Louis Reymond et l’insurrection des «Bourla-Papey»

Louis Reymond et l’insurrection des «Bourla-Papey»

L’historiographie conservatrice méprise souverainement nos révolutions démocratiques des siècles passés. Elle encense une société traditionnelle réfractaire aux changements: la résistance des Waldstätten en 1798 ou le soulèvement fédéraliste de 18021.


Dans ce contexte, les «Bourla Papey» vaudois et leur porte-parole, Louis Reymond, font désordre. L’historien professionnel maudit les Jacques de 1802 de lui avoir soustrait par le feu des documents précieux (par ailleurs preuves de servitude). Quant à Louis Reymond, le délire mystique de ses dernières années et son internement psychiatrique permirent à ses détracteurs de le décrire a posteriori comme «une imagination frappée» (qualificatif péjoratif déjà appliqué au major Davel…).


En 1794 – une demande de passeport en fait foi –, l’imprimeur Louis Reymond se rendit en France2. Bien que son séjour se situe après la chute de Robespierre, le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794), il y côtoya un mouvement populaire, pas encore totalement écrasé3. Quatre ans plus tard, Reymond anima à Lausanne la remuante société populaire, «Les Amis de la Liberté», et le journal «Le Régénérateur», interdit par les autorités vaudoises4. Jugé à Lausanne en septembre 1798, il fut condamné en appel par le Tribunal suprême helvétique à deux ans de prison «hors du canton du Léman», à dix ans de privation des droits civiques et à l’interdiction de participer à la rédaction d’un journal. Mais trois mois plus tard, il fut libéré et nommé capitaine-recruteur dans l’armée helvétique, ce qui lui permit de prendre la mesure du mécontentement paysan – depuis l’automne 1800 où les droits féodaux furent perçus avec les nouveaux impôts créés depuis 17985.


Le 19 février 1802, un groupe de paysans s’introduisit de nuit au château de La Sarraz (propriété de la très pro-bernoise famille de Gingins) et y brûla les «terriers» (inventaire des droits féodaux). La même opération fut rééditée au château de Bière (propriété inoccupée du baron Necker). Les destructions d’archives se multiplièrent et, début mai, la révolte paysanne avait gagné la majeure partie du canton du Léman.


Le 8 mai, les «Bourla Papey»6 – à la tête desquels se trouvait Louis Reymond – marchèrent sur Lausanne. Jugeant la répression impossible, voire impolitique, l’envoyé du gouvernement helvétique – le sénateur Friedrich Kuhn – accepta une négociation avec les insurgés. Les paysans se dispersèrent contre l’assurance d’une amnistie et de l’abolition des droits féodaux. Mais l’accord ne fut pas homologué par le gouvernement et l’armée française occupa les régions où s’était déroulée l’insurrection. Les principaux chefs des «Bourla Papey» furent condamnés à mort par coutumace (peine commuée ultérieurement en exil perpétuel).


L’insurrection fédéraliste de l’automne 1802 allait cependant changer la donne. Alors que les réactionnaires avançaient dans toute la Suisse sans grande résistance, le canton du Léman se leva en masse, fournissant à lui plus de soldats que tous les autres cantons. Sans attendre la réponse des autorités, Louis Reymond (exilé à Thonon) rentra au pays, où il fut blessé au siège d’Orbe (un affrontement avec les contre-révolutionnaires locaux, qui croyaient leur heure venue). Signe de reconnaissance et peut-être d’une autocritique voilée et tardive, l’une des dernières décisions du gouvernement helvétique abolit les droits féodaux dans le canton de Vaud.


Cet épisode peu connu démontre les potentialités d’une «voie paysanne», c’est-à-dire une ligne démocratique et plébéienne7 dans la révolution helvétique. Pour reprendre une formule ironique de Lénine sur «les Jacobins sans le peuple», pour ne pas avoir su ou voulu être l’équivalent des Jacobins et des Cordeliers français de 1793, les dirigeants de la République helvétique ont fini par se retrouver sans réelle base sociale, d’où la soumission de la «Consulta helvétique» de février 1803 aux volontés du tout-puissant Bonaparte. Enfin, la mise à l’écart des «Bourla Papeys» dans les festivités du bicentenaire vaudois, cette année, démontre l’aspect dérangeant pour les notabilités en place (comme pour leurs ancêtres du début du XIXe siècle) de ces partisans d’une action directe, qui a tout de même produit pour l’époque quelques résultats…


Hans-Peter RENK

  1. A ce propos, l’ouvrage d’Etienne de la Boétie, «Traité de la servitude volontaire, ou Contr’un» (dernière éd.: Genève, Droz, 2001) devrait figurer dans les lectures de base de tout/e militant/e…
  2. Vu sa carrière militaire ultérieure, il se peut que Louis Reymond ait servi dans l’armée française.
  3. L’ouverture des prisons, après le 9 Thermidor, avait rendu la liberté à des contre-révolutionnaires, mais aussi à des militants de la gauche plébéienne («enragés» ou «hébertistes») incarcérés lors de la liquidation des factions de gauche et de droite par le Comité de salut public au printemps 1794.
  4. Citons le commentaire de Marat, dans son journal «L’Ami du Peuple», à propos d’une décision similaire en France: «Ils ne voulaient qu’isoler les citoyens et les empêcher de s’occuper en commun de la chose publique. Ainsi c’est au moyen de quelques grossiers sophismes et de l’abus de quelques mots que les infâmes représentants de la nation l’ont dépouillé de ses droits» (1791).
  5. Cf. notre précédent article: «L’Acte de Médiation de 1803»: un enterrement de première classe pour une république méconnue.
  6. La consigne du mouvement était: «Paix aux hommes, guerre aux papiers», d’où son nom en patois vaudois.
  7. Florence Gauthier. – La voie paysanne dans la révolution française: l’exemple picard. Paris, F. Maspero, 1977 (Textes à l’appui).

Louis Reymond: «Sur les droits féodaux»

De toutes les opinions émises jusqu’à ce jour sur les droits féodaux, la plus opposée aux principes de justice & d’équité, & la plus facile à combattre, c’est celle qui se prononce pour le rachat de la part de l’agriculteur.


D’abord, je demanderai: quel a été le but de la révolution? L’on me répondra: délivrer le peuple de l’oppression sous laquelle il gémissait. Le cultivateur auquel on ne peut disputer d’être la portion la plus intéressante et la plus utile de ce même peuple, a donc des droits aux bienfaits de la révolution, puisque c’est lui principalement qu’écrasait le poids des abus et des vexations. Serait-ce donc travailler à son soulagement que de le contraindre à se délivrer par le rachat d’impôts qui ne le soustrairaient pas à ceux que l’Etat a le droit d’exiger de lui? Ne serait-ce pas au contraire aggraver son sort, et lui faire détester un ordre de chose dont on n’a que trop malheureusement réussi à le détacher?


En commençant la révolution, n’a-t-on pas dit à l’habitant des campagnes: «Nous voulons te délivrer toi et ta propriété; les droits seigneuriaux seront abolis, pourvu que tu consentes à payer à l’Etat un impôt qui sera réparti indistinctement, et qui sera par conséquent beaucoup moins onéreux pour toi»? C’est un engagement contracté avec lui: on ne peut se refuser à en observer les conditions, ou il est dégagé lui-même de ses promesses.


La distinction que l’on voudrait établir entre la cense et la dîme n’est pas moins injuste. Croira-t-on que celui qui a exigé la dîme par la force, ait employé des moyens moins violents pour imposer la cense? On dira qu’il existe un contrat, et que rien n’est plus légitime qu’un pareil acte? Oui, je l’avoue, un contrat est un engagement sacré dès qu’il est volontaire, dès que les deux parties sont en pleine liberté. Mais était-ce là le cas du cultivateur sous le règne affreux de la féodalité? Pouvait-il résister à la nécessité de soumettre son champ à un impôt ruineux, lorsqu’il n’était même pas le maître de disposer de sa personne? La dîme et la cense sont sœurs, et ne diffèrent qu’en ce que l’une grevait le fond, et l’autre la récolte; donc si l’on détruit l’une sans indemnités l’autre doit subir le même sort.


(In: Le Régénérateur, no 4, 1er juin 1798)