À Paris, le mouvement social sourd à l'appel des sans-papiers

Le 2 juin, des milliers de manifestant·e·s ont clamé leur opposition à la loi asile et immigration du gouvernement français. Mais la jonction avec le mouvement social, plus que jamais nécessaire, ne s’est pas faite.


Jean-Claude Saget

Samedi 2 juin, à Paris, nous étions des milliers à défiler derrière les collectifs de sans-papiers et de migrant·e·s, comme auparavant le 17 mars et le 7 avril.

Dimanche 3 juin, illustration tragique de nos raisons de manifester, plus de 100 noyé·e·s se sont ajouté·e·s à l’hécatombe en Méditerranée. Plus de 100 mort·e·s dont des enfants. Pas des accidents: des crimes justifiés de fait par ceux et celles qui refusent l’ouverture des frontières. Qui, sur le marché de l’opinion publique, font baisser la cote de nos vies: jusqu’aux camps de rétention, jusqu’aux balles policières qui, à nos portes, ont tué Mawda, fillette kurde de 2 ans, jusqu’aux matraques qui ont tué Isamïl, sans-papier sénégalais de 58 ans.

Lundi 4, en écho à l’interdiction d’une partie de la manifestation, les campements de Jaurès et Porte de La Chapelle ont été évacués: il s’agit d’humilier, trier, expulser et invisibiliser ces migrant·e·s à qui il ne faut pas reconnaître le même statut que nous: c’est la base même du racisme.

Face à cela, il faut bien sûr dénoncer les agissements du pouvoir et l’étendue du drame humain qu’ils génèrent. Démontrer, mille fois hélas – il n’existe pas de mots à la hauteur du crime – que cette logique ne fera qu’empirer le drame.

Il faut aussi souligner que cette logique accompagne une dérive générale. Les mesures prises sur le dos des migrant·e·s (sur leur corps et sur leur vie) concernent toute la société. Et l’interdiction partielle de la manifestation de samedi témoigne de l’évolution policière et autoritaire du pouvoir français.

Mais nous ne sommes pas des commentateurs·rices. Nous voulons trouver les moyens de contrer cette évolution. Et pour commencer, on ne changera rien en se soumettant, en s’adaptant, en proposant des amendements à la marge. Il ne peut y avoir de demi-mesure ni d’arrangement.

Quelles convergences?

La jonction avec la manifestation antifasciste a eu lieu, et n’a pas été une simple addition mais une fusion. Ceux et celles qui pensent que cela n’a pas d’importance peuvent regarder du côté de l’Italie, où un néofasciste est devenu ministre de l’intérieur. Lors de sa première sortie publique, il a affirmé: «le bon temps des clandestins est fini, préparez-vous à faire vos valises».

Le 2 juin, des centaines de sans-papiers et migrant·e·s ont défilé en tête de cortège. Malgré la circulation non coupée place de la République. Malgré les cars de CRS et un camion à eau passant comme une menace. Malgré la peur, légitime, tou·te·s ont marché jusqu’aux grilles policières à Bastille, comme un défi. Pour dire que ces frontières, ces entraves, il faudra les franchir, les renverser. Une leçon pour toutes les composantes du mouvement qui, bien qu’elles risquent moins, n’ont pas ce courage.

La manifestation était dominée par la jeunesse. Et il y a eu un cortège de cheminots de la gare de l’Est, délégation décidée en AG, ainsi que des grévistes des Catacombes. Tout cela démontre que cette jonction-là est possible aussi.

Mais elle n’a toujours pas eu lieu. Et il faut le dire: dans ces circonstances, la loi asile-immigration a toutes les chances de passer au Sénat dans les semaines qui viennent. Et donc de devenir effective. Il faut le dire: la gangrène est dans nos rangs, dans notre classe et dans le mouvement social.

C’était pourtant la stratégie que nous avions défendue. Un appel au mouvement social et à ses organisations. Parce que les sans-papiers ne gagneront pas seul·e·s. Mais aussi parce que le mouvement social ne gagnera pas sans éliminer ce qui le gangrène.

Nous avons échoué. Le mouvement social n’était pas là. La manifestation de samedi a seulement montré qu’il n’y a pas de fatalité, qu’une possibilité existe. Alors nous continuons. Parce qu’il n’y a pas d’autre voie.

Denis Godard