Le détective, nouvelle figure de l’aide sociale

Le détective, nouvelle figure de l’aide sociale

Les deux plus grandes villes de Suisse alémanique, Zurich et Bâle ont eu, à peu près à la même période, la même idée de génie: engager des détectives («sociaux» dans l’une, privés dans l’autre) pour contrôler les personnes qui reçoivent l’aide sociale. Après les «faux chômeurs» et les «faux réfugiés» chers à Blocher, voici les «faux assistés».

La chasse a été ouverte par deux municipalités prétendument de gauche, qui n’ont pas craint de reprendre le flambeau d’une expérience déjà menée par la bourgade lucernoise d’Emmen. Celle-là même qui rejeta, par les urnes, la naturalisation de ressortissants de l’ex-Yougoslavie. Un exemple à suivre, évidemment, pour les populistes de la gauche caviar.

Administrer le social

A Zurich, les travailleurs et travailleuses sociaux de la ville ont le sentiment de s’être fait rouler dans la farine. Après le coup médiatique de l’engagement de détectives sociaux réussi par le président du PS, Koni Loepfe, la cheffe des affaires sociales de la ville, l’écologiste Monika Stocker avait annoncé la création de 26 nouveaux emplois dans les centre sociaux. Cela afin de garantir que ces centres puissent à nouveau faire du travail social avec les 15 000 bénéficiaires de l’aide sociale qu’ils suivent.

Sauf que sur les 26 nouveaux postes, 21 concernent le personnel administratif. La seule nouveauté réside dans la présence, dans les cinq centres sociaux, d’une personne spécifiquement en charge des jeunes et des jeunes adultes n’ayant jamais pu accéder au marché du travail, après l’école ou leur formation,

Mais pour le reste, les assistant-e-s sociaux vont continuer à traiter chacun leurs 130 «cas», ce qui en moyenne ramène le «traitement» du cas à trois heures d’entretien par an. Cela, quand bien même derrière chaque assistant-e social se trouve quasiment un employé spécialisé, qui tient à jour les dossiers et vérifie les versements: dans les équipes de quartiers des services sociaux de Zurich, pour 6 travailleurs ou travailleuses sociaux, on compte déjà 4 employé-e-s d’administration. A ce rythme, c’est la notion même de «travail social» qui s’estompe au profit d’un simple suivi administratif.

Où sont les abus?

Dans cette situation, plutôt que de monter en épingle les différents cas d’abus, de celui qui utilise ses indemnités pour passer une nuit dans un palace, à celui qui utilise l’argent destiné à sa caisse-maladie pour rembourser d’autres dettes, c’est au contraire du peu d’abus qu’il faudrait s’étonner, malgré la réduction massive des ressources de l’aide sociale. Pour répondre à ce discours sur les abus, rappelons quelques éléments:

Comme le lien entre la réduction des prestations de l’aide sociale et l’engagement d’une police sociale: lorsque l’on réduit de 10% le revenu de personnes qui vivent déjà au bord du minimum vital, on en vient nécessairement à devoir engager une police du social, chargée de vérifier si la ceinture est bien serrée jusqu’au dernier cran.

De même, le lien qui existe entre les jobs à bas salaires que promeut le Département des affaires sociales et la difficulté à rendre les gens indépendants de l’aide sociale: lorsque l’on crée des emplois qui n’offrent aucune issue et concurrencent les petits métiers («nous tondons vos haies et faisons le service dans vos fêtes» disaient les affiches du Département), on reproduit justement le problème que l’on est censé combattre.

Soyons sérieux: il faut repenser la question de l’aide sociale, qui n’est plus, désormais, une aide d’urgence provisoire, et aller vers un revenu minimum garanti à tous ceux et toutes celles qui ont été expulsés du marché du travail, ne sont pas pris en charge par leur famille, l’assurance-invalidité ou l’assurance-chômage. Alors on pourra vraiment commencer le travail social.

Le chef de l’aide sociale de la ville de Bâle, le social-démocrate Rolf Maegli, n’y est pas allé par quatre chemins, en expliquant à la presse que le travail de ses détectives sociaux ne se distinguait pas, dans la pratique de ceux d’Emmen (Basler Zeitung 26.4). Depuis octobre 2005, à partir de simples soupçons, l’aide sociale bâloise lance les fins limiers de la firme privée ABS Betreuungsservice AG aux trousses des indélicats supposés. Visite à domicile et contrôle du logement à la clef. Bien sûr, les personnes concernées doivent donner leur accord écrit, mais un refus peut leur valoir des sanctions. Selon Rolf Maegli, depuis les début de l’année, ces visites domiciliaires se sont répétées septante fois en six mois.

Les enquêteurs privés vérifient si les gens habitent bien à l’adresse fournie, s’ils vivent avec un ou une partenaire ou habitent dans une communauté. Dans ces cas, les colocataires doivent prendre en charge une partie de l’entretien de la personne. Ainsi, selon les prescriptions en vigueur, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que les habitant-e-s d’une communauté pourront échapper au devoir d’entretien partiel d’un des leurs. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres communes, les enquêteurs privés ne mènent pas eux-mêmes les filatures et font pour cela appel à la police.

Rolf Maegli est très fier d’avoir pris de vitesse le législatif de la ville de Bâle, avec l’assentiment silencieux de son supérieur, le municipal Ralph Lewin, du PS. Car le parlement communal avait repoussé, au printemps 2005, une motion de l’UDC Remo Lussana qui demandait l’introduction d’un inspectorat social comme à Emmen. L’administration a donc agi contre la volonté de la majorité du législatif: «Nous sommes plus rapides que la politique» constate fièrement Maegli.

La ville de Bâle a joué un rôle avant-coureur dans la région. A Bâle-Campagne, la commune de Pratteln a recouru à la même entreprise, qui, ici, réalise planques et filatures. Dans les deux cas, la protection des données n’est pas réglée. Mais visiblement, pour les pauvres, la protection des données n’a pas l’air de s’appliquer. Les autorités des services sociaux semblent bien, déjà maintenant, communiquer leurs informations aux sociétés privées de sécurité et à la police, sur simple soupçon.

Daniel SÜRI*

* Adapatation de deux articles de Walter Angst (ZH) et d’Urs Diethelm (BS) parus dans Zwischenberichte du 17 juin 2006.