Comment venir à bout d’un capitalisme mortifère ?

Le capitalisme met en cause la survie de l’humanité sur terre. Il réduit le prix du travail de reproduction de la force de travail lorsqu’il ne peut le faire porter gratuitement par les femmes au sein de la famille. Comment en venir à bout en mettant la défense de la vie au centre ? 

Grève féministe 2019, Lausanne
Grève féministe 2019, Lausanne
Bruno Jolliet

 Depuis plusieurs mois, avec l’émergence du Covid-19, la nécessité impérieuse de rompre avec un système mortifère, scandée au cours des dernières années dans les manifestations pour la justice climatique, s’est incarnée on ne peut plus concrètement dans la vie de centaines de millions de personnes. La pandémie, liée aux conséquences de la globalisation capitaliste, qui menace le climat, la biodiversité, et par là la santé des êtres humains, a mis le feu aux poudres. 

Elle a brutalement donné corps à cette image terrifiante proposée par l’économiste marxiste Jean–Marie Harribey selon laquelle le capitalisme mondial serait un « trou noir » en passe « d’engloutir » les activités humaines, la nature, le vivant, les connaissances, etc. « Engloutir, c’est-à-dire tout soumettre à la loi de la rentabilité, du profit et de l’accumulation du capital » (Le trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, 2020). 

La vie au centre de nos préoccupations

Les raisons pour lesquelles les femmes de nombreux pays ont fait grève et sont descendues massivement dans les rues depuis trois ans, mais aussi celles pour lesquelles des millions de jeunes ont manifesté pour le climat, ont soudain acquis la force de l’évidence pour de larges secteurs de la population. Ces deux mouvements affichent en effet certaines préoccupations comwmunes en plaçant « la vie » au centre de leur combat : la terre nourricière, l’alimentation, l’eau mais aussi « les nutriments sociaux nécessaires à une vie épanouie » (Tithi Bhattacharya). 

De quoi s’agit-il ? Des soins au quotidien et plus encore en cas de maladie, notamment aux personnes âgées, ainsi que de la prise en charge et de l’éducation des enfants, assurés en partie au sein de la famille ; des revenus monétaires (salaires, retraites, assurances et aides sociales diverses) permettant d’acquérir l’indispensable sur le marché ; des services publics mettant l’éducation, la santé, les transports, le logement à la portée de toutes et tous ; du temps libre pour se parler, pour participer, pour s’engager, pour créer…

Placer la vie au centre permet ainsi de se réapproprier les questions essentielles soulevées par les écoféministes du Sud global – de ce tiers état du monde qui avait été l’épicentre de la révolution dans les décennies d’après-guerre ; un féminisme ancré dans un « territoire de vie », populaire, et pour cela à la base d’expériences de vie communautaires et de luttes anti-impérialistes contre les multinationales (de l’eau, des mines, du pétrole ou de l’agriculture).

C’est en partant de ces considérations que des camarades ont pu écrire dans notre bimensuel, à la veille de la grève des femmes/féministe de juin 2020, que désormais « les féministes marxistes révolutionnaires avaient […] trouvé plus pertinent d’analyser le système selon la contradiction capital / vie, englobant tant la préservation des humain·e·s que de l’environnement, au lieu de la traditionnelle contradiction capital / travail. » (↗︎) En partie, elles avaient raison. 

Oui, le capital s’oppose à la vie car il épuise les deux sources de toute richesse : le travail humain et la nature. En ce sens, la contradiction ne cesse de s’aiguiser entre le capital et les conditions mêmes d’existence de l’espèce humaine sur terre. Et par là, le capitalisme pourrait saper les bases objectives de sa propre pérennité pour donner naissance à une forme sans précédent de « barbarie ». En effet, ce mode de production, comme le soulignait Marx, tend inexorablement à semer la mort. Parce qu’il « a de si ‹ bonnes raisons › pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure », il n’est pas plus détourné de ses objectifs « par la perspective de la pourriture de l’humanité et finalement par sa dépopulation que par la chute possible de la terre sur le soleil. (…) Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société » (Le Capital, Livre I). Et l’ordre néolibéral a accéléré ces tendances destructrices. 

Pour autant, la « vieille » contradiction capital / travail reste bien au cœur de la lutte pour renverser le capitalisme et instaurer une société des producteurs·trices associé·e·s, réconciliée avec la nature. 

Le travail au cœur de la création et de la reproduction de la société

Les tâches de soin quotidien et d’éducation représentent une sphère essentielle de l’activité humaine. Au sein du monde capitaliste, elles recouvrent des activités rémunérées ou non, dans ou hors du cadre familial, qui sont indispensables à la reproduction de la force de travail et à son exploitation dans la durée. Avec le Covid-19 et le confinement, la centralité de ce travail de « reproduction sociale » s’est soudain imposée à tou·te·s. À tel point qu’il ne semblait plus nécessaire d’expliquer son caractère indispensable pour l’économie : le rôle essentiel des premières de corvées leur a d’ailleurs valu des applaudissements nourris.

Il en a fallu des efforts et du courage pour maintenir à flot, au plus fort de la crise, des systèmes de santé publique fortement affaiblis par les coupes budgétaires, des dispositifs éducatifs mis à rude épreuve, de même qu’une distribution alimentaire et des services de nettoyage aussi exposés que mal payés, portés en bonne partie par des travailleurs·euses précaires, dont les femmes et les personnes racisées constituent la grande majorité. Sans parler de celles et ceux, travaillant au noir, qui ont perdu leur emploi sans compensation au début du confinement, ni de toutes les femmes dont les tâches domestiques ont explosé au sein de la famille.

Ce travail indispensable au maintien de la vie a été célébré non sans contribuer au passage à conforter l’image traditionnelle de « la femme salvatrice », épouse et mère, comme en temps de guerre, au siècle dernier : la valorisation d’un sacrifice prétendument accepté en lieu et place d’une analyse concrète de conditions de vie et de travail, qu’il convient de mettre en cause radicalement. En effet, à quoi se réfère la notion de reproduction sociale ? 

Tout d’abord, dans l’optique du Capital, à la nécessité de reproduire et de reconstituer jour après jour la force de travail dont il tire ses profits (la fameuse plus-value). Dès les années 1960, des féministes marxistes ont développé l’analyse concrète de ce qu’il faut bien considérer comme la face cachée de l’exploitation capitaliste, en partie sous-traitée sous forme de travail salarié mal rémunéré, voire informel, en partie effectué gratuitement, essentiellement par les femmes, au sein de la famille. 

Il n’est pas possible de développer ici dans toute leur complexité les riches débats menés par des auteures comme Johanna Brenner, Susan Ferguson ou Lise Vogel… Ils ont ouvert la voie à une nouvelle génération de féministes marxistes. Ainsi, dans un livre récent, Social Reproduction Theory. Remapping Class, Recentering Oppression (2017), Tithi Bhattacharya pointe un enjeu décisif : en réalité, travail productif et reproductif ne font qu’un. Après avoir défini la reproduction sociale comme l’ensemble des activités nécessaires à « produire la vie, la maintenir et garantir la succession des générations », elle poursuit : « le travail humain est au cœur de la création ou de la reproduction de la société dans son ensemble ». 

Le travail vivant au cœur du changement social

Le mouvement féministe, tout comme celui pour le climat, s’est saisi du terme de « grève », un mot chargé de l’histoire des luttes du « travail vivant », seul producteur de richesses, pour arracher parfois de maigres victoires aux détenteurs du capital, du « travail mort », résultat de l’exploitation de générations précédentes. Ce faisant, ils·elles cherchaient toujours, même confusément, le chemin de l’émancipation par l’action collective. L’emploi de ce terme revêt une importance toute particulière pour le mouvement féministe, parce qu’il suggère bien que production et reproduction sociale participent d’une « même unité capitaliste » et que, par conséquent, la lutte des classes ne peut en aucun cas faire abstraction de la sphère de la reproduction sociale dans toute sa complexité. 

Une idée reprise dans le Projet de  résolution sur la nouvelle montée du mouvement des femmes de la Commission femmes de la Quatrième Internationale : « L’utilisation de l’outil de grève, la centralité des luttes pour la reproduction sociale, l’aspiration à comprendre les processus de production et de reproduction comme un tout intégré, et son fonctionnement comme vecteur de politisation et de radicalisation des masses, font de ce nouveau mouvement féministe un processus de subjectivation de classe en soi. […] ». 

Les féministes marxistes placent ainsi bien au cœur de leur réflexion le travail humain, compris dans sa diversité et sa globalité, qui repose toujours sur la contradiction capital / travail. En effet, c’est pour faire baisser le prix de la force de travail qu’il achète et augmenter la plus-value qu’il en tire, que le capital vise constamment à réduire le coût de sa reproduction, porté majoritairement par les femmes mal payées ou travaillant gratuitement à produire les services indispensables à la reconstitution et à la pérennité du travail vivant.

Certes, en Occident, en particulier, de nombreuses familles, pour autant qu’elles en aient les moyens, s’appuient sur un travail salarié domestique, le plus souvent mal payé et informel, qui fait appel pour l’essentiel à des femmes immigrées, racisées, souvent sans statut légal, pour prendre en charge leurs enfants, leurs aîné·e·s, ainsi que des travaux ménagers de tout ordre. 

Ces services peuvent être fournis également par des plateformes qui embauchent de faux·sses indépendant·e·s et se dispensent ainsi de toutes charges sociales, voire fiscales, comme UberEats, Deliveroo, etc. Dans les familles des classes populaires, qui y ont moins recours, les hommes prennent d’ailleurs en charge une part plus importante des tâches domestiques, même si les femmes en font toujours plus. 

Comprendre le rôle que joue le travail productif et reproductif (salarié et non salarié) pour assurer l’accumulation capitaliste, c’est aussi comprendre que seul le travail vivant, parce qu’il est la condition même des profits d’une petite minorité d’exploiteurs, est en mesure de renverser le joug du capital, par la lutte collective pour son émancipation. Surtout, seul leur nombre immense et leur position stratégique au cœur des relations de production capitalistes peuvent donner aux travailleurs·euses la force de renverser ce mode de production mortifère et de fonder un ordre social éco-socialiste reposant sur l’association libre des producteurs·trices, sur l’égalité femmes-hommes et sur le respect du métabolisme indispensable entre activités humaines et environnement naturel. 

Stéfanie Prezioso