Grippe aviaire: ni rire, ni pleurer, comprendre!

Grippe aviaire: ni rire, ni pleurer, comprendre!

La grippe aviaire fait la une des médias. Au point que l’opinion publique est en droit de se demander à quoi ils jouent: à faire sensation? à faire peur? où à cacher l’essentiel? Il en va un peu des trois, sans doute. Sur le fond, la situation est très sérieuse. Une souche particulièrement pathogène du virus de la grippe aviaire H5N1, apparue en avril 2005 autour du lac Qinghai en Chine, a quitté ce petit paradis naturel, avec les oiseaux migrateurs, pour contaminer les volatiles sauvages et domestiques d’Asie, d’Afrique et d’Europe. Il s’agit aujourd’hui d’une véritable pandémie universelle, qui vient même d’atteindre la Suisse.

Transmissible à l’homme, dans des conditions certes exceptionnelles (contacts étroits et prolongés), le H5N1 est un tueur endurci. Selon l’OMS, depuis 1997, il aurait déjà touché quelque 200 personnes en Asie, dont près de la moitié aurait péri des suites de cette infection. Et il ne s’agit que des cas fermement établis. Mais il y a beaucoup plus grave: une mutation affectant ses protéines de surface HA (hémaglutinines), qui fonctionnent comme des clés pour pénétrer dans les cellules vivantes et les détruire en s’y répliquant, pourrait le rendre très contagieux pour l’homme: une banale grippe, capable de tuer jusqu’à 300 millions d’êtres humains, voire plus. En Angleterre, des sources officielles ont évoqué 50’000 à 700 000 victimes possibles (Daily Mail, 20 octobre 2005). En Suisse, Thomas Zeltner, Directeur de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), est moins alarmiste: il parle… de 10 000 morts (Sonntagsblick, 26 février 2006).

Les oiseaux d’eau ont toujours été le principal réservoir naturel de tous les virus de la grippe. Ce sont parmi eux que s’élaborent régulièrement de nouveaux «prototypes», par recombinaison de leurs matériaux génétiques, qui sont parfois transmis à l’homme, notamment par l’intermédiaire du cochon. Ces virus sont donc «habitués» à muter pour franchir la barrière des espèces. Ce grand saut, le H1N1 l’a fait en 1918, provoquant l’épidémie de «grippe espagnole» de l’après-guerre. Rebelotte en 1957, avec le H2N2 et la «grippe asiatique», et en 1968, avec le H3N2 et la «grippe de Hong Kong». Pourquoi le H5N1 ne trouverait-il pas lui aussi le code d’entrée des cellules du système respiratoire humain? Un tel événement n’est bien sûr pas prédictible. Mais une chose est sûre: avec l’universalisation de la pandémie aviaire actuelle, ce risque augmente considérablement.

Heureusement, tous les virus de la grippe aviaire ne réussissent pas à franchir la barrière des espèces, et ceux qui y parviennent ne sont pas tous aussi pathogènes. Ainsi, au 20e siècle, seul le H1N1 de la «grippe espagnole» s’est révélé extrêmement létal pour l’homme, anéantissant environ 100 millions de personnes en quelques mois, avant tout en Asie. En revanche, le H2N2 n’aurait provoqué «que» deux millions de morts, et le H3N2 ne se serait pas révélé plus virulent qu’une souche ordinaire. Le problème, c’est que, génétiquement et pathologiquement, le H5N1 rappelle beaucoup plus son «arrière grand-père» de 1918, que ses précurseurs plus récents…

De quels moyens disposerait-on pour se protéger d’un H5N1 mutant, capable de provoquer une pandémie humaine? De bien peu de choses, dans l’immédiat. Dès l’identification du monstre, la course au vaccin et aux antiviraux (type Tamiflu) serait certes lancée, donnant un avantage certain aux pays riches et aux catégories sociales privilégiées, déjà mieux protégés par des standards de santé et d’alimentation très supérieurs. Cependant, durant les longs mois nécessaires à la conception, à la production de masse, à la diffusion et à l’administration de ces médicaments, le virus ne rencontrerait aucun obstacle sérieux, hormis les vieilles mesures de confinement et de quarantaine, peu efficaces dans les pays dépourvus de structures sanitaires et administratives solides. De surcroît, la logique du profit privé – propriété intellectuelle, rentabilité, marchés solvables, etc. – entrerait brutalement en conflit avec des impératifs de santé publique d’ampleur planétaire.

Heureusement, le pire n’est jamais sûr. Pourtant, si un tel scénario catastrophe pouvait être évité cette fois-ci, il ne faudrait surtout pas renoncer à se poser les véritables questions. Comment expliquer en effet une telle multiplication de nouveaux virus mortels pour l’homme – Ebola, HIV1, HIV2, virus du SARS, H5N1 – et de pandémies causées par des germes plus anciens – dengue, fièvres hémorragiques, chikungunya, etc. – depuis vingt ou trente ans? Un faisceau de présomptions montre en effet de plus en plus clairement qu’elle est en lien avec les conséquences sociales de la mondialisation capitaliste: mouvements de populations, urbanisation accélérée du Sud, formation de gigantesques bidonvilles, augmentation massive de la consommation de viande (de la chasse de nouvelles espèces sauvages aux méga-élevages industriels). Nous y reviendrons avec un dossier détaillé dans le prochain numéro de solidaritéS.

Jean BATOU