Faire renaître l'espoir: un plaidoyer d'Ernest Mandel

Faire renaître l’espoir: un plaidoyer d’Ernest Mandel

Ernest Mandel a été l’un des principaux théoriciens marxistes de l’après-Deuxième guerre mondiale, auteur notamment du «Traité d’économie marxiste», 1962 et du Troisième âge du capitalisme, 1973. Il était aussi l’un des responsables historiques de la Quatrième Internationale. Né en 1923, il est décédé subitement il y a dix ans, le 10 juillet 1995, dans sa septante-deuxième année. En juillet 1992, il était l’invité de la rencontre du Forum de Sao Paulo, à Managua. Son intervention anticipait certaines thématiques clés de l’altermondialisme: elle traitait notamment des alternatives possibles au capitalisme à l’échelle mondiale. En hommage à sa mémoire, nous en publions ici de larges extraits.

(…) Aux yeux de la grande majorité des masses, les deux expériences historiques principales de construction d’une société sans classes – l’expérience stalinienne, post-stalinienne et maoïste, et l’expérience social-démocrate – ont échoué. Les masses comprennent très bien que cet échec est celui d’un objectif social radical d’ensemble, ce qui n’implique pas un bilan négatif des changements importants de la réalité sociale survenus en faveur des exploités. Dans ce sens, le bilan de plus de 150 ans d’activité du mouvement ouvrier international, toutes tendances confondues, reste très positif. (…)

L’initiative politique est actuellement du côté de l’impérialisme, de la bourgeoisie et de ses agents. Cela a été confirmé par les événements d’Europe de l’Est où la chute des dictatures bureaucratiques sous la poussée de luttes de masse importantes a conduit non pas à l’apparition d’un processus politique qui avance vers le socialisme, mais à celle des forces favorables à la restauration capitaliste. Il en est de même dans l’ancienne Union soviétique.

Comment rendre sa crédibilité
au socialisme?

En Europe de l’Est et dans l’ancienne URSS, pour ne pas parler du Cambodge, les masses identifient la dictature stalinienne et post-stalinienne avec le communisme, le marxisme et le socialisme. Pourtant elles se trompent. Staline a tué un million de communistes et réprimé des millions d’ouvriers et de paysans. Ce phénomène n’était pas le produit du marxisme, du socialisme ou de la révolution, mais celui d’une contre-révolution sanglante. Les masses voient les choses autrement, c’est un fait objectif qui pèse sur la réalité politique et sociale à l’échelle internationale.

Cette crise de crédibilité du socialisme explique la contradiction principale qui caractérise la situation internationale. Les masses continuent de se battre dans de nombreux pays à une échelle beaucoup plus importante que par le passé. L’impérialisme et la bourgeoisie internationale ne sont pas capables d’écraser le mouvement ouvrier, comme ce fut le cas dans les années 30 et au début des années 40 en Europe, au Japon et dans de nombreux autres pays.

Mais les travailleurs ne sont pas encore disposés à lutter pour une solution globale anticapitaliste et socialiste. Voilà pourquoi nous sommes entrés dans une longue période de crise et de désordre mondiaux où aucune des principales classes sociales n’est sur le point d’arracher une victoire historique.

La tâche principale des socialistes-communistes est d’essayer de restaurer la crédibilité du socialisme dans la conscience et la sensibilité de millions d’hommes et de femmes. On n’y parviendra qu’en parlant des principales préoccupations et besoins des masses. Tout modèle de politique économique alternatif doit les prendre en compte.

Nous devons être ceux qui aident concrètement et efficacement les masses à lutter avec succès pour leurs besoins. On peut citer ici ces besoins sur un mode quasi biblique: l’éradication de la faim, des vêtements pour ceux qui n’en ont pas, un logement digne pour tous, sauver la vie de ceux qui meurent faute de protection médicale, généraliser l’accès gratuit de tous à la culture en éliminant l’analphabétisme, universaliser les libertés démocratiques, les droits de l’homme, en finir avec la violence répressive sous toutes ses formes.

Cela n’a rien de dogmatique ni d’utopique. Les masses, même si elles ne sont pas encore prêtes à se battre pour la révolution socialiste, peuvent parfaitement assumer de tels objectifs à condition qu’ils soient formulés de la façon la plus concrète possible. Elles peuvent enclencher des luttes importantes sous des formes diverses et combinées.

Voilà pourquoi je répète que nous devons essayer d’être aussi concrets que possible à l’heure de faire des propositions. Quelle production alimentaire est-il possible de faire? Avec quelles techniques agricoles? Où? Quel matériel de construction peut-on produire? Où, nationalement, à l’échelle internationale ou à celle du continent, etc.?

Mais, lorsque l’on analyse les conditions qui nous permettront de parvenir à ces objectifs on arrive à la conclusion qu’il faut une redistribution radicale des ressources existantes. Cela implique aussi une révision radicale du mode de décision dans l’utilisation de ces ressources et un changement radical dans leurs formes d’utilisation. Nous devons être convaincus que les masses qui se battent pour ces buts n’abandonneront pas la lutte lorsque la réalité leur montrera toutes les implications.

«On s’engage et puis on voit»

Voilà un des défis auxquels doit faire face le mouvement socialiste: il doit être capable d’encourager sans restrictions des luttes de masse très larges afin d’atteindre les objectifs les plus perceptibles par l’humanité aujourd’hui.

Ce modèle alternatif est-il politiquement réalisable dans le monde et dans la société actuels, sans un objectif concret de prise du pouvoir ou de participation au pouvoir concret, qui soit aussi réalisable à court ou moyen terme? A mon avis, cette question ainsi formulée nous entraîne dans un piège.

Il ne faut évidemment pas relativiser le problème du pouvoir politique. Mais la forme concrète de lutte pour le pouvoir, et encore moins les formes concrètes de pouvoir de l’État, ne doivent pas être décidées à l’avance. Surtout, il ne faut pas subordonner la formulation d’objectifs concrets et de formes concrètes de lutte permettant d’y arriver à une considération d’ordre pseudo-réaliste de ce qui serait réalisable ou pas à court terme sur le terrain politique.

Au contraire, il faut déterminer les objectifs et les formes de lutte sans préjugés politiques, ni gauchistes, ni opportunistes, d’aucune sorte. Il faut appliquer la formule du grand tacticien Napoléon Bonaparte que Lénine répéta à de nombreuses reprises: «On s’engage et puis on voit».

C’est ainsi que le mouvement ouvrier international, au moment de son expression universelle la plus impressionnante, conduisit ses campagnes à travers deux objectifs centraux: la journée de travail de huit heures et le suffrage universel égalitaire.

L’impérialisme, ou plutôt l’impérialisme allié au grand capital local, peut-il aujourd’hui empêcher la réalisation de ces objectifs dans les pays d’Amérique latine? Peut-il bloquer tous les revenus du capital et le transfert de technologie, en plus des pressions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM)?

A mon avis, encore une fois, la formulation de cette question nous entraîne dans un piège. A vrai dire, personne ne peut répondre à une telle question à l’avance. Elle dépend, en dernière instance, des rapports de force. Mais ces rapports de force ne sont pas pré-établis, ils changent continuellement. Et ce sont justement les luttes pour des objectifs précis, accessibles aux larges masses, qui permettent de modifier ces rapports de forces en faveur des travailleurs et des autres couches exploitées et opprimées. (…)

Ne rien imposer au mouvement de masse

(…) La lutte pour le socialisme n’est pas l’application forcée, dogmatique et sectaire d’objectifs qui précèdent au mouvement réel des masses. Ce n’est que l’expression consciente de ce mouvement qui ne fait que développer les éléments constitutifs de la nouvelle société qui progresse d’ores et déjà au sein de la vieille société.

On peut illustrer cela en parlant des problèmes essentiels du monde actuel. Les multinationales dominent des secteurs de plus en plus importants du marché mondial. Elles représentent une forme qualitativement supérieure de centralisation internationale du capital. On assiste ainsi à une internationalisation de plus en plus importante de la lutte des classes.

Malheureusement, la bourgeoisie internationale est, à ce niveau, mieux préparée et agit avec plus de cohésion que les travailleurs.

Pour la classe et le mouvement ouvriers, il n’y a principalement que deux réponses possibles face aux multinationales: soit un repli sur le protectionnisme et la défense de la prétendue compétitivité nationale – c’est-à-dire, la collaboration de classe avec le patronat et le gouvernement de chaque pays contre «les Japonais », «les Allemands », «les Mexicains», exploités et exploiteurs, tous ensemble –, soit la solidarité avec les ouvriers de tous les pays contre les exploiteurs internationaux et nationaux.

Dans le premier cas, on rentre dans la spirale inévitable de la réduction des salaires, de la protection sociale et des conditions de travail dans tous les pays. Les multinationales pourront toujours exploiter un pays avec des salaires plus bas, y transférer la production ou faire du chantage au mouvement ouvrier pour lui arracher des concessions.

Dans le deuxième cas, il reste, au moins, la possibilité d’avoir une spirale ascendante qui augmente de façon progressive les salaires et la protection sociale dans les pays les moins développés, tout en réduisant les différences de niveau de vie de façon positive.

Cette deuxième façon de réagir ne s’oppose absolument pas au développement économique ou à la création d’emplois dans les pays du tiers-monde. Elle implique, par contre, un autre modèle de développement, non pas orienté vers l’exportation des bas salaires, mais vers l’élargissement du marché national et vers la satisfaction des besoins élémentaires du peuple.

La lutte pour une telle réponse internationaliste face à l’offensive des multinationales nécessite, dès à présent, la concrétisation d’initiatives syndicales communes, combatives, critiques, indépendantes et à la base, dans toutes les usines du monde travaillant pour une même multinationale ou dans une même branche. Cela a déjà commencé à se faire, mais de façon encore limitée.

Le projet de mise sur pied d’un marché commun nord-américain, la tentative de transformer le Mexique en une vaste maquiladora [usine dans une zone franche], ouvre d’ores et déjà la voie à une telle riposte – c’est sur l’ensemble de l’Amérique latine qu’on peut assister à de telles coordinations visant à répondre à l’initiative de l’impérialisme nord-américain.

Par ailleurs, ce qu’on appelle les nouveaux mouvements sociaux ne sont que la traduction de l’angoisse de couches sociales importantes, délaissées par la dynamique du capitalisme tardif. (…)

Il est donc vital que le mouvement ouvrier établisse une alliance structurelle avec les secteurs marginalisés, en les organisant, en favorisant leur auto-organisation, en les défendant et en les encourageant à conquérir la dignité et l’espoir.

Socialisme ou barbarie

Sur tous ces terrains, il faut agir sans dogmatisme, sans penser détenir la vérité absolue, ni la réponse définitive.

La construction du socialisme est un immense laboratoire d’expériences nouvelles qui ne sont pas encore définies. Il faut tirer des leçons de la pratique, et d’abord de la pratique des masses elles-mêmes. Il faut donc être ouvert au dialogue et à la discussion fraternelle avec toute la gauche, même si chaque courant et chaque organisation défend avec fermeté ses principes – c’est le cas de mon organisation, la IVe Internationale.

Il faut comprendre que ce qui est en jeu aujourd’hui dans le monde est dramatique: il s’agit littéralement de la survie physique de l’humanité. La faim, les épidémies, la misère, les centrales nucléaires, la détérioration de l’environnement: voilà la réalité du vieil et du nouveau désordre capitaliste mondial.

Chaque année, dans le tiers-monde, 16 millions d’enfants meurent de faim ou de maladies parfaitement guérissables – l’équivalent de 25% des morts de la Seconde Guerre mondiale, Auschwitz et Hiroshima compris. Tous les quatre ans, on assiste donc à une guerre mondiale contre les enfants: voilà la réalité de l’impérialisme et du capitalisme aujourd’hui. (…)

Le socialisme peut être de nouveau à l’ordre du jour et gagner en crédibilité s’il est prêt à s’identifier totalement à la lutte contre de tels dangers. (…) Nous devons défendre une modèle de socialisme totalement émancipateur sur tous les terrains de la vie.

Un socialisme émancipateur

Ce socialisme doit être autogestionnaire, féministe, écologiste, radicalement pacifiste et pluraliste; il doit étendre la démocratie directe de façon qualitative, et être internationaliste et multipartiste. Il faut qu’il soit aussi émancipateur pour les producteurs directs. On ne peut y parvenir qu’avec la disparition progressive du travail salarié et de la division sociale du travail entre ceux qui produisent et ceux qui administrent et accumulent.

Les producteurs doivent avoir le pouvoir réel de décider comment on produit, ce qu’on produit et comment est utilisée une plus grande partie du produit social. Ce pouvoir doit être conduit de façon pleinement démocratique, c’est-à-dire qu’il doit exprimer les convictions réelles des masses. Pour ce faire, il faut la pluralité des partis, et la possibilité pour les masses de choisir entre différentes variantes des objectifs centraux du plan économique – cela n’est réalisable qu’avec la réduction drastique de la journée et de la semaine de travail.

Il y a presque un consensus sur le poids de plus en plus fort de la corruption et de la criminalisation dans la société bourgeoise et dans les sociétés post-capitalistes en désagrégation. Mais il faut comprendre que cela est structurellement lié au poids de l’argent dans la société. Il est utopique et irréaliste d’espérer une moralisation de ladite société civile et de l’État, sans une réduction radicale du poids de l’argent et de l’économie de marché.

On ne peut pas défendre une vision cohérente du socialisme sans s’opposer de façon systématique à l’égoïsme et à la recherche des profits individuels, vu les conséquences qu’ils ont sur toute la société. Il faut donner la priorité à la solidarité et à l’éducation. Et cela suppose précisément une réduction décisive du poids de l’argent dans la société.

Enfin, les socialistes et les communistes doivent refuser toute pratique de substitution paternaliste ou verticaliste. Nous devons transmettre la principale contribution de Karl Marx à la politique: la libération des travailleurs, femmes et hommes, sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. Elle ne peut pas être l’oeuvre des États, des gouvernements, des partis ou des dirigeants supposés infaillibles, ni d’experts d’aucune sorte.

Tous ces organes sont utiles, et même indispensables, dans la voie de l’émancipation. Mais ils ne peuvent qu’aider les masses à se libérer, et non pas s’y substituer. Il est immoral et même impraticable d’essayer d’assurer le bonheur des gens contre leurs convictions. (…)

La pratique des socialistes et des communistes doit être totalement conforme à leurs principes. Nous ne devons justifier aucune pratique aliénante ou oppressive. Nous devons réaliser ce que Marx appelait l’impératif catégorique de lutter pour écraser toutes les conditions dans lesquelles les êtres humains sont aliénés et humiliés.

Si notre pratique répond à cet impératif, le socialisme retrouvera une force formidable et une légitimité morale qui le rendra invincible.

Ernest MANDEL,
Managua, le 17 juillet 1992*

* Le texte complet de cette intervention est disponible sur le site www.sap-pos.org/fr/marxisme/mandel/. Par ailleurs, des informations biographiques et bibliographiques, ainsi qu’un certain nombre de textes d’Ernest Mandel, sont disponibles sur le site www.marxists.org/archive/mandel/index.htm.