Barrage des Trois-Gorges: une mise en eaux troubles

Barrage des Trois-Gorges: une mise en eaux troubles

Sun Yat Sen, le père fondateur de la Chine moderne en avait rêvé. Mao Zedong et Deng Xiaoping aussi. Li Peng, ancien premier ministre, n’a pas hésité à qualifier ce projet «d’emblématique de la supériorité du système socialiste» (sic). Depuis avril de cette année, la mise en eau du plus grand barrage du monde, le barrage des Trois-Gorges, a commencé. Il se pourrait bien que lorsque le projet arrivera à son terme, en 2009, le «système socialiste» ait disparu sans laisser de traces. Il n’en sera pas de même des catastrophes sociale et écologique, l’une avérée, l’autre prévisible qui l’accompagnent.


Situé sur l’un des plus grands fleuves du monde, le Yangtsé kiang (Yangzijiang, que les Chinois appelent Changgijang, le «grand fleuve»), le barrage des Trois-Gorges est un projet pharaonique, comme les aiment les autocrates. Un mur de retenue de 175 mètres de haut, un bassin d’accumulation de plus de 500 km, 150 villes et des centaines de villages engloutis, un coût total évalué officiellement à plus de 25 milliards de dollars: les chiffres sont impressionnants. Deux tâches importantes sont confiées à cette réalisation: augmenter la production d’énergie hydro-électrique (qui représentera 10% de celle du pays) et lutter contre les inondations que provoquent régulièrement les crues du fleuve.


Mais pour construire cet hymne au développement incontrôlable et incontrôlé, les hiérarques chinois ont dû faire le forcing. Financièrement, bien sûr, puisque la Banque mondiale ne participe pas à l’aventure et que la rentabilité de cette «vache sacrée politique» n’est pas assurée. Ce qui explique la frilosité des investisseurs lors de l’entrée en Bourse de la Yangtze Power Corporation, financée par le gouvernement et chargée de lever une première tranche de plusieurs centaines de millions de dollars.

Populations déplacées et appauvries

En conclusion de l’enquête détaillée, menée sur place, que les Amis de Terre ont publiée en collaboration avec l’International Rivers Networks, on trouve une description saisissante de la réalitée vécue par le 1,3 million de personnes qu’il est prévu de déplacer: «Depuis le début du processus, le gouvernement a surestimé sa capacité à créer des emplois et à fournir des terrains. La population rurale déplacée (…) n’a pas les moyens de retrouver ou d’améliorer son niveau de vie. La plus grande partie de la population urbaine n’a pas les moyens de s’offrir le nouveau logement qui lui est proposé. Tous ceux qui sont déplacés sont invariablement condamnés à payer leur logement au moins deux fois le montant du dédommagement qu’ils ont reçus, parfois même plus».1 Plus loin, ce document met le doigt sur la corruption endémique qui escorte le projet: «De nombreuses preuves montrent que les fonds de réinstallation sont régulièrement détournés et finissent dans les poches des officiels locaux et de leur familles. Dans la région du barrage, tout le monde est convaincu que la corruption, petite ou grande, est à l’oeuvre à tous les niveaux. Des fournisseurs véreux margent sur les contrats de construction, fournissent d’exécrables matériaux d’une solidité proche de celle du tofu et mettent la population locale en danger. Les officiels ont truffés les listes de déplacement de population de noms fantômes et ont artificiellement gonflé le prix des terrains dans le but d’arnaquer les fonds de compensation.» (p. 40). Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas de l’apparition des premières fissures dans les murs mêmes du barrage. Cette peu rassurante manifestation est symptomatique de la légereté avec laquelle certaines conséquences écologiques du projet ont été traitées.

Ecologie, mon beau souci

Les grands barrages ne sont pas des ouvrages «innocents» en matière écologiques. Ils modifient profondèment le régime hydrique d’une région, ainsi que sa faune et sa flore. La création d’un gigantesque lac artificiel amène, dans certaines conditions, on le sait aujourd’hui grâce à l’étude de la Commission mondiale des grands barrages, un dégagement de gaz à effet de serre supérieur à celui des centrales aux charbons. En outre des études canadiennes ont montré que le taux de mercure dans l’eau était dangeureusement concentré par les barrages. Les autorités chinoises ont néanmoins pris le risque de transformer le lac de retenue en un gigantesque cloaque: aucune station d’épuration des eaux rejetées par les agglomérations riveraines n’est prévue à court terme. Or il s’agit de millions d’habitants. De même, la mise en eau n’a été précédée d’aucune décontamination des très nombreux sites de production métallurgiques, chimiques, etc, aujourd’hui engloutis. Quant au problème de l’envasement progressif par accumulation des limons, il a été «résolu» en projetant la construction en amont de quatre autres barrages… A cela s’ajoute le fait que la construction du complexe du barrage des Trois-Gorges, par son coût financier, prive le reste du pays de ressources pour le maintien en état des infrastructures hydrauliques actuelles. Le 36 % des retenues d’eau sont considérées comme dangereuses ou fonctionnant mal. 145 d’entre elles sont des grands barrages, 1118 des moyens et 29150 des petits. En outre, 10000 autres retenues ont été endommagées par les flots. Comme le constate amèrement le directeur de l’Académie chinoise de l’énergie hydroélectrique et de la protection de l’eau, Jia Jinsheng: «Il y a quelque chose d’erroné dans l’ensemble du système de gestion».2


Daniel SÜRI

  1. Les Amis de la Terre, International Rivers Networks, Chine: les droits humains noyés dans le barrage des Trois-Gorges, 44 pages,mars 2003. A télécharger sur www.amisdelaterre.org.
  2. I>21st Century Business Herald (Ershiyi shiji jingjii baodao), June 12, 2003. Translated by Mu Lan (www.threegorgesprobe.org/tgp/index.cfm)

Du despotisme au népotisme

On sait l’importance que Marx attribuait à la main-mise de l’Etat central sur le système d’irrigation dans le développement du «despotisme oriental». L’ancien premier ministre Li Peng, qui ordonna le massacre de la place Tienanmen en 1989, est aussi celui qui relança les travaux du barrage des Trois-Gorges. Son fils, Li Xiaopeng, fait partie de la nouvelle oligarchie, dont les membres, fils ou filles de bureaucrates de haut rang, sont appelés les «petits princes» par la population chinoise, qui ne connaît pas Saint-Exupéry, mais fort bien ses dirigeants. Li Xaopieng dirige le China Huaneng Group le plus grand producteur de courant du pays. Celui qui prévoit de construire un barrage au Tibet, en aval du Lac Mugecuo ou Lac Yeti (un écosystème unique au monde). Alors que l’ancien président Jiang Zemin a installé son clan dans le fromage des télécoms, Li Peng et sa famille ont trusté l’énergie. Sa femme, Zhu Lin est aussi engagée dans le Huaneng Group, alors que sa fille, Li Xiaoling est la vice-présidente de la société financière de China Power, l’autre géant de l’énergie chinois.

(ds)


En Inde aussi

En Asie, la Chine n’est pas le seul pays à connaître une politique de construction accélérée de grands barrages. En Inde, le fleuve Narmada, qui traverse trois Etats dans le centre du pays, doit être domestiqué par trente grands barrages et 150 de taille moyenne. Si le respect des droits des populations locales n’est, pas plus qu’en Chine, le fort des autorités centrales (d’autant plus que 80% des personnes concernées font partie soit des populations dites tribales, soit des «intouchables», les dalit), un minimum de démocratie formelle a permis l’organisation d’une résistance à ces projets. La confrontation a déjà fait reculer la Banque mondiale (qui a revu depuis sa politique de financement des grands barrages). Elle porte aussi bien sur l’utilité de ces ouvrages, les populations de la zone fluviale ne bénéficiant pas du courant produit, que sur les conditions d’un éventuel déplacement avec réinstallation – avec à la clef la question du droit à la terre pour des dizaines de milliers de gens. Une Alliance nationale des mouvements populaires s’est créée et a lancé, à partir de la lutte contre les barrages du Narmada, une marche de protestation plus large, partie du sud du sous-continent (le Kerala) allant jusqu’au nord, à Ayodhya (plaine du Gange), pour mettre en cause à la fois la nouvelle politique économique (basée sur les privatisations et l’appel aux investissements étrangers) et la relance du communalisme, cet usage politique des appartenances religieuses. Le Parti national indien, aujourd’hui au pouvoir à New Dehli, prône en effet un supprématisme hindou et un fondamentalisme identitaire qui débouchent régulièrement sur des conflits intercommunautaires, comme à Ayodhya justement, il y a dix ans et comme il y a peu au Gujurat. (Voir l’article du Courrier, Medha Patkar, «la dame du Narmada», du 10.11.03 et le dossier, fort consensuel, que La Revue Durable consacre aux barrages en Inde dans son numéro 7 d’octobre-novembre 2003)

(ds)