Conjoncture: fin des illusions
Conjoncture: fin des illusions
Nous reproduisons ici un bref article de Michel Husson, auteur notamment du Grand Bluff capitaliste, Paris, La Dispute, 2001. Il tente ici dapprécier le sens du tournant actuel de la conjoncture économique. On trouvera deux contributions récentes, plus fouillées, du même auteur à ce sujet – «Nouvelle économie, nouvelle onde longue?» et «Derrière les mirages de la nouvelle économie» – ainsi que de nombreux autres documents, à ladresse de son site internet: www.hussonet.free.fr.
La crise boursière récente marque la fin de la «nouvelle économie» et emporte avec elle bien des espoirs fondés sur la capacité de léconomie capitaliste à saffranchir de ses mécanismes fondamentaux.
Lessor de léconomie boursière semblait valider trois traits nouveaux de léconomie. En premier lieu, lenrichissement boursier semblait avoir acquis une autonomie presque totale à légard des «fondamentaux», autrement dit par rapport à la capacité dextraire de la plus-value supplémentaire. Pour la première fois dans lhistoire du capitalisme, les courbes des cours boursiers se sont mises à diverger par rapport à celles du profit, et cela dans des proportions ahurissantes. Ce mouvement était tiré par les valeurs dites technologiques qui avaient donné lieu à la constitution dun indice spécifique, le Nasdaq.
Lépisode boursier récent est une sorte de fantastique rappel à lordre de la loi de la valeur: on ne peut durablement obtenir plus de profit que celui qui est produit dans le mécanisme fondamental de lexploitation. La virtualité conférée par les nouvelles technologies à léconomie ne pouvait être quune illusion, qui a finalement fait long feu. A moins de rester virtuels, les profits boursiers nont dautre source que lexploitation des travailleurs.
Fin de la «nouvelle économie»
Cest pourquoi il faut grandement relativiser les explications du repli boursier fondées sur les tricheries du capital. Certes, le point commun des faillites dEnron ou de Worldcom est un trucage des comptes visant à présenter sous un jour favorable les perspectives de profit. Ces artifices sont devenus une pratique courante et en disent long sur la prétendue transparence du nouveau capitalisme. Ils tournent aussi en ridicule les tentatives de le civiliser en lui décernant des bonnes notes et des brevets de citoyenneté: rien dans la nature de lexploitation capitaliste ne la distingue du délit et de la tromperie. Mais ce serait prendre le symptôme pour la cause réelle que dimputer à ces artifices de présentation le retournement de la Bourse. Cest seulement le facteur qui a déclenché un retournement qui était dune certaine manière inévitable.
Dans lesprit des capitalistes et de leurs avocats, il ne sagissait pas simplement dun engouement boursier mais dun nouveau mode de fonctionnement de léconomie associé aux nouvelles technologies. Pourtant, le retournement de léconomie des Etats-Unis a été déclenché par des mécanismes classiques auxquels le capitalisme ne saurait se soustraire. Le cycle «high tech» a donné lieu à une croissance plus vive que dhabitude, mais celle-ci sest appuyée sur un effort considérable dinvestissement qui sest rapidement transformé en suraccumulation. Les admirateurs de la nouvelle économie sémerveillaient de la baisse des prix des matériels électroniques qui allégeait le coût de linvestissement, mais ils oubliaient de voir laugmentation considérable du taux de rotation de ce capital, dont la durée de vie excède rarement quelques années. Il en est résulté un retournement de la courbe du profit, puis un ralentissement de lactivité aux Etats-Unis, quelques mois dailleurs avant le 11 septembre.
La particularité du boom de la haute technologie est quil a été financé largement par des mouvements de capitaux allant de lEurope vers les Etats-Unis. En tant que puissance impérialiste, ou carrément impériale, les Etats-Unis ont pu sarroger le droit de faire ainsi financer leur effort dinvestissement et de soutenir une croissance de la consommation très solide, et plus rapide même que celle du PIB. Aucun autre pays naurait pu se permettre le déficit commercial qui a accompagné la croissance des Etats-Unis. La nature de cette combinaison permet de comprendre pourquoi la «nouvelle économie» apparaît finalement comme le privilège des Etats-Unis. Son extension au reste du monde se heurtait au fait que lEurope exportait des capitaux pour le financer, tandis que le Japon restait cloué au sol par une récession chronique. Cette configuration a dailleurs eu temporairement des effets favorables sur léconomie européenne, dont les exportations ont été dopées par la demande en provenance des Etats-Unis. Mais la dissymétrie croissante entre les Etats-Unis et lEurope rendait difficile le maintien dun tel arrangement. La baisse récente du taux de profit aux Etats-Unis y a mis un terme.
Le 11 septembre est survenu à un moment où la conjoncture sétait déjà retournée aussi bien aux Etats-Unis quen Europe. On pouvait penser que le choc allait précipiter la récession aux Etats- Unis en faisant éclater toutes les contradictions qui minent léconomie dominante, et notamment le déficit commercial et le surendettement des ménages. Mais un autre scénario était possible qui consistait à soutenir léconomie des Etats-Unis par tous les moyens. Cest cette voie qui a été choisie et qui se traduit par un triple tournant. En premier lieu, ladministration Bush a décidé dutiliser la marge de manuvre que lui fournissait lexcédent budgétaire: celui-ci a fondu, pour se transformer progressivement en déficit. Le retour des déficits jumeaux nécessitait des mesures visant à réduire le déficit extérieur. Le second tournant prend la forme de mesures protectionnistes affirmées, sous forme de subventions supplémentaires à lagriculture et de quotas aux importations dacier. Enfin, la cohérence de cette nouvelle orientation passe par une baisse du dollar qui doit permettre de rétablir la compétitivité des produits US et de regagner ainsi des parts de marché.
Fin de leuphorie européenne
LEurope va se trouver confrontée à une épreuve décisive. Elle a réussi la mise en place de leuro et bénéficié dune reprise économique en partie inattendue, qui a permis de desserrer les contraintes définies par le Traité de Maastricht puis par celui dAmsterdam de 1997. Cest le premier retournement de conjoncture quil va falloir affronter dans le cadre de leuro et il est dores et déjà possible de dire que le Pacte de stabilité ne fournit pas un cadre adéquat. LAllemagne puis la France se trouvent déjà au voisinage du déficit public à ne pas dépasser et ont déjà subi les critiques de la Commission pour leur politique insuffisamment rigoureuse.
Dans ces conditions, lalternative est simple. Ou bien on applique le Pacte de stabilité et lon fabrique de toutes pièces une récession brutale; ou bien on ne lapplique pas mais on risque douvrir alors une crise en remettant en cause les procédures décidées dun commun accord, avant même quelles aient eu loccasion de servir. Un élément dincertitude supplémentaire réside dans la gestion de leuro par rapport au dollar, qui se trouve prise entre deux objectifs contradictoires. Un euro fort est en effet une garantie contre lépouvantail de linflation, mais cest aussi un obstacle à la compétitivité des produits européens. Il est probable que la philosophie de la Commission et de la banque centrale européenne conduira à une rigueur excessive et à une soumission aux intérêts du dollar, qui seront habillés en victoire de leuro, monnaie forte.
Les hypothèses globales de conjoncture peuvent au total se résumer ainsi les Etats-Unis vont chercher à amortir la récession par tous les moyens, y compris les plus iconoclastes du point de vue néo-libéral. Ils nhésiteront pas à en reporter les effets sur le reste du monde. LEurope subira un contrecoup dautant plus fort quelle appliquera à la lettre ses propres préceptes de rigueur financière. Quant au Japon, il semble condamné à végéter dans un état de stagnation permanente.
Le triste bilan de la mondialisation
Ce qui se passe sur le continent latino-américain résume les contradictions de la mondialisation capitaliste et illustre léchec du néolibéralisme. Il y a bien sûr leffondrement de lArgentine qui représente à lui seul un événement historique de grande ampleur. Il aura suffit à ce pays dappliquer à la lettre les règles du jeu néo-libérales pour sombrer dans une forme de décadence inédite. Lextension à lUruguay allait de soi en raison des liaisons financières entre ces deux pays. Mais ce qui frappe aussi, cest la simultanéité avec la crise économique et politique au Brésil. Lampleur des enjeux est illustrée par la volte-face de la politique de limpérialisme US. Dans un premier temps, la tactique suivie a été de faire monter la pression par des mouvements de capitaux, dans lespoir de déconsidérer la candidature Lula, supposée responsable de ce chaos. Puis, dans un second temps, le FMI a été mobilisé pour apporter une aide considérable de 30 milliards de dollars, qui anticipait même sur les demandes du gouvernement de Cardoso.
Tensions commerciales Europe-USALe 30 août, lOMC autorisait lUnion Européenne à prendre de très lourdes sanctions contre les exportations états-uniennes. En effet, le tort infligé aux entreprises européennes par les abattements fiscaux US à lexportation a été estimé à 4 milliards de dollars. Les entreprises bénéficiares de ces privilèges «illégaux» sont des poids lourds de lindustrie dOutre-Atlantique (Boeing, Caterpillar, Cisco, General Eletric, Honeywell, Motorola, etc.). Dans ces conditions, même si lUnion Européenne déclare ne pas vouloir introduire de sanctions dans limmédiat, de peur douvrir une guerre commerciale avec les Etats-Unis, domageable pour les deux parties, elle dispose maintenant dun argument de poids pour amener Washington à de sensibles concessions dans les mois à venir. (jb) |
Ce tournant traduit le sentiment que la logique néo-libérale a perdu de sa légitimité et quelle est aujourdhui profondément déconsidérée. Les luttes sociales qui se multiplient dans plusieurs pays prennent souvent la forme de refus de masse des privatisations, comme en Bolivie et au Pérou. Cest pourquoi la domination des Etats-Unis sur le continent est à la fois omniprésente mais aussi fragilisée par la crise. La solution mise en avant par les Etats-Unis, cest linstauration dune zone continentale de libre échange, placée sous le signe du dollar. Après le choc argentin, et le dérapage brésilien, force est de constater que cette perspective nest plus crédible et que des alternatives fondées sur des coopérations régionales gagnent en crédibilité. Quant au Mexique, son rôle de partenaire privilégié des Etats-Unis risque de se heurter au nouveau cours protectionniste de son puissant voisin.
Fin de la nouvelle économie, incapacité à mettre en place un modèle de croissance stable, retour au chômage en Europe, dysfonctionnements croissants dans les pays du Sud: la période nest pas propice au triomphalisme du Capital. Elle sera sans doute caractérisée par la montée des tensions inter-impérialistes entre les Etats-Unis et lEurope chargées de décider qui va supporter le poids des contradictions non résolues. En particulier, lendettement des ménages et des entreprises aux Etats-Unis est une menace permanente pour lensemble de léconomie mondiale. Si les Etats-Unis ne réussissent pas à en reporter la charge sur les autres pays impérialistes, ils risquent dêtre confrontés à une récession de grande ampleur. Et sils y réussissent, ce sera à lEurope de faire face à une stagnation durable, assortie dune nouvelle remontée du chômage de masse.
Dans un tel contexte, les luttes sociales sont susceptibles de changer de nature: au lieu de se limiter à des interventions correctrices sur les effets collatéraux du néolibéralisme, elles vont se développer sur la base dun refus de principe de ce système dont le bilan apparaît finalement comme très mauvais. En Europe notamment, se développe, sur la base de lexpérience vécue, lidée que ce qui est bon pour le Capital ne lest pas forcément pour les travailleurs dont le sort ne sest pas vraiment amélioré au cours de la reprise récente. Cest dans ce passage dune certaine résignation au refus que se forgent les alternatives, forcément radicales, à un système qui fonctionne dautant plus mal quon se soumet à ses exigences.
Michel Husson