elle se nourrit de l’idée trompeuse, qu’en Occident, «l’égalité est acquise»

Les questions les plus subversives de l’égalité substantielle et de l’émancipation sociale, portées par le féminisme, ont été en partie désamorcées. Si cela ne peut bien entendu être imputé aux féministes, la responsabilité de celles d’entre elles qui adhèrent peu ou prou à l’idée du «choc des civilisations» ne doit pas être négligé. Ne sont-elles pas «comptables», comme l’écrivait récemment Christine Delphy, de ce qu’on fait de leur lutte. Le patriarcat et le capitalisme ont une extraordinaire capacité d’adaptation?; l’instrumentalisation actuelle et la récupération de certaines revendications féministes sont l’un des exemples les plus manifestes de cette plasticité.

Aujourd’hui la revendication de l’égalité formelle risque de remplacer la tension vers l’égalité substantielle, vers un horizon émancipateur dont les promesses restent à réaliser ici comme ailleurs. N’est-il donc pas grand temps de renouer avec le féminisme «insurrectionnel» en questionnant les fondements de notre société patriarcale, de classe et néocoloniale, pour saisir l’intrication de ses formes de domination. Il ne doit pas exister de hiérarchie dans nos luttes au nom d’un moindre mal putatif. En effet, l’émancipation des femmes procède d’une opposition à la domination masculine et à toutes les formes d’oppression dont elles sont au premier chef victimes… Oublier cela c’est prendre le risque d’abandonner le terrain à nos adversaires.

 

Stéfanie Prezioso