Kafka d’or et hypocrites béton

Kafka d’or et hypocrites béton

Dans son édition du 8 juin, l’Hebdo attribuait son prix de l’absurdité administrative. Il visait ainsi les perversités de l’effet de seuil dans l’aide sociale des cantons de Neuchâtel, Vaud et Genève. A noter que le jury était formé entièrement de représentants de la pensée libérale, qu’elle soit de tendance patronale ou socialiste.

Trois domaines étaient visés par l’Hebdo, qui donnent effectivement lieu à des inégalités contestables: les prestations complémentaires, l’aide sociale et les bourses

Prestations complémentaires

En 1948, la lutte de la gauche a conduit à l’introduction dans la constitution suisse d’un article fondamental sur l’AVS: «les rentes doivent couvrir les besoins vitaux de manière appropriée». Ce ne fut jamais le cas. Dans les années soixante, une loi fédérale a été édictée, introduisant les prestations complémentaires pour remédier à la pauvreté visible des retraité-e-s. Il s’agit de mesures ciblées en faveur des rentier-ère-s dans le besoin. On trouve là une spécificité de la bourgeoisie helvétique, qui se retrouve dans tout le système d’aide sociale: ne pas garantir des droits à tout le monde mais s’inspirer du principe de la charité pour aider les plus pauvres.

Il a été défini ce qui est une dépense nécessaire pour vivre (revenu de base + appartement + primes caisse maladie), auxquels s’ajoutent un certain nombre de prestations (frais de dentiste et de santé, redevance radio-TV). Tout cela est assez compliqué et pas très transparent, mais en moyenne, le montant de base nécessaire pour vivre est estimé autour de 30 000 frs par année (2500 frs par mois) Un rentier-ère qui a un revenu inférieur bénéficie d’une prestation complémentaire jusqu’au montant déterminé, mais également des aides prévues (santé, taxes radio-TV, primes assurance maladie principalement). Evidemment, le rentier-ère dont le revenu est juste inférieur à 30 000 frs sera fortement prétérité par rapport à celui qui est juste en-dessous du seuil d’attribution des rentes, puisqu’il n’aura pas droit aux aides et qu’on ne paie pas d’impôt sur les aides de l’Etat. C’est l’effet de seuil dénoncé par l’Hebdo, qui voit un rentier-ère avec un revenu de 37 000 frs se retrouver avec un solde pour vivre inférieur à celui du rentier avec un revenu de 10 000 frs.

S’il y a problème, c’est parce que la Constitution n’est pas respectée! L’alternative que nous défendons, c’est une AVS/AI de base qui permette à tous ceux et celles qui ont atteint l’âge de la retraite, ou qui malheureusement ne sont plus capables de travailler, de vivre dignement. Sans renforcement de l’AVS/AI, on restera dans un système de soutiens ciblés qui créent inévitablement des effets de seuil non acceptables.

Aide sociale

La logique à l’œuvre ici est la même. Dans le canton de Neuchâtel, une famille de deux enfants avec un salaire de 3800 frs aura un revenu disponible (après déduction de l’impôt, du loyer et des primes d’assurance maladie) inférieur à celui d’une famille identique, mais sans salaire.

Dans notre système qui ne prévoit pas de salaire minimum légal, l’aide sociale joue plus ou moins ce rôle, car rares seront celles et ceux qui accepteront de travailler pour un salaire inférieur à l’aide sociale. La droite est férocement opposée à l’établissement d’un salaire minimum et la tentation est grande, dans ses rangs, de se saisir des absurdités des effets de seuil pour s’en prendre au montant des aides sociales (par exemple en la fiscalisant). Ils feraient d’une pierre deux coups: les dépenses de l’Etat pour les plus défavorisé-e-s seraient réduites et la norme implicite du salaire minimum abaissée. Toute l’échelle salariale serait tirée vers le bas.

Un facteur important d’effet de seuil, ce sont les cotisations à l’assurance maladie qui représentent, pour les bas revenus, et surtout s’il y a des enfants, des montants considérables qui, selon qu’ils sont pris en charge partiellement ou pas, entraînent des différences de revenus sérieux. Aussi est-ce l’une des mesures prises par le Conseil d’Etat Neuchâtelois (réduction des subsides aux primes d’assurance maladie) qui a fait le plus mal aux personnes qui travaillent avec des bas revenus. L’introduction d’une assurance maladie dont les cotisations seraient proportionnelles aux revenus devient urgente.

Bourses d’études

Les bourses d’études sont une autre source d’effet de seuil qui peut être important, mais qui est très différent selon les cantons, car les montants et les critères d’attribution y varient fortement. Si on ne veut pas d’effet de seuil, alors il faut une sorte de revenu étudiant/apprenti alloué à tous les jeunes en formation, financé par un impôt sur la richesse. Comme la majorité politique du pays déteste ce qu’elle appelle «l’effet arrosoir» et qu’elle déteste payer des impôts, une telle perspective est pour l’instant impraticable et les jeunes des familles modestes continueront d’être réduits à quémander des bourses chichement distribuées… et l’effet de seuil continuera de sévir.

Où veut en venir l’Hebdo?

Les effets de seuil ne sont pas nouveaux. Ils sont le produit d’une législation sociale construite de bric et de broc pour combler les inégalités les plus flagrantes. Les ressortir à l’heure où les pauvres sont dans le collimateur des politiques des cantons primés par le jury n’est pas neutre.

Toute politique sociale ciblée crée un effet de seuil entre celles/ceux qui ont droit à des prestations et celles/ceux qui n’y ont pas droit. Une politique de sécurité sociale globale garantissant un revenu à toutes et tous a toujours été tabou, mais que pense l’Hebdo des révisions de l’aide sociale qui se font à la baisse, suivant les vœux du patronat, et dont l’objectif est de réduire les impôts des riches et des entreprises?

Les étapes pour s’approcher d’une vraie politique sociale, ce sont un salaire minimum légal garanti, une AVS dont les rentes permettent de vivre, une assurance maladie avec des primes proportionnelles aux revenus, enfin un revenu garanti à tous les jeunes en formation. Pour le réduire, c’est toute la politique sociale qu’il faut étendre et non pas réduire. Pour ce combat, ne comptons pas sur le jury de l’Hebdo!

Henri VUILLIOMENET