Qui sera concerné·e par la «régularisation» des sans-papiers?

Le 20 février 2024, les groupes POP–PS–Vert·es ainsi que Le Centre–Vert’Libéraux ont fait voter avec succès un postulat. Ce texte prévoit l’analyse de la possibilité, par l’exécutif du canton de Neuchâtel, d’une procédure collective d’examen de demandes de papiers, similaire à l’opération «Papyrus» genevoise d’il y a plusieurs années. Se seraient abstenu·es quelques PLR. L’UDC a voté contre. 

Un manifestant tient une pancarte pour la régularisation des sans-papiers
Manifestation pour le droit des migrant·es, Lausanne, 11 juin 2014

Nous ne pouvons que nous féliciter d’une telle mesure, qui indique que les idées pour la régularisation de tou-tes les sans-papiers font leur chemin, y compris dans les rangs de partis conservateurs ou sourds à la situation des personnes étrangères en Suisse, voire hostiles à leur égard. Il est également intéressant de noter que le texte du postulat et de son développement parle des conditions indignes et précaires dans lesquelles travaillent les personnes sans statut légal, et les dénoncent. C’est une bonne chose.

Le texte souligne également tout l’apport social, économique et culturel des personnes étrangères sans statut légal dans le canton. Qu’une telle reconnaissance soit exprimée devant le Grand Conseil est un pas en avant vers davantage de justice sociale. Plus est, le texte demande «l’étude de la mise en place d’un dispositif permettant un accompagnement spécifique sur une durée adéquate et selon des modalités à déterminer une fois la régularisation effectuée est également demandée, afin de donner la possibilité aux personnes concernées de s’autonomiser et de sortir de la précarité». Une démarche nécessaire pour que les personnes étrangères, avec ou sans statut, puissent accéder à l’assistance sociale et aux aides sociales. Ces aides devraient être disponibles à tou-tes, sans distinction.

Si le communiqué du POP se félicite d’une mesure de «régularisation des sans-papiers», et qu’un article de la RTS parle d’une «régularisation des étrangers sans-papiers» (formulation originale, puisqu’il n’existe pas de «Suisses sans papiers»), il est intéressant de regarder le texte de plus près. 

Au niveau international, lorsque l’on parle de régularisation des personnes sans papiers – par exemple au Mexique, où les régularisations sont numérotées par vagues, avec des critères qui varient selon les circonstances, ou au Maroc au début des années 2010 – il s’agit de donner, collectivement, un statut légal de résidence à des personnes qui, selon la loi, n’y auraient pas droit, ou pas accès. 

Ce n’est pas de cela dont il s’agit lors d’une opération de type «Papyrus», et ce n’est pas cela que le postulat demande d’examiner. En effet, celui-ci parle de «régulariser les personnes concernées (par exemple sur la base de l’article 30, alinéa 1, lettre b, de la Loi sur les étrangers (LEI)». Cet article de la LEI précise :

«Il est possible de déroger aux conditions d’admission (art. 18 à 29) dans les buts suivants: (…) b) tenir compte des cas individuels d’une extrême gravité ou d’intérêts publics majeurs ;»

Cet article de loi parle donc d’une analyse au cas par cas de l’éventuel droit au séjour de personnes qui se trouveraient dans une situation extrêmement grave. Il ne s’agit pas là de prendre en compte de manière collective la situation d’un groupe de personnes, en permettant la régularisation pérenne de leur séjour. 

Une dérogation n’est pas un droit

En effet, cet article de loi parle de déroger aux «conditions d’admission» et ne parle donc pas du droit à obtenir un permis de séjour de longue durée. Notons que cet article de loi ne précise pas non plus si (ni comment) un tel titre de séjour pourrait être renouvelé. En outre, cet article de la LEI, qui s’applique au niveau fédéral, devrait déjà concerner les personnes qui se trouvent sans statut légal à Neuchâtel. 

Il ne fait nul doute que les organisations qui soutiennent les sans-papiers y ont fait appel de nombreuses fois, sans que le SMIG n’y soit vraiment sensible. Nous ne pouvons qu’espérer que le postulat obtienne au moins un changement de pratique des autorités à cet égard, sur le court ou moyen terme. 

Le postulat cite également en exemple l’article 31 de l’Ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (OASA). Celui-ci précise quels seraient les «cas individuels d’une extrême gravité» pour lesquels l’autorité pourrait octroyer une autorisation de séjour. Cet article précise, encore une fois, les critères d’un éventuel examen au cas pas cas et non d’un processus de régularisation collective. L’article de loi indique qu’il faut tenir compte, pour la personne concernée, de son intégration, de ses finances, de sa famille, de la durée de présence en Suisse, de son état de santé et de ses possibilités d’intégration dans l’Etat de provenance. L’article 31 de l’OASA ajoute que l’autorisation de travailler ne peut être octroyée que si un employeur en fait la demande, si des conditions de rémunération sont remplies, et si le logement de la personne requérante est adéquat. Des critères bien difficiles à remplir pour des personnes sans droit au séjour.  

Notons que ces deux articles, de loi et d’ordonnance, sont également ceux qui ont servi de base à l’opération Papyrus à Genève. En cela, le postulat déposé à Neuchâtel n’innove en rien, et ne demande rien de nouveau.

Aussi, on peut lire sur le site du Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM) consacré à l’opération Papyrus que  «Chaque cas est examiné en fonction de ses spécificités propres, et il ne s’agit en aucun cas d’une régularisation collective ou d’une amnistie. Contrairement à d’autres États européens, la Suisse n’a jamais procédé à une régularisation collective de migrants sans-papiers ou à une quelconque amnistie et elle n’entend pas le faire aujourd’hui». Pas de régularisation collective à l’horizon, donc, dixit l’autorité fédérale sur l’opération Papyrus.  

On peut donc s’étonner que le POP, comme la RTS, parlent de «régularisation» des personnes sans-papiers au sujet du postulat. On peut aussi supposer que le fait qu’une opération Papyrus relève de l’examen des dossiers au cas par cas pour l’octroi d’un permis de séjour, a aidé à remporter le soutien d’élu·es de la droite et du centre. 

On peut également imaginer que l’échéance des élections communales dans le canton approchant et au vu des nombreuses crises qui secouent la géopolitique mondiale, certains partis ont souhaité se parer d’un vernis humanitaire, au vu des nombreuses crises qui secouent la géopolitique mondiale actuelle. 

Lutter contre le travail au noir?

Mais regardons une nouvelle fois du côté de ce qui a été fait à Genève dans les années 2010. Voici les critères d’obtention d’un titre de séjour qui ont été utilisés pour l’opération Papyrus, tels que décrits sur le site du Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM) : 

  • «  durée de séjour de 10 ans pour les célibataires, les couples sans enfants et les couples avec très jeunes enfants non-scolarisés
  • durée de séjour de 5 ans pour les familles avec enfants scolarisés
  • indépendance financière (pas d’aide sociale)
  • respect de l’ordre juridique
  • bonne intégration (notamment connaissance du français niveau A2 du cadre européen commun de référence pour les langues) » 

Des critères pour le moins difficiles, non seulement à remplir, mais également à démontrer, pour des personnes sans statut légal. En effet, sans tampon sur le passeport ni permis de séjour, comment prouver dix ans de présence en Suisse à une autorité qui examine les dossiers au cas par cas? Comment démontrer son indépendance financière, alors que beaucoup de personnes sans statut travaillent sans contrat, et dans de mauvaises conditions de travail. Si l’on souhaite soutenir les personnes sans papiers, ne vaudrait-il pas mieux considérer que c’est leur régularisation qui permettra leur intégration et leur indépendance financière et non pas le contraire? 

Combien de personnes sans statut dans le canton de Neuchâtel seraient susceptibles de remplir, et de démontrer, ces critères? Si l’on souhaite soutenir les personnes sans papiers, ne vaudrait-il pas mieux considérer que c’est leur régularisation collective qui permettra leur intégration et leur indépendance financière et non pas le contraire? 

On peut enfin déplorer quelques légèretés textuelles prises par le postulat. Citons par exemple celle qui affirme que l’absence de statut légal vient de «diverses raisons liées à leur parcours de vie» et qui nie implicitement que la criminalisation de l’immigration extra-­européenne et les refus de titres de séjour de la part des autorités sont la cause de l’existence de sans-­papiers. 

Par ailleurs, le postulat parle de «lutter contre le travail au noir sur le territoire neuchâtelois». On ne peut qu’espérer que cette lutte ne se fera pas au détriment des personnes sans-papiers qui ne rempliraient pas les critères pour obtenir un titre de séjour. Une telle lutte deviendrait alors une chasse aux personnes qui travaillent de manière irrégulière – et non pas «illégale» comme l’affirme le postulat – et qui risqueraient l’expulsion hors de Suisse. 

Enfin, le postulat parle des conditions de travail déplorables des personnes sans statut qui exerceraient «une pression à la baisse sur les salaires neuchâtelois». Rappelons que ce n’est évidemment pas la précarité imposée aux travailleurs et travailleuses qui fait baisser les salaires, mais bien le patronat et son appétit féroce pour les bénéfices. 

Cabral Angel