«Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être»

«Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être»

Sophie Wahnich est historienne, chercheuse au CNRS. Elle a notamment publié L’impossible citoyen. L’étranger dans la révolution française (Albin Michel, 1997), et La liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme (La Fabrique, 2003).

Quand commence la Terreur, et comment comprendre ce moment controversé de l’histoire de la révolution?

Le problème de la terreur apparaît dans l’espace public dès 1789, c’est-à-dire bien avant ce que l’historiographie actuelle considère comme son début «officiel» en 1793. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen «terrorise» alors déjà les partisans de l’Ancien régime. En 1789, on va chercher le roi pour le forcer à ratifier l’abolition des privilèges et cette Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La question de la terreur surgit donc d’emblée, elle est la violence nécessaire pour faire plier la résistance d’Ancien régime et imposer un nouveau fondement symbolique à la société.

Dès l’origine se fait jour également une réflexion de la part des révolutionnaires sur la nécessité de contrôler la violence. Ceux-ci sont conscients du fait que l’utilisation des procédés sur lesquels était fondé l’Ancien régime, à savoir l’arbitraire et la cruauté, présente un risque mimétique majeur. D’où la nécessité de penser les processus qui permettent de contrôler, retenir la violence, de ne aps la laisser devenir arbitraire.

Sur le plan factuel, les événements se précipitent autour de 1791, au moment de l’adoption de la nouvelle constitution. Celle-ci consacre un régime censitaire, empêche la possibilité de constituer des collectifs, et répudie le droit de réunion et de pétition.

Quelle est la réaction de la population face à cette régression vis-à-vis des idéaux de 1789?

Entre 1789 à 1791, le peuple révolutionnaire a vécu comme si les acquis de la Déclaration des droits étaient effectifs. Il a fait l’expérience concrète d’un espace public démocratique. Il n’est donc pas prêt à accepter cette négation du droit déclaré. Parce qu’on redoute la violence et la cruauté, l’aspiration à la justice politique et sociale conduit à demander de nouvelles lois.

Or, cette demande n’est pas entendue par les élites. Quant le 10 août 1792, aux Tuileries, les gardes suisses tirent sur les sans-culottes, le peuple se sent trahis. Ce sentiment de trahison ne trouve pas d’écho dans les institutions, et se pose alors la question de l’utilisation du glaive de la loi par le peuple lui-même. Ce processus débouche sur les massacres de septembre de la même année.

C’est alors que commence la Terreur proprement dite…

La Terreur est un processus. L’instauration du tribunal révolutionnaire a lieu le 10 mars 1793, la loi des supects date du 17 septembre et le tribunal est réorganisé en prairial an II. On se méprend souvent sur le sens de ces événements. La Terreur est perçue comme un déchaînement arbitraire et passionnel de violence. Les choses se présentent différemment dans l’esprit des révolutionnaires. La Terreur est une tentative d’institutionnalisation de la violence, qui vise à ne pas obliger le peuple à se faire justice lui-même. Si dans l’imaginaire des révolutionnaires, celui qui tient le glaive de la loi agit en vue du bien, il ne sort jamais indemne de l’usage de la violence, celui qui tient le glaive se brûle lui-même. Il est donc nécessaire de préserver le peuple de cette tâche nécessaire, bien que dangereuse pour lui. Comme le dit Danton, «Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être»…

Il y a une temporalité propre à la Terreur. Les révolutionnaires n’ont pas pour objectif de prolonger la Terreur indéfiniment, d’en faire un mode de gouvernement «normal». Leur but est de rendre justice de manière inflexible mais rapide, de manière à apaiser les rapports politiques au plus vite. On est à mille lieues du caractère «infini» de la guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis aujourd’hui…

C’est d’ailleurs à ce moment-là que naît la notion de «terrorisme», dont on sait le succès qu’elle connaît aujourd’hui…

La catégorie de «terrorisme» naît de la disqualification du processus révolutionnaire par les vainqueurs de 1794, après la chute de Robespierre. C’est une manière de délégitimer ce processus, qui passe notamment par la création de voiles idéologiques contribuant à le rendre inintelligible. A partir de ce moment-là, la Terreur sera considérée comme une violence insensée et «infra-politique», c’est-à-dire comme un déchaînement de force brut. Thermidor dissocie la Terreur des droits de l’homme, en les considérant comme antinomiques. Dans l’esprit des révolutionnaires, ces deux notions n’étaient cependant pas contradictoires – ce qui ne signifie pas que les droits de l’homme devaient selon eux partout et toujours être imposés par le glaive…

Quelles sont les grandes interprétations historiques de la Terreur?

Sur le plan philosophique, il y a deux monuments: Kant et Hegel. Kant affirme que certes, personne ne peut souhaiter la Terreur, c’est-à-dire choisir délibérément de faire l’expérience de la Révolution à ce prix. Mais il ajoute – et c’est essentiel – que malgré la violence, l’enthousiasme des protagonistes de la Révolution a été tel que l’on peut y voir une aspiration morale du genre humain. Oui il y a eu violence et cruauté, dit Kant, mais celles-ci participaient d’un certain sens du bien.

Hegel affirme au contraire qu’au moment de la Terreur, la vie humaine n’avait pas plus de valeur qu’une tête de chou coupée. Contrairement à Kant, il considère que la violence révolutionnaire se dissocie forcément du politique, et qu’il faut donc la refuser en toutes circonstances. Dans l’historiographie actuelle, c’est bien entendu la conception hégélienne qui domine…

Sur le plan historiographique, il semble qu’un tournant s’opère dans les années 1980, que symbolise l’œuvre de l’historien François Furet…

La critique de la Révolution à laquelle se livre François Furet n’est pas une critique de la violence révolutionnaire proprement dite. C’est une critique de l’idéologie ou du projet révolutionnaire. C’est intéressant, car cela le conduit à admettre, contrairement à d’autres historiens, que la violence révolutionnaire était politique, qu’il n’est pas possible de dissocier le projet de la violence à laquelle il a donné lieu. A l’inverse, lorsque l’on assimile la violence révolutionnaire à de la barbarie pure et simple, il n’est plus nécessaire de débattre du projet. Chez Furet il y a une discussion de l’idéologie révolutionnaire. Et il se trouve que selon lui, cette idéologie est mauvaise. A mon sens, c’est une critique forte, il faut continuer à lui répondre.

Dans ton ouvrage La liberté ou la mort, tu proposes une distinction entre «violence fondatrice» et la «violence policière». Pourrais-tu l’expliciter?

Lorsque j’affirme que la violence peut comporter une dimension fondatrice, je ne dis pas qu’il y a nécessité de la violence pour fonder un ordre politique. La violence ne devient nécessaire que lorsque les élites se dérobent à leur fonction de traduction de la voix du peuple. Et même dans ce cas le risque de dissolution du lien social est aussi fort que la chance de fonder un nouvel ordre.

Le 20 juin 1792, le peuple demande que la patrie soit déclarée en danger. L’aspiration sous-jacente est que tous les citoyens soient considérés comme actifs, qu’ils puissent porter les armes pour défendre les lois révolutionnaires. Il y a alors débat à l’Assemblée pour incriminer le peuple pétitionnaire. La veille du 10 août, Lafayette, qui est favorable à cette incrimination, est accusé de fomenter un coup d’Etat, mais il est acquitté par l’Assemblée. C’est un exemple d’échec de la traduction de la volonté populaire, qui mène à l’insurrection. L’élément intéressant est que celle-ci se fait en prévenant l’Assemblée, c’est-à-dire qu’on ne coupe pas le lien avec elle, on la prévient qu’on va faire une insurrection. En somme, au cours de la Révolution, la violence politique n’est pas la nécessité première, elle est la nécessité dernière.

Tu as notamment travaillé sur la notion d’«étranger» dans la révolution. D’un point de vue général, quelle était la conception de l’universalisme des révolutionnaires?

Il y en a plusieurs. On trouve d’abord la conception girondine. Celle-ci repose sur l’idée que le modèle révolutionnaire français peut être exporté par la guerre, et les droits de l’homme imposés par les armes. La conception sous-jacente est clairement impériale, elle préfigure ce qui se passera après la chute de Robespierre.

Une deuxième conception de l’universel est la conception naturaliste, qui est proche de l’universalisme chrétien. L’idée, dans ce cas, est que tout le monde appartient à la grande famille du genre humain. C’est l’idée que l’universalité se révélera d’elle-même dès lors que l’on fera sauter la gangue de l’histoire.

La troisième conception, celle de Robespierre et Saint Just notamment, s’oppose à l’impérialisme des droits de l’homme. Elle écarte également l’hypothèse selon laquelle l’humanité serait naturelle, c’est-à-dire qu’il suffirait de «gratter» l’histoire pour retrouver l’universel que celle-ci a corrompu. Selon cette conception, il faut laisser à chaque peuple le soin de se régénérer par son propre mouvement révolutionnaire. Si la France est exemplaire, elle ne doit rester qu’exemplaire, et non faire violence.

La notion d’«étranger» a également une connotation négative dans le contexte de la Révolution. Le roi est par exemple communément désigné par cette appellation. Cette notion renvoie aux obstacles que le peuple rencontre au cours de la révolution. Ce ne sont pas uniquement des personnes qui mèneraient des activités contre-révolutionnaires, mais aussi des modes d’êtres immoraux. L’«étranger» c’est par exemple le fonctionnaire qui croit que du fait de sa fonction, il est au-dessus du citoyen ordinaire.
De nombreux étrangers – cette fois-ci au sens ordinaire du terme – ont participé à la Révolution. Cette participation était-elle anecdotique? La Révolution les a-t-elle vraiment intégrés?
Le rapport de la Révolution avec les étrangers est complexe. Une première loi de naturalisation exigeait cinq ans de résidence en France. Mais cette loi a ensuite changé. Dès lors qu’un étranger était marié à une française, avait adopté un enfant, aidé un vieillard, crée des emplois sur le territoire national, bref, avait accompli une action considérée comme socialement positive, il suffisait d’un an pour obtenir la nationalité.
Dans un troisième temps, les conditions d’accès à la citoyenneté se sont durcies, sur la base de raisons très intéressantes. Dans un débat sur cette question, Robespierre réclame vingt ans de résidence pour acquérir la citoyenneté. L’argument qu’il avance est qu’il faut du temps pour que les gens changent. Robespierre est méfiant quant à l’idée qu’un individu pourrait, par sa simple décision «subjective», devenir authentiquement Français, c’est-à-dire révolutionnaire. Il faut de la persévérance, on ne change pas ses origines sociales du jour au lendemain.

Dans La liberté ou la mort, tu proposes une comparaison entre la Terreur et le terrorisme actuel. Sur quelles bases peut-on établir une telle comparaison?

Comme je l’ai dit, on ne comprend rien à la Terreur si l’on en soustrait la dimension politique. La Révolution, jusque dans la Terreur, a pour objectif d’instaurer les droits de l’homme. Il va sans dire que le terrorisme que l’on a vu se manifester le 11 septembre 2001 poursuit un projet tout à fait contraire.

Ceci étant, on constate également des analogies. Dans les deux cas, un ensemble de questions ne trouvent pas à s’exprimer dans l’espace public. Celles et ceux qui n’ont pas droit de cité, et qui se considèrent comme victimes d’injustices, peuvent alors être tentés par la violence. Celle-ci est dans les deux cas le produit d’un sentiment d’impuissance face aux institutions.

Un film consacré à la révolution a récemment défrayé la chronique: Marie-Antoinette, de Sofia Coppola. Qu’as-tu pensé du traitement de cette figure historique par la cinéaste?

J’ai trouvé le film intéressant. Ce qui me paraît judicieux, c’est le pari de l’anachronisme que fait Coppola. On trouve dans le film une alternance entre des moments basés sur des faits historiques, et des moments délibérément anachroniques. C’est surtout par le biais de la bande-son, qui est constituée de musiques actuelles, que fonctionne l’anachronisme. Cette bande-son suggère l’existence d’un lien entre le passé et le présent, entre l’univers de Marie-Antoinette et le nôtre, avec pour hypothèse l’idée d’une universalité des passions, passions qui permettent à Marie Antoinette d’échapper à la prise de corps historique qui pèse sur elle. Une partie de l’histoire n’est pas directement déterminée par le contexte de l’époque, et peut donc «parler» à des contemporains. L’association de musiques actuelles et d’images renvoyant à un univers passé, donne à ressentir cette universalité.

Dans le fond, cette universalité est ce que postule la Déclaration des droits de l’homme. On trouve dans le film une idée «naturaliste», assez radicale à l’heure actuelle, qui force à penser la possibilité d’un universel aujourd’hui. L’anachronisme permet donc une sorte de percée vers l’universel…

Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN