France

France : «C'est l'heure de la révolte»

Notre rédaction s’est entretenue avec Ugo Palheta, militant au NPA et co-animateur de la revue en ligne Contretemps (contretemps.eu), sur la mobilisation menée tambour battant contre la loi travail.

En décembre 2015, tu évoquais «le danger fasciste en France». Aujourd’hui, sur fond de mobilisations populaires, de perte de légitimité de l’Etat, d’état d’urgence, de répression et de criminalisation des mouvements sociaux, le FN ne semble pas tirer les marrons du feu. Comment expliques-tu ce renversement de situation?

Même si le FN apparaît très peu audible actuellement, il faut se garder de l’illusion qu’il régresse automatiquement du seul fait de la mobilisation. Le mouvement a remis au premier plan la question sociale et la question démocratique, au détriment des questions dites d’«insécurité» ou des obsessions islamophobes qui sont au cœur du débat public depuis des années en France et favorisent le FN. Mais ce qui se joue sur le terrain des mobilisations sociales ne se répercute pas immédiatement sur le terrain politique et a fortiori électoral.

Le mouvement n’est pas parvenu pour l’instant à construire sa propre médiation politique. Ce vide pourrait laisser la place – dans les mois à venir – à toutes les instrumentalisations, et l’on sait à quel point le FN est habile à ce jeu. D’autant que Marine Le Pen s’est prononcée contre la loi travail, malgré les réticences de certains dans son camp qui préfèreraient séduire les patrons (petits ou grands), et même si la direction du FN réclame depuis plusieurs semaines l’interdiction des manifestations, des grèves et de Nuit debout, qualifié par Philippot de «pustule fascisante»


Collectif Nuit Debout – Toulouse-Lilie

Les mobilisations surprennent par leur durée (plusieurs mois en plein état d’urgence), leur diversité (CGT, FO, jeunesse, etc..), leur opiniâtreté, et leurs objectifs déclarés: retrait de la loi El Khomri et démission du Premier ministre. Comment expliques-tu ce sursaut spectaculaire après de longs mois de relative atonie?

Depuis la défaite de l’énorme mouvement de 2010 contre la réforme des retraites, la démoralisation avait gagné de nombreux secteurs. La droite et l’extrême droite étaient même parvenues à occuper la rue pendant plusieurs mois dans le cadre de manifestations homophobes, donnant un point d’appui au renforcement dans la société française des idées les plus réactionnaires.

La gauche radicale, et plus largement le mouvement ouvrier, avaient alors été incapables de contrer cette offensive et d’apparaître comme une opposition de gauche au gouvernement.

Mais la situation politique française se caractérise depuis une dizaine d’années par une instabilité structurelle, qui traduit une incapacité des classes dominantes à enrôler une majorité de la population à leur projet néolibéral. A cela s’ajoute la persistance d’un mouvement ouvrier combatif, affaibli mais capable de mobiliser largement, ainsi que l’émergence d’une nouvelle génération militante au cours des dernières années, dans le cadre de plusieurs luttes radicales et durables, notamment contre les «grands projets inutiles» (Notre-Dame-des-Landes, Sivens, etc.).

La «gauche» institutionnelle a perdu toute légitimité ; en même temps, la gauche radicale organisée ne semble pas être au rendez-vous. Quels peuvent donc être les débouchés politiques de cette énorme démonstration de force de ceux d’en bas?

La gauche radicale a eu en France une opportunité historique de recomposition et de reconstruction à la fin des années 2000 et elle a échoué. Si l’on prend les deux initiatives significatives, le Front de gauche et le NPA, le premier a explosé et le second a été rapidement marginalisé politiquement (même si les militant·e·s du NPA restent très actifs dans les mobilisations). Dans l’immédiat, la focalisation électoraliste sur les présidentielles risque de différer les débats stratégiques nécessaires pour reconstruire ce qui doit l’être du côté de la gauche radicale.

D’un côté, certains rêvent d’une primaire à gauche et, de l’autre, Mélenchon s’imagine en «sauveur suprême». Même s’il est annoncé devant Hollande dans certains sondages, je doute fort que ce qu’il défend – centré autour de sa personne, électoraliste et marqué par un républicanisme volontiers chauvin et islamophobe – puisse constituer une perspective d’avenir pour la gauche radicale.

L’horizon de la lutte s’est élargi sous l’impulsion d’une partie de la jeunesse qui invente de nouveaux espaces de radicalité, qu’ils s’inspirent des ZAD, de Nuit debout ou d’autres expériences «autonomes». La multiplicité des luttes portées par ce grand mouvement social peut-elle converger vers un horizon stratégique commun, et si oui à quelles conditions?

Le mouvement porte la possibilité d’un renouveau de la gauche radicale. Mais il ne faut pas se tromper de priorités: à vouloir brusquer les clarifications stratégiques ou en cherchant à unifier par en haut, on risque de perdre le potentiel de radicalité qui s’est manifesté dans les derniers mois. Dans l’immédiat, il est crucial que le mouvement obtienne une victoire contre la loi travail, pour redonner confiance aux salarié·e·s dans leur capacité à obtenir des avancées par la lutte collective. Mais il nous faut aussi argumenter au sein du mouvement en faveur d’une nouvelle représentation politique des exploité·e·s et des opprimé·e·s: anticapitaliste, totalement indépendante du PS et capable de poser la question du pouvoir.

A cela s’ajoute la nécessité de construire un mouvement antiraciste autonome, capable de mobiliser largement contre l’islamophobie d’Etat, les violences policières et les discriminations systémiques. Le racisme constitue en France un des piliers de l’ordre social et un instrument très puissant du statu quo politique. Si l’on veut travailler à unifier le prolétariat, il faudra que la gauche radicale, et plus largement le mouvement ouvrier, engage réellement ses forces dans le combat antiraciste.

Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso