L’impossible deuil des femmes bosniaques réfugiées en Suisse

L’impossible deuil des femmes bosniaques réfugiées en Suisse

Un travail de mémoire en sciences sociales révèle la difficulté des rescapées de Srebrenica résidant en Suisse à se reconstruire. L’une des causes est la précarité de leur statut de séjour qui les empêchent notamment de retourner sur place identifier les corps de leurs proches.

Deux cents quatre-vingts charniers, 16500 dépouilles exhumées. Depuis la fin des hostilités en Bosnie, les commissions locales et internationales, qui œuvrent à rendre leurs noms à ceux qui ont fini dans les fosses communes, voient tous les jours le décompte macabre s’alourdir. Pour leurs proches survivantes, dont un certain nombre a trouvé asile en Suisse, le travail de deuil reste très difficile, voire impossible à accomplir.

Cadavres sans identité, corps non reconnus en raison de l’interdiction qui leur ait faite, de par leur statut humanitaire, de quitter leur terre d’accueil pour retourner sur les lieux des crimes, manque de volonté politique de la part des autorités locales, une certaine inertie de la communauté internationale, sont autant d’écueils qui empêchent ces femmes de tourner la page sur leur tragique passé. Sofia Ristic, assistante sociale lausannoise, leur a consacré un mémoire de fin d’études1.

Sept mille musulmans de Bosnie «disparus»

La population étudiée par Sofia Ristic se compose de femmes originaires de Bosnie qui ont trouvé refuge en Suisse. Leurs proches ont disparu dans le massacre de Srebrenica des 11, 12 et 13 juillet 1995. Cette petite station thermale, enclave que les Nations unies étaient censées protéger, a été livrée aux milices des Serbes de Bosnie. Quelque sept mille musulmans de Bosnie, pour la plupart des hommes (habitants de Srebrenica et ceux des alentours qui y avaient trouvé refuge) ont «disparu». La ville martyre se trouve aujourd’hui en Republika Srpska (République serbe de Bosnie), selon les accords décidés à Dayton.

L’Association des mères bosniaques seules avec enfants mineurs dans le canton de Vaud a été fondée en janvier 1998. Le but de cette organisation était de s’opposer aux mesures d’expulsion de la Confédération qui touchaient ces femmes et leur descendance. Admises provisoirement et collectivement, elles ne pouvaient demeurer en Suisse au-delà de mai 1998, date à laquelle les autorités avaient estimé que leur pays d’origine redevenait «sûr».

La majorité de ces femmes arrivées en Suisse pendant la guerre ont obtenu un permis de séjour collectif dit «F»; les autres les ont rejointes peu après la fin des hostilités et ont demandé l’asile politique. Elles ont alors reçu une attestation, sous forme de livret «N», dans lequel était inscrit qu’elles pouvaient résider sur le territoire de la Confédération jusqu’à la fin de l’examen de leur demande.

Un deuil impossible

Sans autorisation durable, ces femmes doivent séjourner continuellement en Suisse et ne peuvent la quitter, ne serait-ce que quelques jours, sous peine de perdre leur droit de résidence. Un retour sur les lieux des massacres, pour tenter d’identifier un vêtement ou un effet personnel des cadavres exhumés, leur est interdit. Sans «reconnaissance» des restes des «disparus», comment faire son deuil?

Dans son mémoire, Sofia Ristic distingue différentes formes de disparitions; celles de Srebrenica sont dites «forcées» puisqu’il s’agit d’une situation où une personne disparaît par la volonté d’une autre. Dans cette ville martyre, ce sont tous les hommes en âge de combattre qui ont «disparu». Sofia Ristic relève que si les disparitions ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité, le XXe siècle les a «réglementées», codifiées, voire donné une espèce de cadre juridique et de statut, notamment dans le contexte de l’Allemagne nazie qui, dès 1941, enregistrait les «disparus» sous les initiales NN pour «Nacht und Nebel», Nuit et brouillard. Elle rappelle également les pratiques d’autres dictatures, comme en Argentine, où dans les années soixante-dix, les corps des futurs «disparus» étaient jetés du haut des avions en mer par la junte militaire et échouaient parfois sur les plages…

Qu’elles le souhaitent ou non, un retour au pays pour les rescapées de Srebrenica signifie un nouveau désastre, d’où l’utilité des associations qui les regroupent en Suisse (et ailleurs) pour empêcher leur expulsion de leur terre d’accueil et le soutenir dans leur processus de deuil. Sofia Ristic souligne que les femmes qui sont restées sur place reçoivent «une petite pension qui leur permet tout juste de survivre et encore». Elle ajoute que «pour cette raison, de nombreuses femmes sont arrivées en Suisse une année ou deux, voire plus, après la tragédie (…) d’autre part, elles vivaient souvent comme des réfugiées dans leur propre pays, dans des conditions très précaires, un retour dans leur ville d’origine s’avérant impossible pour des raisons politiques (partage de la Bosnie-Herzégovine suite aux accords de Dayton), ou présentant des dangers divers (champs minés, etc.)»

Par son étude de sciences sociales, dans laquelle elle s’interroge en premier lieu sur les conditions à réunir pour mener un processus de deuil dans le contexte d’une disparition forcée, Sofia Ristic met aussi à nu les incohérences de la politique suisse d’asile et la lenteur des démarches qui empêchent des êtres déjà brisés par des drames, de l’ordre de crime contre l’humanité, de se reconstruire. D’où la nécessité de témoigner pour eux.

Joelle ISLER*

* Journaliste.

  1. Sofia Ristic, Un si difficile adieu… Les difficultés dans l’élaboration du processus de deuil chez les personnes touchées par la disparition collective et «forcée» de leurs proches, Ecole d’études sociales et pédagogiques, Lausanne, 2002.