L'émancipation contre le capitalisme

L'émancipation contre le capitalisme : Quelques réflexions à partir de l'exemple français

Nous reproduisons ici la version abrégée d’une intervention faite par notre camarade Patrick Le Moal, membre de la direction du NPA, lors de la dernière Université de printemps de solidaritéS, en mai 2013. Il pose le problème des conditions actuelles des luttes anticapitalistes pour l’émancipation humaine et du rôle des militant·e·s anticapitalistes dans les sociétés européennes en crise d’aujourd’hui, en partant de l’expérience française.

Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes» (Marx) 

 

La classe ouvrière industrielle, du fait de sa force et de sa centralité économique et sociale, a eu une place motrice dans les luttes de classe depuis plus d’un siècle. Ces secteurs (mineurs, automobile et plus largement métallurgie, etc.) en expansion constante jusque dans les années 1970, ont été à la pointe de toutes les affrontements, de tous les progrès sociaux essentiels pour l’ensemble des ex­ploi­té·e·s et op­pri­mé·e·s, de toutes les victoires pour ceux d’en bas, de toutes les luttes sociales et politiques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la place du secteur industriel décline régulièrement, formant des unités de plus en plus petites face à un patronat de plus en plus fort. Tout en restant un secteur essentiel, il ne joue plus aujourd’hui le même rôle moteur. On l’a vu dans les vingt dernières années, au cours desquelles les secteurs porteurs des luttes ont été les cheminots, les hospitaliers, les enseignants, sans parler des jeunes.

 

Travailleurs paralysés

 

Au niveau des entreprises, il y a de moins en moins d’unités où la grève et l’arrêt de la production peut obliger le patron à céder sur tout ou partie des revendications. L’organisation capitaliste en flux tendus, qui met les stocks sur les routes, ainsi que la structure de l’espace urbain qui oblige des millions de sa­la­rié·e·s à des déplacements quotidiens éreintants, font des moyens de transport et donc des carburants une question essentielle.

Ce sont les secteurs de la circulation des personnes et des marchandises, avec les secteurs de l’énergie qui ont aujourd’hui la capacité de bloquer l’économie. Ces secteurs  n’ont pas du tout la même place dans la société que les mines il y a quelques dizaines d’années. Ils ont la capacité de bloquer le fonctionnement normal de la société et ils ne s’en sont pas privés, malgré les campagnes qui les dénoncent comme preneurs d’otages. La façon dont leur droit de grève a été attaqué ces dix dernières années le démontre. Mais une grève de secteurs minoritaires qui bloque l’économie ne peut tenir sans le soutien majoritaire actif d’un mouvement général.

Les organisations syndicales ont aussi connu des mutations importantes. Aujourd’hui, les moyens financiers qui leur sont alloués par divers canaux représentent plus de la moitié du budget de chacune des grandes confédérations, et leur attribution est liée pour une bonne part à la participation à de multiples instances de concertation. Les permanents nationaux participent ainsi à de multiples réunions dont l’efficacité est souvent nulle, perdant petit à petit leurs liens avec les sa­la­rié·e·s bien sûr, mais aussi avec les structures de base du syndicat. 

Au niveau des entreprises, combien de di­ri­geant·e·s syndicaux passent plus de temps en réunion avec la direction, dans des négociations sans fin sur des sujets les plus divers (1), qu’avec les sa­la­rié·e·s, pour organiser concrètement l’action collective ? Et une fois obtenus quelques avantages matériels qui facilitent le quotidien du syndicat et de ses responsables, à quel prix peut-on prendre le risque de les perdre ? 

 

Pièges de l’aliénation

 

Le capitalisme prive l’écrasante majorité d’entre nous de l’accès aux moyens de production et de subsistance et nous oblige à vendre notre force de travail : nos produits ne nous appartiennent plus. De surcroît, plus que jamais, l’organisation du travail annihile les capacités créatrices des producteurs, et devient même nuisible et destructrice. D’où une aliénation sociale et psychologique qui atteint la capacité à communiquer et renforce le sentiment d’isolement. 

Comme l’a écrit Ernest Mandel : «Les conditions indispensables pour la disparition de l’aliénation de l’homme, du travail aliéné et des activités aliénées des êtres humains ne peuvent être créées que par […] le dépérissement de production marchande, la disparition de la pénurie économique, le dépérissement de la division sociale du travail grâce à la disparition de la propriété privée des moyens de production et à l’élimination de la différence entre travail manuel et travail intellectuel, entre producteurs et administrateurs.

Tout cela entraînerait la lente transformation de la nature même du travail qui cesserait d’être une nécessité imposée pour gagner de l’argent, un revenu et des moyens de consommation, et deviendrait une occupation exercée volontairement par les gens parce que cela correspondrait à leurs besoins intimes et exprimerait leurs talents. Cette transformation du travail en une activité humaine créatrice et multidimensionnelle est le but ultime du socialisme». (2)

Sur le plan social et écologique, il y a toujours eu des activités socialement inutiles, voire nuisibles, comme l’industrie de guerre ou l’énergie nucléaire. Y travailler place les sa­la­rié·e·s dans une position parfois difficile à assumer, même s’ils·elles peuvent participer au combat émancipateur de tous les tra­vail­leurs·euses. Le problème aujourd’hui, c’est que le nombre de sa­la­rié·e·s placés dans cette situation n’a cessé d’augmenter. Or, ce n’est pas la même chose de travailler dans un secteur moteur du progrès pour l’ensemble de la société, qui suscite la fierté, que dans un secteur qui hypothèque l’avenir…

Il n’est pas question de revenir ici sur les conséquences de l’effondrement des sociétés bureaucratisées du «socialisme réel», sur la façon dont le capitalisme sauvage s’est implanté en quelques années dans ces pays, sur le développement du capitalisme en Chine, y compris sur répression politique à Cuba… Parler du socialisme, de l’appropriation collective et démocratique des moyens de productions, est aujourd’hui compliqué… Il faut convaincre que c’est possible, en dépit des expériences passées, et c’est là un changement fondamental. De tout cela découle une méfiance de plus en plus forte envers les institutions verticales, les commandements pyramidaux. Or, les syndicats et les partis sont largement perçus, souvent à juste titre, comme des structures reproduisant ce type de fonctionnement. 

Cette situation impose de re­trou­ver les voies de l’émancipation, une utopie comme boussole et non comme bréviaire. On ne «meurt» pas pour le Smic à 1700 euros, voire pour les retraites, mais on peut puiser l’énergie nécessaire à ces combats dans la conviction qu’il existe une solution, un horizon, une utopie. Il y a donc un besoin fondamental de relégitimer, de recrédibiliser l’idée de transformation sociale, et d’en reconstruire les conditions. C’est ainsi que pourra se redécouvrir, probablement sous des formes que nous ne pouvons imaginer aujourd’hui, la légitimité de l’activité militante et la confiance dans la justesse du combat.

 

 

Formes de lutte récentes

 

La manifestation de rue existe depuis le mouvement ouvrier moderne, mais elle a pris une importance croissante comme mode d’expression politique et social depuis les années 1980. En 1988, un·e Français sur deux était prêt à manifester, en 1995 deux sur trois, et en 2002, trois sur quatre, ce qui place la manifestation au même rang que la grève en tant que moyen d’action (3). Les jeunes sont les plus nombreux à l’approuver. Les manifestations de masse inter­professionnelles sont devenues l’une des formes d’expression des mobilisations des ex­ploité·e·s et des op­pri­mé·e·s pour influer l’opinion et le pouvoir politique. Elles mobilisent également des forces sociales réactionnaires. C’est l’une des grandes évolutions de ces dernières décennies.

Lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010, il n’y a jamais eu autant de ma­ni­festant·e·s dans les rues?; 5 ou 6 journées de manifestations avec des chiffres de participation parmi les plus élevés de ces 30 dernières années (1 million pour la police, 3 millions pour les organisateurs), et le soutien permanent de 70 % de la population.  

Ceci dit, la grève est un moyen d’action et de politisation irremplaçable, qui devient directement politique dès qu’elle se généralise, car elle affronte la bourgeoisie dans son ensemble et l’Etat bourgeois, même si elle n’en a pas conscience. Elle bloque les entreprises et l’économie et permet une action collective de sa­la­rié·e·s enfin débarrassés de l’exploitation quotidienne. En 1995, les manifestations s’appuyaient sur une grève massive de 5 semaines des cheminots, des grèves importantes dans d’autres secteurs, mais ponctuelles, que nous n’avons pas réussi à transformer en véritable grève générale.

En 2003, le même processus s’est développé autour de la grève enseignante. Enfin, lors des mobilisations en défense des retraites (2010), à l’occasion des journées d’action, tous les secteurs étaient en grève, plus ou moins importante selon les journées et les établissements. Elle a été d’emblée interprofessionnelle, mais elle n’a pas pris un caractère de masse, même là où les syndicats, les militant·e·s, ont appelé à sa reconduction. Le débat sur la grève générale nécessaire était présent sous diverses formes, y compris dans des secteurs ou les militant·e·s anti­capitalistes ne sont pas présents. Mais elle n’a pas eu lieu, même si les ex­ploité·e·s et op­pri­mé·e·s en lutte avaient conscience qu’ils·elles s’affrontaient au gouvernement et aux patrons dans leur ensemble.

En dehors de ces grandes périodes de mobilisation, on constate le développement relatif de modes de conflits de « basse intensité » (débrayages, grèves des heures supplémentaires, pétitions…).

 

 

Centralité des blocages

 

Depuis plusieurs années, les opérations de blocage (routes, aéroports, zones industrielles, plates-formes de distribution) se multiplient, sous formes de barrages filtrants ou bloquants. Ces actions regroupent des mi­li­tant·e·s combatifs, qui veulent que les grèves coûtent cher aux patrons et au gouvernement. Elles regroupent, à la fois des grévistes, pour lesquels c’est une forme d’action qui encourage à continuer, et des sa­la­rié·e·s qui ne sont pas en grève mais veulent à tout prix participer au mouvement, y compris des sa­la­rié·e·s de petites entreprises.

Il est ainsi impossible de dénombrer celles qui se sont succédées pendant près de trois semaines, à l’automne 2010. On a beaucoup parlé des dépôts de carburants, mais il y a eu bien d’autres actions tout aussi efficaces et spectaculaires, organisées par l’intersyndicale du coin, par des syndicats, par des AG intersyndicales, etc… Elles ont toujours été des lieux de rencontre interprofessionnels et intergénérationnels extrêmement importants, avec ce que cela implique de prise de conscience, de solidarités tissées entre milieux, entreprises, etc., d’anticipations d’une société basée sur l’organisation collective de ceux d’en bas. 

Il est ainsi possible que ce soit aujourd’hui dans l’association de grèves tournées vers l’interprofessionnel, l’extérieur des entreprises et les actions de blocage, d’occupation de lieux publics qui mobilisent en commun des ex­ploi­té·e·s et des op­pri­mé·e·s de tous les secteurs de la société que se construise aujourd’hui une alternative sociale et politique. 

 

 

Mobilisations générales et perspectives anticapitalistes 

 

Si nous avons raison de travailler à construire les mobilisations autour de mots d’ordre unificateurs qui structurent le mouvement, lui donnent des objectifs, permettent de centraliser l’affrontement, les raisons profondes de la mobilisation ne se limitent pas à ces revendications. La décision gouvernementale ou patronale qui déclenche le mouvement est importante, mais ce sont le mécontentement sourd, la sensation d’injustice ou d’absence de respect, la perte de légitimité de l’autorité qui sont souvent déterminants. En 1995, les objectifs étaient en apparence limités, mais les motifs de la mobilisation étaient plus profonds, contre les attaques à la protection sociale, les privatisations… Ainsi, s’est-elle transformée en un affrontement politique et social majeur.

En 2003, les thèses gouvernementales sur les retraites avaient peu de prise, les ma­ni­festant·e·s et les grévistes posaient massivement la question du recul de la part des salaires dans la richesse globale. Le mouvement s’appuyait également sur la radicalité de jeunes en­seignant·e·s indignés par la misère de l’institution scolaire. En 2010, évidemment, tout le monde était mobilisé pour défendre les retraites. Mais la puissance du mouvement ne découlait pas seulement du refus légitime de travailler plus longtemps pour gagner moins, mais aussi du refus de conditions de vie et de travail intolérables : chômage, licenciements, cadences de plus en plus dures, souffrance au travail, salaires de misère, galère des petits boulots… Sans compter l’arrogance de Sarkozy… Il est ainsi frappant de constater que des mots d’ordre comme «tout est à nous», «on n’en veut plus ce cette société-là» étaient repris par les ma­ni­festant·e·s et par des cortèges syndicaux, même là où nous n’étions pas présents, souvent plus encore que ceux sur les retraites. Bien sûr la politisation de millions de sa­la­rié·e·s n’est pas homogène, et on trouvera toujours des nuances, des avis différents, voire même des contradictions. Pourtant la durée du mouvement, son ancrage profond, sa popularité, montre qu’il s’agissait d’une lame de fond qui dépassait largement la question de la réforme des retraites.

Ceci dit, dans les luttes sociales défensives, quand les revendications immédiates ne font pas partie d’une stratégie de transformation sociale, la logique corporatiste domine. C’est globalement la situation actuelle face aux licenciements et aux attaques contre les conquêtes sociales et politiques du passé. Si les plans de licenciements les plus importants ont eu une grosse couverture médiatique, comme Arcelor, PSA, aucune des luttes n’a réussi à faire de la question des licenciements une question politique incontournable. Il n’a pas été possible d’impulser une bataille de toutes les entreprises touchées par les licenciements, boursiers ou non. 

 

 

L’exemple de Notre-Dame-des-Landes 

 

Dans ce contexte, la mobilisation de Notre-Dame-des-Landes contre le projet de construction d’un nouvel aéroport à Nantes, dans le cadre d’un partenariat public privé avec Vinci d’un coût de 3 milliards d’euros a une valeur d’exemple considérable. Elle a réussi à unifier contre les collectivités locales dirigées par le PS (allié au PCF), la droite et le patronat, une coalition incluant : les associations d’ha­bi­tant·e·s, la Confédération paysanne (CP), Solidaires du côté des syndicats, les verts, les différentes organisations anticapitalistes, dont le NPA, des secteurs du Front de gauche (Gauche anticapitaliste, Gauche unitaire), Alternative Libertaire, des élu·e·s locaux en nombre croissant, des dizaines d’agriculteurs menacés d’expulsion… Il faut dire que cette construction est prévue sur une zone en partie cultivée, en partie naturelle humide, qui abrite un remarquable écosystème et nombre d’espèces animales (dont le triton crêté est devenu l’emblème) et végétales rares.

Depuis l’été 2009, plusieurs centaines de jeunes se sont installés dans la ZAD («zone aménagement différé» devenue «zone à défendre»), réaménageant des maisons laissées à l’abandon ou construisant des cabanes, développant des expériences autogestionnaires (organisation en commun, partage de dons et récoltes, etc.). Elle abrite aussi deux sites non-violents altermondialistes qui sont des lieux de débats sur le pouvoir, l’anti-sexisme, l’économie, l’écologie, mais aussi une cantine, une laverie collective… Elle est devenue le lieu de passage de milliers de jeunes de toute l’Europe.

La mobilisation contre l’aéroport monte en puissance depuis 2011, avec l’organisation de rassemblements de soutien massifs (40 000 personnes), la mise en échec des tentatives gouvernementales de déloger les zadistes par la force, malgré le déploiement de 1200 gendarmes et policiers. Partie d’une lutte locale sur un objectif impliquant lieux et enjeux quotidiens, ce qui est très concret et apparait plus accessible que la lutte contre les « marchés financiers »?; elle ne s’est pas limitée à cet enjeu en devenant un lieu de prise de conscience politique anticapitaliste, un espace à partir duquel se construisent des résistances  et des alternatives plus globales, le catalyseur  de la convergence des luttes contre les «grands projets socialement inutiles et imposés» (opposants aux lignes à grande vitesse, à l’exploitation des gaz de schiste, au nucléaire, aux lignes à très haute tension…).

Dans ce cadre, il est intéressant de relever la spécificité de la CP. Cette organisation créée en 1987 recueille 20 % des voix aux élections aux Chambres d’agriculture (ce qui correspond à peu près aux paysan·nes qui ne votent pas à droite ou à l’extrême droite). Elle les organise au gré d’une adhésion volontaire, à la différence du syndicat majoritaire (FNSEA) qui s’impose par des prêts, par le biais de coopératives, etc. Elle perçoit la paysannerie comme hétérogène et traversée par la lutte des classes. Elle se bat contre l’impact de la Politique agricole commune (PAC), essaie de résoudre la crise du lait, le problème de l’accès à la terre – pour les jeunes en particulier – et de l’endettement.

Elle lutte contre le productivisme et défend une agriculture paysanne dans des exploitations à taille humaine qui nourrissent la population de manière saine. Elle envisage l’agriculture, l’exploitation des terres et l’alimentation comme des questions qui concernent l’ensemble de la société, et non des seuls paysan·nes, qui doivent eux défendre l’autonomie de leur production. Elle s’oppose aux logiques corporatistes et s’implique dans des mobilisations plus larges, notamment dans le cadre de Via Campesina.

 

 

Vers un projet de transformation sociale partagé 

 

On ne peut plus penser la lutte de classes avec l’approche issue d’une autre époque : prolétariat industriel concentré, bureaucraties puissantes, patronat prêt à lâcher du lest. Actuellement nous n’avons pas su reconstruire une alternative programmatique et organisationnelle crédible. Il y a à cela des raisons objectives : les effets de décennies de stalinisme, les évolutions des rapports de force inter-impérialistes, les nouvelles formes de domination, la crise écologique, les modifications structurelles de la classe dominée… Il y a également des raisons subjectives, notamment pour toute une génération militante minoritaire, qui a sécrété des formes de sectarisation liées à l’isolement, au fait que ses orientations ne se sont pas souvent confrontées à des luttes de classe massives. On peut ainsi répéter sans cesse des choses qui n’ont aucun effet sur le cours des évènements, sans se préoccuper de savoir si elles peuvent même en avoir.

Comment réorienter notre action en faveur d’un projet global de transformation sociale ? En prenant acte d’abord du fait que la classe des ex­ploi­té·e·s et des op­pri­mé·e·s est très hétérogène et qu’elle n’a peut-être jamais été aussi éclatée, tout en ayant un haut niveau d’instruction, de formation et des capacités énormes de communication. Pour devenir une force collective, il lui faut organiser la convergence des luttes de manière active, postuler à la transformation radicale de la société, et surtout montrer sa capacité de représenter l’intérêt général, car notre projet d’émancipation est un projet pour toute la société. La somme des mobilisations ne crée pas automatiquement une alternative globale : un mouvement social majoritaire, ou à vocation majoritaire, existe lorsque des centaines  de milliers de gens voient la possibilité d’agir ensemble autour d’objectifs communs. Il s’inscrit dans la durée lorsque les résistances sont nourries par la perspective qu’un «autre monde est possible».

Comment faire pour ne pas ressasser des formules pro­gram­matiques et revendicatives issues du passé ? Lorsque  le rapport de forces est défavorable, tout projet de transformation radicale paraît irréaliste. C’est une spirale infernale : la faiblesse des mouvements populaires encourage la soumission à la logique capitaliste au nom du réalisme, et la soumission à la logique capitaliste condamne les mouvements sociaux à la faiblesse. C’est ce qui explique la faiblesse actuelle du projet anticapitaliste : l’incapacité à faire comprendre à une échelle de masse les gaspillages du capitalisme, et surtout à lui disputer le terrain de l’efficacité en faisant la démonstration que la classe des ex­ploi­té·e·s et des op­pri­mé·e·s est seule capable de faire franchir à la civilisation un stade nouveau. Et cela, pas seulement au niveau des rapports de production, mais aussi pour tout ce qui fait l’existence quotidienne de tous les membres de la société.

 

Reconstruire un horizon solidaire

 

Revisiter la lutte contre les licenciements avec cette approche pose de nouvelles questions sur les revendications à mettre en avant pour qu’elle ne soit pas seulement celle des salarié·e·s dont l’emploi est menacé, mais de toute la société. Ces combats se renforcent, prennent une dynamique différente, lorsqu’ils tiennent compte de la vie économique de l’ensemble d’une ville, d’une région. On pourrait aussi partir de l’augmentation de la productivité qui devrait profiter à tous les sa­la­rié·e·s, et non aux actionnaires, et défendre une réduction du temps de travail à quatre, voire trois jours par semaine… Ou encore, se mobiliser en faveur de productions socialement utiles et compatibles avec la transition écologique. Cette approche peut paraître bien lointaine, voire hors de portée, mais c’est pourtant sur ces pistes qu’il va falloir s’aventurer pour avancer vers l’émancipation et donner du sens à nos luttes. 

Il n’y a pas d’émancipation sans désobéissance. C’est le cas des luttes de sa­la­rié·e·s, mais aussi de tous les actes collectifs de résistance, d’organisation de réponses à partir de ceux d’en bas, de construction de contre-pouvoirs parfois limités mais très importants dans ce qu’ils créent de collectif face aux processus d’aliénation au travail. Mais au-delà, tous les actes de délégitimisation du pouvoir sont utiles, de l’occupation de logements vides à la ZAD, à toutes les luttes contre l’oppression et les discriminations. Ils font apparaître qu’il existe des solutions concrètes à portée de main, jettent des ponts entre «micro»-mobilisations pour la survie et nouvelle vie possible. Ils rendent encore plus insupportable la perpétuation du monde tel qu’il va. Ils sont des leviers, des motifs de lutte pour nombre de jeunes combatifs ayant souvent de forts sentiments anti-organisation.

Pourtant, si chaque mouvement de ce type «même à une échelle infiniment petite, abolit l’état actuel des choses et tend pratiquement à reconstruire le monde sur d’autres bases et selon d’autres rapports humains» (Yves Bonin, Carré Rouge, nº 48, mars 2013), leur extension et leur fédération seules ne peuvent aboutir à l’effondrement du système dans son ensemble: la question de l’Etat reste toujours posée.

 

Pourquoi un parti anticapitaliste?

L'Etat bourgeois est aujourd’hui une machine complexe très structurée, avec une légitimité sociale qui dépasse la sphère politique, qui s’appuie sur des institutions européennes dans lesquelles la norme de gouvernance est l’entreprise, pas le débat citoyen. Il ne peut être question de le prendre par surprise, de le détruire par une insurrection rapide. Tout processus révolutionnaire ne peut être que long ­– sur des années, voire des dizaines d’années – avec des accélérations, d’apparentes stabilisation, des reculs, car il suppose la mise en mouvement de millions d’ac­teurs·trices. Il y a bien sûr des moments de basculement, mais analyser les révolutions autour de ces seuls moments occulte les phénomènes de radicalisation à long terme, les processus de désagrégation du pouvoir en place, les modalités de construction d’une autre réponse, d’une autre légitimité.

S’il est indispensable de mettre en avant des objectifs allant vers une démocratie de pro­duc­teurs·trices associés, il faut aussi qu’existent des actions qui remettent en cause l’ordre existant. Pour tous ceux et celles qui veulent révolutionner la société, l’engagement dans les luttes doit donc s’accompagner d’un effort pour relier les moindres actions collectives au processus de transformation de la société.

Pour cela, un parti anticapitaliste a un rôle important à jouer. Son rôle est d’élaborer un projet de transformation sociale radicale en s’appuyant sur les expériences des mouvements sociaux, et de promouvoir au sein de toutes les luttes une vision stratégique qui s’inspire de ce projet. Il est évident qu’un tel parti ne peut pas se limiter à l’activité électorale. Sans nier l’intérêt d’obtenir des élu·e·s, les campagnes électorales doivent servir surtout à élargir les termes du débat public, à populariser des revendications qui remettent en cause la logique capitaliste et qui laissent entrevoir une société différente, démocratique et solidaire.

Loin de chercher à donner des leçons aux mouvements sociaux, il faut créer des espaces pour que les membres du parti qui y militent puissent échanger des expériences et des idées. Ces échanges doivent permettre d’élaborer des revendications qui, tout en s’inspirant d’une stratégie de transformation sociale, apparaissent comme accessibles et justes, permettent  de gagner dans l’immédiat et d’apporter des améliorations réelles. Car la confiance qui vient de victoires concrètes crée un terrain social réceptif à un projet de transformation sociale, à une stratégie offensive des ex­ploi­té·e·s et des op­pri­mé·e·s.

Pour jouer un rôle sur le cours réel des évènements, être ce creuset de l’action dont les luttes ont besoin, le parti doit démontrer jour après jour son utilité, être un lieu de convivialité, de fraternité, de solidarité qui permette un réel partage des savoir-faire et des expériences, qui construise en pratique une boîte à outils pour mieux résister à l’ordre capitaliste.

 

Patrick Le Moal 

Pour des raisons de place, le texte que nous a remis Patrick Le Moal a dû être raccourci et édité. Nous le remercions d’en avoir relu et corrigé la version finale.


1   En 2012, pas moins de 38 799 accords d’entreprise (4930 de plus qu’en 2011) ont été signés. 31 310 accords l’ont été par des directions syndicales ou des sa­larié·e·s mandatés et 7489 par des élu·e·s du personnel.

2 Ernest Mandel, « Les causes de l’aliénation », 1970.

3 Olivier Fillieule & Danielle Tartakowsky, La Manifestation, Paris, 2008.