Le panafricanisme contre « le présent colonial »

Après avoir évoqué le panafricanisme dans plusieurs articles, nous avons décidé d’ouvrir le débat avec cette première contribution. Notre entretien avec Amzat Boukari-Yabara, historien et secrétaire général de la Ligue panafricaine – UMOJA, ouvre les feux.

Mémorial Kwame Nkrumah à Accra
Mémorial Kwame Nkrumah à Accra

Pour commencer, est-ce que tu pourrais nous dire ce que tu entends par panafricanisme ? Le panafricanisme désigne un mouvement de résistance, de solidarité et de libération produit par les Africain·e·s déporté·e·s en esclavage dans les Amériques et la Caraïbe entre 1500 et 1870. Forgé dans les résistances durant la traversée transatlantique jusqu’à la chute de l’apartheid sud-africain au début des années 1990, en passant par l’indépendance d’Haïti en 1804, il relie les espaces éclatés de l’Afrique en constituant des réseaux culturels, économiques et sociopolitiques anticapitalistes et antiracistes. C’est un mouvement basé sur l’unité dans la diversité, qui a plusieurs racines, un seul tronc et plusieurs branches.

Pourrais-tu revenir sur son apparition et développement ? Le panafricanisme est apparu dans la diaspora et s’est structuré en mouvement dans la première moitié du 20e siècle par des congrès organisés par l’historien afro-américain W.E.B. Du Bois et des réseaux autour de Marcus Garvey. Après 1945, le panafricanisme devient la principale doctrine anticolonialiste pensée par et pour les Africain·e·s. Kwame Nkrumah en est l’une des figures. Il conduit le Ghana à l’indépendance en 1957 et fait de l’unité de l’Afrique la condition suprême de sa libération des griffes du néocolonialisme. La vision de Nkrumah étant écartée au moment de la création de l’ancêtre de l’Union africaine et les principales figures panafricanistes physiquement éliminées (Fanon, Cabral, Moumié, Lumumba, Malcolm X, Sankara…), le panafricanisme se prolonge par les sociétés civiles, les artistes engagé·e·s et les forces progressistes.

Les mouvements émancipateurs ont habituellement cherché à dépasser le cadre de l’État-nation. C’est le cas de l’internationalisme ouvrier, mais aussi du nationalisme arabe. En quoi est-ce que le panafricanisme diffère ? Au moment où le panafricanisme se structure autour de 1900, il fait écho au panislamisme présenté comme l’unité des musulman·e·s, pensé depuis l’Empire Ottoman. Le nationalisme arabe le remplace en montrant que l’arabité est finalement antérieure à l’islam, que la langue a précédé la religion, de la même manière que le panafricanisme fondé sur l’Afrique avait remplacé le pannégrisme fondé sur la couleur de la peau. Le nationalisme arabe fait partie des mouvements qui vont échanger avec le panafricanisme et les mouvements nègres. Par exemple, en France, l’Étoile Nord-Africaine de Messali Hadj se mobilise au moment de l’agression de l’Éthiopie par l’Italie de Mussolini. Il existe ainsi des similitudes entre les deux mouvements : la confrontation à l’impérialisme, ou encore la recherche d’alternatives économiques et culturelles au service des peuples plutôt que des États et de leurs bourgeoisies.

Toutefois, le panafricanisme est né dans la diaspora noire des Amériques tandis que le panarabisme couvre le rayon du Moyen-Orient à l’Afrique du Nord. S’il y a eu des alliances, les points de rencontre humains sont encore fortement impactés par la négrophobie dans le monde arabe, le chantage économique, culturel et pétrolier des pays du Golfe, ou encore la sous-traitance impérialiste. En outre, ni la Ligue des Etats Arabe ni l’Union africaine n’arrivent à incarner les aspirations des peuples qui manifestent de la même manière à Alger et à Bamako, à Tunis ou à Dakar, contre un ordre néocolonial. 

Et sur l’internationalisme ouvrier ? Le panafricanisme est né parmi des Africain·e·s qui ont été déporté·e·s pour servir des intérêts bourgeois et capitalistes. Leur exploitation a été légitimée par cette pseudo-science qu’est le racisme. Les marxistes noir·e·s comme C.L.R. James ont abordé les racines du capitalisme à partir de l’esclavage dans des perspectives beaucoup plus tranchantes que les marxistes blanc·he·s, qui ont souvent une lecture eurocentrée des rapports de production. Il montre ainsi comment les esclaves dans les plantations ont produit des stratégies de résistance bien avant les ouvriers·ères des usines françaises ou britanniques. Claudia Jones ou George Padmore soulignent que les colonisé·e·s constituent un sous-prolétariat, dont la libération entraînerait l’effondrement du capitalisme dans les centres du système. 

Or, les appareils de direction de l’internationalisme ouvrier n’ont pu se positionner comme il le fallait sur la question du racisme et du colonialisme. Aimé Césaire et bien d’autres leur ont tourné le dos pour ce motif. Il existe ainsi des luttes panafricaines anticapitalistes qui se passent de l’allégeance au socialisme ou au communisme.

Enfin, le syndicalisme a été l’un des terrains privilégiés de la mobilisation panafricaine. La difficulté est que la ligne anticapitaliste du panafricanisme est elle-même polluée par le fait que l’Afrique est justement le terrain privilégié du capitalisme sauvage, y compris de la part d’Africain·e·s qui utilisent les habits du panafricanisme pour introduire l’afrolibéralisme, une forme de néolibéralisme africain.

Et actuellement, identifies-tu des liens entre panafricanisme et internationalisme ouvrier ? Plusieurs ! La lutte contre les oligopoles, la solidarité intersyndicale, les enjeux de redistribution des ressources et de délocalisation, la dénonciation d’un commerce international dérégulé qui ne profite qu’aux mastodontes, la lutte contre le racisme dans l’organisation du travail ou encore la question éminemment stratégique des ouvriers·ères dans l’industrie de l’armement destiné à être vendu aux pays du Sud. En Europe, des travailleurs·euses noir·e·s, souvent amputé·e·s de leurs droits, comme dans le cas des sans-papiers, des migrant·e·s ou des réfugié·e·s, subissent des violences. Les formations syndicales ne peuvent pas défendre les droits des travailleurs·euses sans avoir un minimum de sensibilité aux problématiques relevant de l’internationalisme noir qu’est le panafricanisme.

Tu n’es pas uniquement historien mais également militant au sein de la Ligue Panafricaine – UMOJA. Pourrais-tu présenter cette organisation ? La Ligue Panafricaine – UMOJA est une organisation internationale et fédérale, présente dans plusieurs pays d’Afrique et de la diaspora africaine, sous forme d’associations et de partis. Elle a été créée en 2010 et refondée en 2012 avec l’objectif de ramener le panafricanisme dans le champ politique. Autofinancée, elle est présente sur les réseaux sociaux et dispose également d’un magazine et d’une maison d’édition. Chaque section dispose de son autonomie, puis des instances fédérales coordonnent l’activité des sections de manière transversale. C’est un espace d’initiatives, de formation, de débat, et – nous devons y travailler – de sécurité.

L’organisation a des sections en Suisse et en France notamment. Quel rôle voyez-vous dans la diaspora ? La diaspora est le lieu de rencontre des Africain·e·s de toutes origines. Il est parfois plus facile pour un·e Ougandais·e et un·e Sénégalais·e de se rencontrer en Suisse qu’en Afrique par exemple. Les diasporas sont par essence déjà soumises à un contexte ostracisant qui veut que « tou·te·s les noir·e·s se ressemblent ». Ces stéréotypes racistes montrent une unité de condition et de traitement malgré l’immense diversité de statut des Africains en Europe.

Il existe aussi une diaspora africaine fondamentalement néocoloniale. Les pays d’accueil, qui sont en général d’anciennes puissances esclavagistes et colonialistes, lancent actuellement de nouvelles initiatives coloniales en utilisant les codes de la diaspora. Il faut donc une diaspora conscientisée et formée sur tous ces enjeux.

Quelles activités et perspectives politiques avez-vous actuellement ? Pour le moment, c’est la réorganisation. La limitation des circulations et les incertitudes nécessitent de se préparer à des années difficiles dans la diaspora, et à accélérer une réinstallation en Afrique pour celles et ceux qui le souhaitent. Sur le continent, le Covid-19 n’a arrêté aucune lutte contre les régimes néocoloniaux, mais ceux-ci disposent d’un arsenal supplémentaire pour contrôler la population et les mouvements d’opposition. Enfin, dans la Caraïbe et dans les Amériques, les luttes sont également vives, comme l’ont montré les manifestations après la mort de George Floyd. Nous suivons beaucoup la situation de nos camarades au Brésil et au Venezuela, ainsi qu’en Martinique et en Guadeloupe, et dans l’océan Indien. Il s’agit de renforcer les différentes initiatives pour ne pas partir dans toutes les directions.

Beaucoup d’Etats occidentaux – dont la Suisse – ont fait face à des importantes mobilisations antiracistes, qui mettent notamment en lumière le passé colonial de ces pays. Quels liens vois-tu entre les luttes antiracistes et les mouvements panafricains ? Le panafricanisme est un mouvement antiraciste qui part d’un constat simple : tant que l’Afrique ne sera pas en mesure d’imposer le respect aux entités géopolitiques qui l’agressent, toutes les populations originaires ou assimilées à l’Afrique seront traitées avec mépris. 

Mon inquiétude est que les luttes antiracistes invisibilisent certaines problématiques géopolitiques du racisme et n’adressent pas assez la question du colonialisme actuel. Les concepts-valises comme la démocratie, la République, l’égalité, le vivre-ensemble ont aussi été habilement retournés pour faire passer la lutte contre le racisme comme une forme de racisme. On l’a vu tout récemment avec les débats sur la non-mixité, qui est un outil certes important, mais que l’on peut toujours réaménager sans se renier.

Pour moi, l’antiracisme en Europe est dans une impasse car il est utilisé de manière asymétrique et opportuniste, tant par les pouvoirs exécutifs que par les groupes contestataires. Par exemple, ce n’est pas à Macron de décider de l’histoire de l’Algérie ou de sélectionner les personnes habilitées à venir dialoguer au nom de l’Afrique. Il n’y a pas de passé colonial car il y a en réalité un présent colonial.

Comment les militant·e·s anticapitalistes qui nous lisent peuvent-ils·elles soutenir les luttes panafricaines ? Ils·elles peuvent s’informer de l’actualité de la Ligue Panafricaine – UMOJA sur les réseaux sociaux, prendre contact avec nous afin d’organiser par exemple des événements et des débats communs autour de nos luttes. Nous avons à apprendre des militant·e·s anticapitalistes comme elles et eux ont à apprendre des luttes panafricaines. L’internationalisme est indispensable au panafricanisme.

Propos recueillis par Anouk Essyad

Couverture du livre Africa Unite! Une histoire du panafricanisme de Amzat Boukari-Yabara
Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, La Découverte, 2017 ↗