États-Unis

La meilleure manière de «réformer» la police, c’est de lui couper les vivres 

« L’homicide de George Floyd n’est pas la classique goutte qui fait déborder le vase, tout simplement parce que, ce vase, ce sont trois robinets qui le remplissent ». C’est ce que nous dit Keith Mann, sociologue, professeur dans une université de l’Ohio et dirigeant d’une des petites organisations de la gauche radicale étasunienne, solidarity.

Black Lives Matter mural, Portland, 14 juin 2020
Barricades de l’Apple store, Portland, 14 juin 2020

L’homicide atroce de George Floyd constitue-t-il une énième poussée de fièvre antiraciste ? Non, nous sommes cette fois dans un contexte très différent de celui des années soixante ou des précédentes révoltes contre le racisme institutionnel de la police. L’homicide de George Floyd n’est pas la classique goutte qui fait déborder le vase, tout simplement parce que, ce vase, ce sont au moins trois robinets qui le remplissent : les pratiques policières, évidemment, mais aussi la pandémie et l’approfondissement, suite à cette dernière, d’un chômage de masse qui frappe aujourd’hui quelques quarante millions de personnes. Le contenu de ce lavabo était donc hautement explosif : l’homicide de Floyd, ça a été l’allumette.

À contexte différent, rébellion différente ? Aujourd’hui,  l’explosion est partout, elle n’est pas organisée. Tu as des manifs qui partent dans différents quartiers de la même ville et qui se développent spontanément, de manière quasi indépendante les unes des autres. C’est quelque chose de nouveau. En 1936, Simone Weil expliquait, à propos des grèves de juin, que les ouvriers·ères découvraient une nouvelle liberté dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Le même constat s’impose à propos de la majorité des manifestant·e·s d’aujourd’hui. La manif, le simple fait d’occuper la rue ensemble est aussi une forme de révolte contre l’isolement imposé par le confinement.

Mais qui descend dans la rue ? Sur ce plan aussi les différences sont énormes avec les révoltes du passé, en 1965 à Los Angeles, là où tout a commencé (voir encadré) ou avec celles qui ont fait suite à l’assassinat de Luther King en 1968 ou avec celles des décennies suivantes. À l’époque, la majorité des manifestant·e·s étaient des noir·e·s ; les quelques blancs·ches c’était nous, les militant·e·s d’extrême gauche. 

Aujourd’hui, c’est tout le monde qui manifeste, noir·e·s, blancs·ches, asiatiques, latinos. Les manifestations spontanées n’éclosent pas que dans les quartiers défavorisés, mais aussi dans des quartiers plus huppés. Imagine, ici à Milwaukee (au bord du lac Michigan, cette ville, la plus grande du Wisconsin, est une des villes où la ségrégation sociale – et donc raciale – est la plus prononcée aux États-Unis, NdT), il y a eu des manifs carrément sur Lake Avenue, un quartier de villas cossues avec vue sur le lac ! Et manifester, c’est dangereux. Pas seulement à cause des éventuelles charges de la police, mais aussi parce que, malgré les masques de protection, la distance sanitaire n’est pas respectée. Et pourtant, le nombre de manifestant·e·s ne diminue pas, bien au contraire.

Comment l’expliques-tu ? Au début, c’est contre l’homicide raciste qu’on est descendu dans la rue. Ensuite c’est la répression violente des manifestant·e·s qui en a poussé d’autres à descendre dans la rue et ainsi de suite. Si, de surcroît, tu prends en compte le fait que, dans certaines situations, les autorités ont bâillonné Internet et que les images de journalistes attaqué·e·s par les forces de l’ordre tournent en boucle sur les télévisions et les réseaux sociaux, tu comprends pourquoi la question de la liberté de parole prend une telle importance et mobilise autant. 

Et c’est dans ce contexte que commence à se développer une interrogation, celle du coût de la police qui réprime les citoyen·ne·s, un coût qui dépasse le tiers du budget dans certaines grandes villes !

Dans une récente interview, James Galbraith, l’économiste keynésien conseiller de Bernie Sanders explique que, après le 11 Septembre, les logiques policières se sont transformées en logiques militaires fondées sur une mentalité d’état de guerre disposant d’armes de guerre toujours plus sophistiquées. C’est vrai, mais cela est renforcé par le détournement vers la police des fonds dévolus à la DEA, l’agence anti-drogue. En effet, les programmes qui auraient dû, par la prévention des trafics, briser le lien « de l’école à la prison » se sont réduits à des programmes de répression des trafics et de la délinquance et la criminalité qui leur sont liés. C’est de cette manière que la police bénéficie d’un subventionnement exceptionnel. D’où l’exigence toujours plus vivace de lui couper les vivres, de « defund the police » (1). C’est une exigence qui commence à rencontrer un écho large puisque même le maire de New York l’a évoquée publiquement tandis que le maire de Los Angeles propose une réorganisation du financement de la police municipale qui la priverait de quelques 150 millions de dollars (2).

Dans certain cas, c’est tout simplement le démantèlement de la police qui est exigé, comme l’a par exemple fait le Conseil municipal de Minneapolis. Même si le maire de Minneapolis a dit qu’il ne donnerait pas suite à ce vote, le fait qu’une institution comme le Conseil municipal d’une grande ville se prononce en faveur d’une telle proposition donne la mesure de la profondeur de la crise de direction politique aux USA, une crise qui s’exprime aussi par la prise de distance publique des chefs de l’armée et de l’ex-ministre de la défense de Trump, un faucon, par rapport à la volonté du président de militariser les grandes villes.

On a l’impression que Trump fait tout ce qu’il peut pour réaffirmer son image de chef inflexible dans le but de remobiliser sa base conservatrice, raciste et réactionnaire. Oui, mais ce socle dur de réacs suprémacistes est bien loin de lui garantir la réélection. D’ici à novembre, tout peut arriver. Si des divergences commencent à se faire jour parmi les élites républicaines, la prétendue base électorale de Trump – celle qu’on identifie un peu vite avec les ouvriers industriels blancs laissés sur le bord de la route par la mondialisation – n’est de loin pas stabilisée, cristallisée. Ainsi que je l’ai rappelé à plusieurs reprises, ces couches avaient voté pour Obama en 2008 et 2012 et, pour une bonne partie, Sanders lors des primaires, mais n’avaient pas voté pour la candidate de l’establishment, Hillary Clinton, en 2016.

Mais, du point de vue du sociologue, peux-tu nous dire plus précisément qui est dans la rue ? Difficile à dire en l’absence de données statistiques empiriques. Pour ce qui est des populations afro–descendantes, la caractérisation de classe est évidente : ce sont des pauvres puisque la pauvreté est le lot de ces populations. Avec quarante millions de chômeurs·euses parmi lesquels la population noire est sur-représentée, c’est évident que les classes subalternes sont bien présentes dans les manifs. 

Pour le reste, à l’heure actuelle, on ne peut que se borner à des suppositions, même si on peut espérer que, de ces générations qui occupent aujourd’hui le macadam, émerge une nouvelle génération militante capable d’établir des liens entre la pauvreté des un·e·s et la richesse des autres, entre places de travail et rémunération des actionnaires, entre dépenses pour l’appareil répressif et les dépenses pour l’école publique par exemple.  Mais on reste, pour le moment, au niveau des suppositions dans la mesure où tarde à apparaître une direction politique du mouvement.

C’est-à-dire ? Les organisations traditionnelles de la population afro-américaine semblent prises de court par le mouvement et restent fidèles au pacte avec le parti Démocrate, qui dure depuis les années trente du siècle dernier. Elles sont donc particulièrement timides et timorées. Ainsi, par exemple, la plus ancienne des organisations de lutte pour les droits civiques, la National Association for the Advancement of Colored People, la NAACP fondée en 1909, s’est prononcée contre l’idée qui s’impose actuellement, celle de couper les vivres à la police.

Battu dans la course à l’investiture démocrate, Sanders, fidèle aux engagements pris de soutenir Biden comme il a soutenu Clinton il y a quatre ans, se tait. Imagine la dynamique qu’aurait pu représenter en ce moment une nomination de Sanders ou une campagne de sa part indépendante du parti Démocrate et surtout la présence dans le débat public de ses propositions, bien qu’elles soient très, très réformistes.

Et les Democrats Socialists of America, DSA ? Ils·elles sont démoralisé·e·s par la défaite de Sanders aux primaires, une défaite qui leur semblait tout simplement impossible. En même temps, ils·elles sont sous pression, la pression du vote utile pour barrer la route à un deuxième mandat pour Trump. C’est une pression qui est réelle aussi dans les faibles organisations de la gauche radicale. 

Partant, il est difficile de catalyser sur le plan politique l’opposition entre répression, racisme et pauvreté d’un côté et progrès social de l’autre. Et ce n’est certainement pas Joe Biden, le plus républicano-compatible des candidats démocrates qui va le faire depuis la cave dans laquelle il se terre toujours. Ce sont plutôt les Verts qui, s’ils présentent comme cela en a l’air un ticket très marqué à gauche, pourraient jouer ce rôle.

Et du côté du mouvement syndical ? La timidité est de rigueur. Certes, officiellement l’AFL-CIO soutient les mobilisations, sauf qu’elle reste ambiguë dans la mesure où elle s’empresse immédiatement de condamner les violences (3) C’est dommage car la question qui se pose aujourd’hui n’est plus celle de la sécurité publique mais celle de comment empêcher et combattre la violence policière.

En coupant les vivres à la police ? L’idée semble prendre.

Interview réalisé le 10 juin 2020 par Paolo Gilardi pour le site Rproject.it, traduit de l’italien par l’auteur.

L’héritage de Watts

Les émeutes de Watts (ou rébellion de Watts) ont eu lieu du 11 au 17 août 1965 dans le quartier majoritairement noir de Watts à Los Angeles aux États-Unis, à la suite d’une altercation entre trois membres d’une famille afro-américaine et des policiers blancs entraînant l’intervention de l’armée qui impose un couvre-feu. 

Après six jours de violences, on compte 34 mort·e·s, dont 23 civil·e·s tué·e·s par les forces de l’ordre. À ce bilan s’ajoutent 1032 blessé·e·s déclaré·e·s et 3438 arrestations. 977 bâtiments sont détruits ou endommagés. Les dommages matériels sont estimés à 40 millions de dollars de l’époque (l’équivalent de plus de 300 mio d’aujourd’hui).

1 «The best way to “reform” the police is to defund the police», c’est le slogan qui fleurit dans toutes les manifestations.
2 À noter que, depuis la réalisation de l’interview, Bernie Sanders a annoncé publiquement son opposition à cette revendication, tout comme le futur candidat démocrate Joe Biden qui a ressorti un projet de 2019 de financement massif de la police pour, dit-il « parfaire leur formation et ainsi combattre le racisme » et la doter d’armes plus précises, ce qui serait censé empêcher des meurtres barbares comme celui de George Floyd.
3 Il est toutefois important de souligner des exceptions sur le plan local. À Minneapolis, par exemple, le syndicat des enseignant·e·s universitaires a pris position contre le racisme, et les enseignant·e·s des écoles publiques exigent la rupture d’un contrat signé par la direction de l’enseignement avec la police pour assurer la sécurité des écoles primaires.