Sécurité sociale en Europe, quel financement?

Sécurité sociale en Europe, quel financement?

Dans le cadre du sixième Forum socialiste «Néolibéralisme contre sécurité sociale», qui s’est tenu à Yverdo les 4 et 5 décembre derniers, Bernard Friot, professeur de sociologie à l’Université Paris X – Nanterre, nous a communiqué une contribution sur la problématique générale du financement des assurances sociales, abordée sous l’angle du rôle monétaire dans la réalité du capitalisme et dans la perspective du droit au salaire comme socle pour la promotion du salaire socialisé. (réd.)

Reprendre la main dans un débat largement dominé par les thèses contre-réformatrices du sauvetage de dispositifs insolvables et de leur mise au service de la promotion de l’emploi suppose qu’on soit à l’offensive – et donc d’abord au clair – sur le fait que c’est le caractère anticapitaliste de la monnaie de sécurité sociale qui est attaqué et qu’il peut au contraire être encore davantage affirmé…

I. C’est le caractère anticapitaliste de la monnaie de sécurité sociale qui est attaqué

La rhétorique des contre-réformes en cours en matière de pensions, d’assurance-maladie ou d’indemnisation du chômage tente de légitimer des mesures qui gèlent les cotisations sociales ou les impôts finançant les régimes publics de sécurité sociale et qui promeuvent une épargne d’activité dédiée à la retraite ou à la maladie. Il ne s’agit pas d’abord, pour les «réformateurs», de réduire la part du PIB affectée aux besoins sociaux, mais leur projet est de déplacer leur financement en faisant reculer les régimes de ressources anticapitalistes au bénéfice de régimes de ressources capitalistes.

Pour prendre la mesure de ce déplacement, il faut absolument sortir de l’idée, très répandue à gauche comme à la gauche de la gauche, que les luttes sociales du siècle dernier n’ont rien produit de révolutionnaire. La sécurité sociale serait la fille du fordisme, offrant un débouché de masse à la production de masse des «trente glorieuses». Fonctionnelle à cette étape du capitalisme, elle serait entrée en crise depuis la fin des années soixante-dix avec la crise du fordisme et retrouverait depuis quelques années un nouveau fondement – toujours fonctionnel – dans le soutien au marché des capitaux du capitalisme patrimonial, nouvelle étape d’un capitalisme financiarisé à l’échelle mondiale. Bref il n’y aurait d’histoire que du capital.

Une lecture dialectique du capital met au contraire en évidence la contradiction qui mine ce dernier. Le rêve du capital de faire de l’argent avec l’exploitation du travail, de transformer les individus en capital variable, de soumettre la création de richesse au carcan de la valorisation capitaliste du travail, ce rêve est en permanence en échec. La subordination du travail à la mise en valeur du capital est contrariée par son émancipation et l’histoire sociale du 20e siècle est celle de l’affirmation de régimes de ressources anticapitalistes contre des régimes non capitalistes ou capitalistes.

Parler des régimes de ressources anticapitalistes suppose de reconnaître le rôle instituant de la monnaie. Loin d’être un voile diaphane exprimant passivement le déjà-là de la valeur, la monnaie exprime activement l’attribution de valeur à la richesse produite par le travail. Et c’est là qu’il importe d’être attentif à la pluralité des monnaies. Dans nos sociétés occidentales, il n’y a pas que de la monnaie capitaliste, c’est-à-dire de la monnaie qui entraîne la subordination du travail en activant ses deux conditions:

  • la forme capitaliste de la contrainte monétaire: la contrainte monétaire est de type capitaliste si seul le travail subordonné voit son produit évalué en monnaie ou si la monnaie qui exprime la valeur attribuée à du travail éventuellement non subordonné entretient l’accumulation du capital ;
  • le binôme droit de propriété lucrative/droit de solidarité nationale: la distribution aux détenteurs de titres financiers d’une partie de la monnaie correspondant à la valeur attribuée aux produits du travail n’est possible que si la propriété d’un patrimoine lucratif permet d’exercer le droit à une telle distribution, droit inséparable du droit de solidarité nationale. Car le binôme propriété lucrative/solidarité nationale est indissociable dès lors que le risque de pauvreté menace les individus dégagés des solidarités communautaires.

Ainsi, c’est l’existence de ces deux conditions qui se joue dans la lutte de classes: la subversion de la contrainte monétaire capitaliste et du binôme droit de propriété lucrative/droit de solidarité nationale est constitutive du salariat, et leur imposition est constitutive de la classe capitaliste.

Or deux régimes de ressources subversifs ont été créés comme éléments essentiels de la lutte de classes:

  • le salaire socialisé, avec le salaire direct à la qualification et le salaire indirect financé par la cotisation sociale, mine la contrainte monétaire capitaliste en consacrant 40% du salaire à la valorisation de travaux qui ne mettent en valeur aucun capital, et le fait non seulement sans générer aucune accumulation financière, mais en montrant le caractère parasitaire du droit de propriété lucrative;
  • le service public, en distribuant des prestations monétaires (pensions) ou gratuites (santé) couvrant la généralité d’un besoin et financés par une fiscalité elle-même générale, crée un espace public qui nie la forme capitaliste de la contrainte monétaire et réduit le champ de l’accumulation du capital.

Les contre-réformes actuelles du financement de la protection sociale, étroitement articulées à la contre-réforme monétariste qui s’efforce de ne poser comme légitime que la monnaie capitaliste, sont une tentative de faire face à ce danger mortel de régimes de ressources anticapitalistes en relançant des régimes de ressources capitalistes ou à défaut non capitalistes:

  • d’une part le salaire corporatiste, forme non capitaliste qui divise le salariat en train de s’homogénéiser, et surtout le salaire différé, qui réactive de façon spectaculaire la forme capitaliste de la contrainte monétaire en durcissant au nom de la «neutralité actuarielle» la contrepartie des prestations en travail subordonné : pratiquement toutes les contre-réformes des pensions relèvent du déplacement du salaire socialisé vers le salaire différé;
  • d’autre part le binôme allocation tutélaire/épargne d’activité: ici la doctrine de l’Union européenne, de l’OCDE ou de la Banque mondiale sur l’organisation en «piliers» de la protection sociale joue un rôle cognitif décisif et fournit l’essentiel de la rhétorique des contre-réformateurs. Le premier pilier, monopole public voué à la solidarité nationale, financerait des besoins de base (la «pension de base», le «panier de soins» de base) ou les besoins de groupes-cibles définis par leur manque (cf. la victimisation des «jeunes», des «non qualifiés», des «menacés par la mondialisation», etc…). Le second pilier fournirait des prestations proportionnelles au revenu d’activité ou aux primes d’assurance en mettant en concurrence des prestataires de services financiers (assureurs, mutuelles, institutions paritaires de prévoyance) sur le marché unique des capitaux. Ainsi forme capitaliste de la contrainte monétaire et droit de propriété lucrative seraient confortés.

II. comment affirmer le caractère anticapitaliste de la monnaie de sécurité sociale?

On peut tout d’abord prolonger la socialisation du salaire en s’appuyant sur l’expérience massive du bonheur qu’ont les retraités d’être payés pour un travail libre, sur la défiance croissante à l’encontre du travail subordonné qui ne concerne pas que les jeunes en galère, mais aussi les cadres décontenancés devant les errements de la valorisation financière et plus généralement les actifs confrontés à l’impossible gestion des ressources humaines. La légitimité du salaire du travail libre après soixante ans mine la légitimité du travail subordonné avant soixante ans. Deviennent audibles des revendications inimaginables naguère : que le salaire soit systématiquement maintenu entre deux emplois, qu’il puisse trouver des modalités adaptées au statut d’indépendant, qu’il soit attribué avant le premier emploi tout comme il est continué après le dernier emploi, qu’il puisse progresser à l’occasion d’autres tâches que des tâches d’emploi dès lors qu’elles seraient l’occasion d’une amélioration de la qualification, qu’il corresponde à un travail subordonné hebdomadaire réduit par extension régulière de la réduction du temps de travail, qu’il socialise non seulement le travail parental, la retraite, le chômage et la santé, mais aussi le logement et les transports. Bref poursuite de l’attribution d’une valeur monétaire aux travaux qui ne mettent en valeur aucun capital, droit au salaire à vie, payé par les employeurs publics et privés, directement pour le salaire direct des actifs occupés, par l’intermédiaire de la sécurité sociale (et donc d’une hausse du salaire total par hausse de la part dite patronale des cotisations sociales) pour les autres et pour les prestations sociales des occupés, avec ce que cela induit de fin du chantage à l’emploi et de force dans la capacité de revendication de démocratisation des lieux de travail subordonné.

On peut également prolonger la socialisation du salaire dans sa démonstration de l’inutilité du droit de propriété lucrative pour assurer des engagements massifs et de long terme. De même que la mutualisation intra-périodique du salaire rend inutiles la prévoyance privée, la constitution d’un patrimoine lucratif en vue des temps d’inactivité, de même la mutualisation intra-périodique de l’investissement rendrait inutile l’accumulation financière. La cotisation sociale peut servir de modèle d’une cotisation économique sur l’excédent brut d’exploitation versée à des caisses d’investissement qui, comme le font les caisses de sécurité sociale, la transformeraient immédiatement en financements des entreprises, sans taux d’intérêt et sans usage du droit de propriété lucrative.

Mais on ne peut évoquer ces perspectives du droit de salaire sans insister sur l’exigence parallèle d’un soutien actif des carrières. Centrer l’analyse et les politiques, qu’elles soient publiques, patronales ou syndicales, non pas sur les «emplois» détachés des trajectoires individuelles, mais sur ces trajectoires mêmes, doit augmenter et rendre effective la liberté de carrière des individus en instituant de manière forte et systématique tous les moments, dans et hors de l’entreprise, où celle-ci a l’occasion de s’infléchir. Car un droit de salaire qui ne rendrait pas effective une telle liberté serait bien médiocre.

Prenons l’exemple du salaire à vie des fonctionnaires. Une fois recruté (en CDI à temps plein) le salarié est assuré d’un salaire à la qualification, sans à coups puisqu’il le conservera en tout état de cause, et avec une progression garantie, jusqu’à la pension qui constitue une «continuation du traitement». Un tel salaire à vie suppose que la qualification soit attachée à la personne du salarié et non pas au poste de travail: c’est le «grade» du fonctionnaire. Quel que soit son poste de travail, et y compris s’il est sans poste, il sera payé selon son grade. La mobilité est donc possible sans que le salarié redémarre à zéro d’un emploi à l’autre puisque chacun transporte avec soi les droits liés à son grade. L’énorme progrès que constitue une telle sécurité de carrière rend d’autant plus visible, et insupportable, sa limite. Car l’Etat employeur conserve la maîtrise des grades. Certes le licenciement est dépassé mais le goulot d’étranglement que représente la maîtrise des grades par l’employeur limite singulièrement la possibilité de faire carrière, c’est-à-dire de passer d’un grade à un autre (progression de la qualification) et d’une activité à une autre (mobilité professionnelle). Or la sécurité professionnelle n’a de sens qu’au service de la liberté de carrière. Conquérir la sécurité du salaire à vie est un premier pas, nécessaire, dans la conquête du droit à la carrière. Il fait apparaître la nécessité du suivant : la définition des qualifications par les intéressés eux-mêmes.

En termes de perspectives pour le salaire socialisé, faire du droit de salaire un instrument de la libre carrière suppose donc d’ajouter à celles que j’ai déjà évoquées les perspectives concernant le chemin de qualification. Le salaire aurait comme fondement la qualification attribuée à l’individu (et non pas au poste de travail: la perte de l’emploi ou la démission n’entraînerait donc pas la perte du salaire). Cette qualification est inscrite dans une hiérarchie (en France, la CGT par exemple propose quatre niveaux de qualification) dont on gravit les échelons par une série d’épreuves au terme desquelles le degré de qualification est définitivement acquis, et donc le niveau de salaire, quels que soient les aléas ultérieurs de la vie (en particulier qu’il y ait emploi ou non), dans l’attente du franchissement de nouvelles épreuves qui viendront améliorer la qualification (en France, pour reprendre l’exemple de la revendication de la CGT d’une «sécurité sociale professionnelle», il s’agirait que tout salaire soit au moins doublé en euro constant entre début et fin de carrière). Les individus sont systématiquement aidés pour réussir les épreuves, qu’ils choisissent librement.

Mais comme c’est la qualification (et non plus l’emploi) qui vaudra salaire, les enjeux dont est aujourd’hui porteur l’emploi seront reportés sur la qualification. Comme dans l’actuelle fonction publique, la contrainte monétaire va réapparaître par le rationnement des qualifications. D’où l’urgence de lancer un débat populaire sur la question de la création monétaire et de l’attribution de valeur aux travaux, bref sur la démocratisation de la création monétaire, afin que la délibération des qualifications soit le fait des intéressés dans le respect, bien sûr, d’une maîtrise raisonnée de l’inflation.

Bernard FRIOT