La «Chine Puissance» en Asie orientale

La «Chine Puissance» en Asie orientale : Hong Kong, Taïwan, Japon et USA

Nous reproduisons ici un dossier de Pierre Rousset, écrit pour l’hebdo L’Anticapitaliste (npa2009.org), daté du 23 octobre 2014, qui analyse la montée des tensions entre la Chine et le Japon en Asie orientale. A notre demande, l’auteur y a ajouté une partie supplémentaire sur le « tête-à-tête » Chine-USA en partant de l’annonce d’un « accord historique » sur le climat dont la signification est géopolitique bien plus qu’environnementale.

Les tensions entre les puissances ne déclinent pas en Asie orientale, bien au contraire. Les États-Unis renforcent leur présence militaire à Okinawa au Japon et dans leur ancienne colonie des Philippines. Les autorités japonaises « réinterprètent » la clause pacifiste de leur Constitution pour déployer plus librement leurs forces armées. Pékin affirme sa souveraineté sur toute la mer de Chine du Sud, engageant un bras de fer avec le Vietnam et d’autres pays riverains. La VIIe Flotte US vient « observer » les manœuvres de son homologue chinoise (dotée d’un porte-avion) qui « riposte » en envoyant des navires de guerre couper la route des destroyers américains. La spirale sans fin des provocations et contre-provocations se poursuit au large de l’archipel nippon.

 

Montée en puissance de la Chine

 

La montée en puissance de la Chine bouleverse les équilibres géostratégiques régionaux, mais elle provoque aussi une crise politique à Hong Kong et à Taïwan – crise qui met en lumière les liens noués entre, d’un côté, la bourgeoisie née ces trois dernières décennies au sein même de la République populaire, et de l’autre, les bourgeoisies hongkongaises ou taïwanaises plus traditionnelles – ainsi que la profondeur des résistances démocratiques que cette nouvelle entente provoque. C’est à cette question que cet article est avant tout consacré. 

    La Chine est aujourd’hui capitaliste, mais reste dirigée par un parti nominalement « communiste ». La Constitution chinoise a été radicalement modifiée pour légaliser la propriété bourgeoise, mais la République reste nominalement « populaire ». Cette apparente continuité institutionnelle laisse croire que s’oppose aujourd’hui un autoritarisme « communiste » aux libertés « capitalistes », alors que nous sommes face à un nouveau modèle de capitalisme étatique autoritaire dont l’Asie a connu bien des formes.

 

 

Hong Kong : le « Mouvement des parapluies »

 

Les centaines de milliers de personnes qui se sont mobilisées en juin-juillet dernier exigeaient que la prochaine élection du chef de l’exécutif se fasse au suffrage universel. Ce à quoi Pékin a rétorqué que tout le monde serait effectivement libre de choisir… entre deux ou trois candidats sélectionnés sous son contrôle par un comité de 1200 membres. Une provocation qui a déclenché, il y a plusieurs semaines, le grand mouvement d’occupation à Hong Kong (1).

    Le comité de nomination des candidats à l’élection du chef de l’exécutif n’est pas une simple chambre d’enregistrement des décisions du Parti communiste chinois (PCC) qui n’a pas d’existence officielle à Hong Kong, mais dont la présence est très réelle : il offre un cadre de négociation entre représentants officieux de Pékin et hommes d’affaires du territoire, sous la tutelle du régime (rappelons que Hong Kong est aujourd’hui une région administrative spéciale de la République populaire). De même, le Conseil législatif comprend 60 membres dont une moitié sont élus par circonscription et l’autre via des collèges socioprofessionnels, où seule une minorité a le droit de vote afin de surreprésenter les élites. Le suffrage universel n’existe en fait que pour les municipales.

 

 

Décolonisation, libertés et démocratie

 

L’épreuve de force s’est nouée autour de la question de l’élection en 2017 du chef de l’exécutif, mais l’enjeu est beaucoup plus général. Le processus de décolonisation de Hong Kong, initié en 1984 et achevé en 1997 par sa rétrocession à la Chine, a permis pour la première fois l’instauration d’institutions semi-démocratiques. Sous le régime « un pays, deux systèmes », ce processus devait se poursuivre. Il ap­pa­raît mainte­nant qu’il risque au contraire de s’inverser et que demain, non seulement le jeu électoral serait encore plus contraint, mais les libertés civiques réduites (droit d’association, etc.). C’est précisément ce point que la Confédération des syndicats de Hong Kong (HKCTU) a souligné, en apportant son soutien au mouvement d’occupation initié par les étu­diant·e·s : de quel espace social bénéficiera un syndicalisme indépendant si la démocratie politique régresse ? Comment pourra-t-il défendre les droits des sa­larié·e·s, alors qu’aujourd’hui déjà, ce combat se heurte à des institutions dominées par les spéculateurs et les grands patrons ?

    Au sortir du statut colonial, Hong Kong avait la réputation d’un territoire où seul l’économique comptait. Une génération plus tard, il apparaît que même ici, le politique importe ! Les jeunes notamment ne veulent pas être dessaisis de libertés récemment gagnées, surtout à l’heure où les inégalités s’accroissent et où l’ascenseur social est en panne. La précarité augmente. Les prix de l’immobilier flambent; l’urbanisme inscrit dans l’espace l’ampleur du fossé entre riches et pauvres dans l’une des villes les plus chères du monde. Le diplôme ne garantit plus un emploi décent. Dans ces conditions, le flux quotidien des transfrontaliers venus du continent provoque de dangereuses réactions xénophobes (la droite locale traite de « sauterelles » les continentaux). La condition faite aux migrantes venues d’Asie pour des emplois domestiques est souvent scandaleuse.

 

 

Intransigeance du « bloc réactionnaire » 

 

Le Mouvement des parapluies (utilisés pour se protéger du gaz au poivre utilisé par la police) s’est étendu à des quartiers très populaires, comme Mong Kok, suscitant de nombreux échanges informels entre étu­diant·e·s, sa­larié·e·s, « petit peuple » (2)… Le pouvoir est très conscient des risques d’élargissement social de la protestation. Il fait tout pour provoquer en son sein des divisions, pour instiller aussi la peur. Le PCC a fait donner la mafia pour provoquer des incidents avec les ma­ni­festant·e·s, pendant que les possédants font campagne contre le danger du chaos, dramatisant les conséquences économiques de l’instabilité politique. Dans la nuit de dimanche à lundi (du 19 au 20 octobre), la police a une nouvelle fois attaqué dans le quartier de Mong Kok, les jeunes ma­ni­festant·e·s (« armés » de parapluies) à coups de matraques, de bâtons à décharges électriques et de spray au poivre.

    Le mouvement se poursuit, mais dans des conditions très difficiles, face à l’intransigeance d’un véritable « bloc réactionnaire » entre la « bourgeoisie bureaucratique » du continent et la « bourgeoisie de connivence » du territoire (le crony capitalism ou « capitalisme des copains »), où se mêlent spéculateurs immobiliers, ma­fieux, représentants des multi­nationales, fonctionnaires prévaricateurs…

 

 

Taïwan : le « Mouvement tournesol »

 

En mars-avril dernier, l’Assemblée législative de Taïwan a été occupée pendant 22 jours (!) par des étu­diant·e·s dénonçant l’adoption sans véritable débat d’un accord de libre-échange (portant sur les services) entre l’île et la Chine continentale. Ce « Mouvement tournesol » de désobéissance civile a reçu un important écho populaire, à l’instar du « Mouvement des parapluies » hongkongais. Les étu­diant·e·s se sont politisés rapidement et des centaines de milliers de personnes ont participé sous une forme ou une autre à la lutte.

    Dix-sept syndicats ont dénoncé l’accord de libre-échange, parce qu’il favorisait le grand capital, l’exploitation du travail et des petites entreprises : « Ces dernières années, le mouvement ouvrier de Taïwan a aussi connu des mouvements de protestation contre l’OMC, [l’accord sur] le porc et le bœuf américain, la zone de libre-échange et d’autres facettes de la libéralisation… L’accord sur les services donne au capital chinois un avantage compétitif pour pénétrer à Taïwan et ouvrir des commerces [débouchant sur une vague de concurrence aiguë] à laquelle le Travail sera une nouvelle fois sacrifié » (3).

    Trois choses méritent ici d’être soulignées. Les syndicats dénoncent l’ingérence du capital chinois (venu du continent) et non pas du « communisme » : ils situent ce combat particulier dans le cadre plus général de la résistance aux politiques néolibérales. Washington, qui défend son propre projet de Partenariat transpacifique, ne s’y est pas trompé : les États-Unis ont rapidement réagi au mouvement en enjoignant les Taïwanais à ne pas rejeter par principe les accords de libre-échange.

    De même, le Front rural de Taïwan (TRF) et le Syndicat des paysans de Taïwan, membre de la Via Campesina en Asie de l’Est et du Sud-Est, ont lancé le 25 mars dernier un appel à la solidarité internationale contre l’adoption de l’accord de libre-échange sino-taïwanais et la répression policière.

 

 

Développement  d’un cartel d’intérêt

 

La mise en parallèle des événements de Hong Kong et Taïwan est particulièrement instructive. Les deux territoires ont été des bastions anticommunistes où la bourgeoisie chinoise s’est réfugiée après avoir été défaite par la révolution maoïste. Le premier est resté une colonie britannique jusqu’en 1997, le second avait été une colonie japonaise de 1895 à 1945, avant d’être littéralement occupé en 1949 par les armées en déroute du Kuomintang, qui y ont instauré un régime dictatorial de parti unique.

    Comme à Hong Kong, les réformes démocratiques (partielles) sont récentes, remontant ici à 1996, et ont été mises en œuvre « par le haut » et non pas conquises « par le bas », dans la lutte. Ces réformes sont donc fragiles, car les possédants peuvent décider plus facilement de revenir dessus – mais il est maintenant clair que dans les deux cas, cela ne se ferait pas sans résistances sociales d’importance.

    Pendant plusieurs décennies, les régimes de Taipei et Pékin ont été en situation de guerre latente, tous deux prétendant représenter la Chine entière. Mais dernièrement, les accords économiques sino-taïwanais se sont multipliés, au point qu’une « ploutocratie transdétroit » se constitue entre la « bourgeoisie bureaucratique » du continent et des secteurs importants des élites bourgeoises de l’île, si bien qu’une partie croissante de la population s’inquiète de l’influence du « facteur Chine », y compris dans le domaine politique et institutionnel. Le poids de ce cartel d’intérêt sino-taïwanais devient si important qu’il risque d’imposer dans les faits sa loi.

 

Intérieur-extérieur, neuf-vieux : le capitalisme chinois 

Le « Mouvement tournesol » est politiquement hétérogène. La droite et la gauche taïwanaises sont divisées entre tenants du statu quo (négocier avec Pékin en restant adossé aux États-Unis), pragmatiques, « unificationnistes » (prônant la réunification de la Chine) et « indépendantistes ». Il est à craindre que les « unificationnistes » de gauche se contentent de reprendre le discours officiel du PCC, comme si le régime du continent restait « socialiste » et offrait au monde un modèle de développement. Quant aux « indépendantistes » de gauche, ils portent souvent un regard bien peu critique sur la « démocratie libérale inachevée » en vigueur dans l’île. Les tenants d’une gauche radicale, porteuse d’un projet à la fois anti­capitaliste et anti­bureaucratique, de démocratie socialiste, existent, mais restent très minoritaires.

    Quoi qu’il en soit, ce « Mou­ve­ment tournesol » a mis en lumière l’ampleur du rapprochement entre la « bourgeoisie bureaucratique » du continent et un secteur significatif des élites bourgeoises taïwanaises qui restaient il y a peu viscéralement hostiles au PCC. Au-delà de Hong Kong et de Taïwan, c’est tout le capital chinois transnational (Singapour en particulier, l’Asie du Sud-Est en général, l’Amérique du Nord…) qui est concerné par ces développements. Le succès spectaculaire de la « bourgeoisification » de la bureaucratie chinoise sur le continent tient pour une part notable à la capacité qu’elle a eue de s’associer une part significative du capital chinois transnational. L’avenir de son entreprise impériale tient lui aussi pour une part importante au maintien, à l’approfondissement de ces liens : un conflit d’intérêts majeur entre le nouveau capital chinois « de l’intérieur » et l’ancien capital chinois « de l’extérieur » pourrait porter un coup d’arrêt à la montée en puissance de la Chine.

 

 

Le tête-à-tête États-Unis/Chine

 

Le jeu de puissances engagé en Asie orientale ne se résume évidemment pas à une montée des tensions militaires. Le Premier ministre Shinzo Abe sait que le « révisionnisme historique » qu’il prône en réhabilitant le Japon impérial provoque l’indignation en Asie et que l’économie nippone paie un lourd tribut à la dégradation des relations sino-japonaises. Il a décidé de calmer quelque peu le jeu en invitant le 10 novembre dernier le président Xi Jinping à un bref entretien et, même s’il n’a rien promis, c’est bien Tokyo qui a dû amorcer un geste diplomatique d’apaisement à l’égard de son puissant voisin.

    Washington est aussi obligé de tenir compte du poids géopolitique grandissant de la Chine. En témoigne l’accord avec la Chine sur le climat, négocié secrètement neuf mois durant, et signé le 12 novembre en marge du sommet de l’APEC – la coopération économique Asie-Pacifique – réuni à Pékin. La grande presse s’est offert à cette occasion des titres superlatifs : « accords historiques » ou « décisifs »… On se demande bien pourquoi, car ils annoncent une hausse continue de la production des gaz a effets de serre pour toute la période à venir. La présidence Obama s’engage à réduire, d’ici 2025, de 26 à 28 % ses émissions par rapport à 2005 – une année record en ce domaine. L’année de référence habituellement utilisée sur le plan international est 1990. Par rapport à cette dernière, Washington nous annonce triomphalement une baisse annuelle de -0,43 % ! Pékin, pour sa part, promet que ses émissions atteindront un « pic » au plus tard en 2030, et donc qu’elles vont augmenter jusque là : quinze ans encore à battre des records d’émission pour atteindre ce « pic » ? Même si l’on considère que les responsabilités des puissances occidentales dans la crise climatique présente impliquent qu’elles consentent un effort beaucoup plus radical que les autres, il est clair que ni les USA ni la Chine ne prennent en compte les recommandations urgentes du GIEC.

    L’Agence internationale de l’énergie ne s’y trompe pas. Elle prévoit une augmentation mondiale de la consommation d’énergie de 37 % en 2040 (qui comprend le pétrole et le gaz de schiste) – conduisant à une hausse moyenne de température sur terre de 3,6 % : un véritable scénario catastrophe ! Les pétroliers ne s’y trompent pas plus, eux qui planifient une croissance de leur production et de leurs bénéfices.

    L’accord sino-américain sur le climat est un mauvais coup; mais ce qui est en quelque sorte historique, c’est qu’il ait été bilatéralement préparé par la Chine et les États-Unis, en dehors de tout cadre de négociation international. Ainsi, les gouvernements de ces deux pays (qui « pèsent » ensemble 40 à 45 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre), ont fixé un cadre, défini les limites de leurs engagements, avant les rendez-vous de Lima (conférence de l’ONU de décembre 2014) et de Paris (décembre 2015). C’est une politique du fait accompli : Washington et Pékin font savoir, note Maxime Combes, « qu’ils ne se laisseront imposer des objectifs de lutte contre les dérèglements climatiques ni par l’ONU, ni par les autres pays, ni par les exigences scientifiques ». Ils « expriment clairement que leurs engagements en matière de climat sont fonction de leurs propres situations nationales et de l’équilibre géopolitique entre leurs deux puissances, et non du partage des efforts planétaires à accomplir.» (4)

    La politique du fait accompli n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau – et remarquable – c’est que dans cette entreprise, Washington ait choisi Pékin pour partenaire. La puissance chinoise ne pouvait plus être ignorée tant sur le plan économique et financier que militaire (au moins sur le théâtre d’opérations est-asiatique); elle est maintenant reconnue comme un acteur majeur de la géopolitique mondiale.

 

Chine-Japon : nouvelles perspectives

 

Pékin « offre » aux pays d’Asie du Sud-Est, une pax sinica en tentant de se subordonner leurs élites, en accentuant leur dépendance économique vis-à-vis du marché intérieur chinois, en y investissant massivement, en usant de sa capacité militaire et de sa position de superpuissance navale dans la région. Cela ne va pas de soi dans une zone longtemps dominée par les États-Unis, mais le nouvel impérialisme chinois « en constitution » a marqué de nombreux points durant la dernière décennie (5). Il est à l’initiative et Washington à la traîne.

    Les choses se présentent de façon différente en Asie du Nord-Est. Non seulement les États-Unis possèdent dans cette région leurs principales bases militaires (Corée du Sud, Okinawa…), mais le Japon est une puissance établie, même si – du fait de sa défaite en 1945 et du pacifisme d’une population victime par deux fois de l’holocauste nucléaire US (Hiroshima et Nagasaki) – il a vécu sous le parapluie militaire états-unien. Cela dit, son armée (dite « forces d’autodéfense ») est loin d’être négligeable !

 

 

Tensions et escalade entre puissances capitalistes

 

Autant Pékin était arrogante à l’encontre des pays d’Asie du Sud-Est, autant elle restait prudente envers le Japon. C’est en fait ce dernier qui a ouvert en 2012 le cycle des provocations, « nationalisant » ostensiblement l’archipel des Senkaku (nom japonais)/Diaoyu (nom chinois), sous contrôle nippon depuis 1895, mais qui « appartenait » à un riche propriétaire privé. Cette « nationalisation » est intervenue alors que Tokyo tente de mobiliser l’opinion nationaliste et militariste, laissant même fuiter qu’un jour le Japon devra se doter de l’arme nucléaire et devra s’émanciper de la protection US.

    Avec l’armement nucléaire et les tirs de missiles nord-coréens, les Senkaku sont devenues le point de fixation qui permet le redéploiement militaire nippon. En 2013, le nouveau Premier ministre Shinzo Abe a annoncé la constitution d’une force spéciale de 600 hommes et 12 navires pour surveiller l’archipel, avec dix nouveaux bâtiments de 1000 tonnes en plus des deux porte-hélicoptères existants. Cette unité, qui devrait être totalement opérationnelle en 2016, sera basée sur l’île d’Ishigaki, à 175 km des Senkaku. Shinzo Abe a aussi décidé la construction de l’Izumo, le plus grand destroyer de la flotte japonaise.

    En d’autres temps, Pékin aurait essentiellement répondu à la nationalisation des Senkaku/Diaoyu sur le plan politique et diplomatique, profitant notamment de ce que le réarmement nippon inquiète tous les pays de la région qui gardent de fort mauvais souvenirs de l’occupation japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il répond sur le terrain même de l’escalade, y compris militaire. Tout au long des années 2013–2014, les incidents se sont succédé, avec en particulier, en novembre dernier, la définition d’une zone d’identification aérienne en mer de Chine, couvrant les îles Senkaku, entraînant de vives protestations diplomatiques de Tokyo, Séoul et Washington.

    Le PCC utilise lui aussi les Diaoyu pour chauffer l’opinion nationaliste en Chine, donner une légitimité à son pouvoir, confronté à la « menace étrangère », détourner l’attention de la répression intérieure. Jamais la Chine, affirme aujourd’hui le gouvernement, n’a « cédé un pouce de son territoire national sacré », ce qui est une plate contre-vérité historique, car la direction maoïste a bel et bien accepté de telles concessions pour faciliter des accords frontaliers, notamment avec la Corée du Nord.

 

 

La mer, enjeu stratégique 

 

Les enjeux stratégiques de ces conflits maritimes sont considérables. Il ne s’agit pas seulement de l’exploitation des richesses marines, mais aussi pour la Chine de l’accès à l’océan Pacifique, et pour les puissances nippo-occidentales, de l’utilisation libre de la mer de Chine : c’est l’une des zones de transit naval les plus importantes au monde ! Avec en sus la situation dans la péninsule coréenne, l’Asie du Nord-Est est l’une des principales zones de tension directe entre puissances, si ce n’est la principale.

    A la différence de l’époque antérieure, il s’agit bien aujourd’hui de conflits entre puissances capitalistes, anciennes et nouvelles. Au Loongyu, militant chinois de longue date à Hong Kong, explique fort bien les implications politiques de ce changement d’époque. Dans les années 1970, à l’âge de 14 ans, il était entré en politique pour défendre, au nom du nationalisme, la souveraineté chinoise sur les Diaoyu/Senkaku. Devenu trotskiste, il a continué à défendre la souveraineté chinoise, mais cette fois pour des raisons internationalistes : affaiblir l’alliance nippo-américaine et rompre l’isolement de la Chine populaire menacée par l’impérialisme du fait de sa dynamique anticapitaliste. 

    Rien de tel aujourd’hui, juge-t-il: nous avons affaire à des conflits assez classiques entre puissances capitalistes. En conséquence, les mi­li­tant·e·s progressistes de Hong Kong, de Chine continentale, de Taïwan (6) et du Japon doivent unir leurs forces pour s’opposer aux logiques guerrières de souveraineté sur un archipel inhabité. Que les Sengkaku/Diaoyu soient rendues aux poissons et aux petits pêcheurs de la région, que l’espace maritime redevienne un « commun » qui puisse être géré conjointement au bénéfice des peuples de la région et de l’écologie (7).

 

 

Le combat inter­na­tionaliste continue 

 

L’argument ne vaut évidemment pas que pour les Senkaku/Diaoyu. Tous les conflits de souveraineté maritimes en mer de Chine (une appellation internationale réfutée par la plupart des pays riverains) concernent des petits archipels, des îlots, des rochers, voire des récifs inhabités. Pas d’autodétermination possible ! Invoquer l’histoire antique pour justifier les prétentions souveraines d’aujourd’hui n’a aucun sens. Chaque centimètre carré de la mer de Chine est devenu l’objet d’ambitions antagoniques entre deux, trois, voire quatre pays. 

    L’internationalisme aujourd’hui ne peut que rejeter cette logique infernale qui nourrit nationalismes agressifs et militarismes : il faut refuser de se ranger dans le « camp » de l’une des puissances en compétition, que ce soit les États-Unis, le Japon, la Chine, etc. L’internationalisme, c’est apporter son soutien aux mouvements antimilitaristes, tel celui mené depuis de nombreuses années à Okinawa contre les bases US, ainsi que défendre une entente entre les peuples de la région, indépendante des alliances entre États sous l’hégémonie d’une puissance. C’est encore soutenir tous les efforts engagés dans le « monde chinois » pour que des liens solidaires et populaires se renforcent entre Hong Kong, Taïwan et Chine continentale.

    Pékin fait censurer toute l’information concernant le « Mouvement des parapluies ». Cependant, des centaines de milliers de continentaux passent par Hong Kong. Une page Facebook est même apparue en Chine pour soutenir le combat mené à Hong Kong (8). Il nous est évidemment impossible de mesurer l’impact des événements de ce petit territoire dans un pays continent, mais il est indiscutable. 

 

Pierre Rousset


1    Voir sur europe-solidaire.org (article 33210) : « Hongkong : les enjeux de la Révolution des parapluies ».

2    Voir sur europe-solidaire.org (article 33235) : « Hong Kong Update : the future of the protest movement discussed in Mong Kok (a report) ». 

3    Voir sur europe-solidaire.org (article 31621) : « The significance of Taiwan’s Anti-Service Trade Agreement ». D’autres syndicats, minoritaires et liés pour partie au KMT (le Kuomintang, principal parti de l’île), ont soutenu l’accord.

4    Voir Maxime Combes, « Climat : l’annonce Etats-Unis-Chine est-elle historique ? Pas vraiment » sur blogs.mediapart.fr. Economiste, Maxime Combes est membre d’Attac.

5    Voir sur europe-solidaire.org (article 32424): « Ambitions chinoises – Un impérialisme en constitution ».

6    Taïwan revendique aussi la souveraineté sur l’archipel des Senkaku/Diaoyu.

7    Voir sur europe-solidaire.org (article 32959) : « The Chinese CP, Japan and the South China Sea : past and present.»
Ce texte va paraître très prochainement en français dans les Cahiers de l’émancipation (revue Contretemps) avec, notamment, un texte de Poe Yu-ze Wan sur Taïwan et un autre de Holly Hou Lixian sur le mouvement LGBT en Chine continentale.

8    Voir sur europe-solidaire.org (article 33236) : « China : Mainlanders founded fa­ce­book page to support HK movement ».