Mondialisation

Les habits neufs de l'impérialisme

Nous publions ici une version abrégée de l’introduction de J. Batou à l’édition française du Nouvel impérialisme de David Harvey, l’un des intellectuels marxistes les plus créatifs de ces dernières années, qui paraît ce mois aux éditions Les Prairies ordinaires. Un livre important pour comprendre le monde actuel.

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 177. Version complète et illustrée, à télécharger ( 4 pages pdf, 380 Ko) en cliquant sur le lien suivant: cahierS émancipationS.

Le Nouvel Impérialisme a été publié en anglais il y a sept ans. Il développe le contenu de trois conférences données par David Harvey à la veille de la journée de manifestation mondiale du 15 février 2003 contre la guerre, et un mois et demi avant le début de l’opération Iraqi Freedom. Le hasard veut qu’il paraisse pour la première fois en français au lendemain du retrait du gros des troupes états-uniennes d’Irak.

A ce jour, ce conflit aurait fait plus de 100 000 morts violentes (avec une surmortalité peut-être dix fois supérieure) et 5 millions de déplacé·e·s parmi les civil·e·s irakiens. Du côté occidental, on dénombre plus de 6 000 tué·e·s parmi les troupes de la coalition et les mercenaires privés1. Il aurait coûté 750 milliards de dollars aux États-Unis (quatre fois le chiffre envisagé par Harvey en 2003), un montant plus élevé que celui de la guerre du Vietnam et plus de deux fois supérieur à celui de la guerrede Corée.

Après les débats des premières années de l’altermondialisme, qui tournaient autour de la libéralisation des échanges et des flux de capitaux, la seconde guerre d’Afghanistan (dès octobre 2001), et surtout la troisième guerre d’Irak (dès mars 2003), marquent un tournant : les politiques de puissance et le militarisme attirent une attention nouvelle. Le livre de D. Harvey combine ainsi une triple approche conjoncturelle, historique et théorique de l’impérialisme. Il explique comment celui-ci reconfigure en permanence le lien dialectique entre pouvoir économique et pouvoir politique, situe son évolution dans la longue durée et le montre opérant sous nos yeux dans les premières années de l’administration Bush Jr.

Conjoncture et histoire

L’auteur part des conditions du déclenchement de la guerre en Irak, à la fin de l’hiver 2003, notamment de la décision de l’administration Bush Jr. de passer à l’offensive, en dépit de l’opposition de l’Allemagne et de la France, mais aussi de la Chine et de la Russie. Or, visiblement, les raisons invoquées par Washington, que ce soit la menace des «armes de destruction massives» ou la volonté d’établir un régime démocratique en Irak, n’ont pas convaincu l’opinion mondiale. Dans de telles circonstances, «il était difficile de ne pas éprouver le sentiment que quelque chose de très important se cachait derrière un écran de fumée», ce qui va conduire Harvey à interroger l’actualité à l’aune de courants historiques plus profonds.

Pour lui, la politique étrangère agressive de l’administration Bush Jr. visait en partie à détourner l’attention de ses difficultés intérieures en rassemblant les Américain·e·s contre une nouvelle figure de l’ennemi extérieur: le terrorisme, les États «voyous», pour ne pas parler de l’islam. Il rappelle en effet que les USA sont «une société extraordinairement diversifiée d’immigrants», raison pour laquelle leur démocratie s’est souvent montrée «instable», «difficile à maîtriser», voire «ingouvernable». Dans cette optique, il évoque ce que Hofstadter appelle «le style paranoïde» de la politique américaine, c’est-à-dire la nécessaire invocation de périls extérieurs pour renforcer les solidarités politiques intérieures. On comprend mieux pourquoi le 11 Septembre 2001 a pu être comparé à Pearl Harbor.

De nombreux commentateur·trice·s ont signalé que la guerre contre l’Irak visait à restaurer l’emprise des multinationales anglo-américaines sur ses ressources pétrolières, affaiblie par les nationalisations de 1972. De façon plus significative, Harvey explique qu’elle avait pour but de renforcer le contrôle de Washington sur l’ensemble du Moyen-Orient et ses ressources énergétiques. Il montre comment cet objectif stratégique avait été mis en difficulté par la chute du shah d’Iran et la crise durable du régime saoudien, dès la fin des années 1970. Or, la maîtrise du robinet pétrolier mondial lui paraît aujourd’hui d’autant plus importante que son hégémonie économique est contestée par la montée en puissance de l’Union européenne et de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, de plus en plus dominée par la Chine3.

Harvey fait référence aux travaux des deux premières décennies du 20e siècle, qui envisagent l’impérialisme comme un stade du capitalisme, porteur de nouvelles contradictions, notamment les ouvrages de J. A. Hobson, de R. Hilferding et de Lénine. Il s’appuie sur R. Luxemburg, pour qui le capitalisme cherche à compenser ses déséquilibres aux dépens des formations socioéconomiques non capitalistes. Il s’inspire de H. Arendt, qui tente d’articuler l’expansion illimitée du capital et du pouvoir politique. Dans cette perspective, il prend position sur la mondialisation contemporaine en rejetant les thèses de M. Hardt et T. Negri, qui déterritorialisent la notion d’empire, et fait appel aux thèses de P. Gowan sur le déclin contradictoire de l’hégémonie US4.

En mettant en relation les modalités d’ajustement des logiques territoriales du pouvoir, «lourdement fixées dans l’espace», avec les dynamiques spatiales plus «ouvertes» de l’accumulation du capital, l’auteur combine deux approches géographique et historique de l’impérialisme. Il reprend à G. Arrighi l’idée du développement concomitant du capitalisme et des blocs de pouvoir toujours plus étendus, des cités-États italiennes à la Hollande, puis de l’Angleterre aux États-Unis5. À chaque fois, la constitution d’entités territoriales plus vastes permet de dépasser les problèmes liés à la «surexpansion» de la précédente. Dès lors, existe-t-il de nos jours un pouvoir hégémonique supérieur, capable de transcender les limites actuelles de l’empire états-unien?

En somme, l’impérialisme procède de la fusion frictionnelle d’un processus économique régi par l’accumulation du capital et d’un projet politique fondé sur la maîtrise d’un territoire, de ses habitant·e·s et de ses ressources. Sous le capitalisme, la logique politique est subordonnée à la logique économique du pouvoir, mais seulement en dernier ressort et pas à tous moments. En fait, «chacune de ces logiques est porteuse de contradictions que l’autre doit contenir».

Crises de suraccumulation et aménagements spatio-temporels

Le capitalisme a été capable de survivre jusqu’ici à ses crises en réaménageant constamment le temps et l’espace au sein desquels il opère. Ainsi, les contradictions internes de l’accumulation du capital sont provisoirement résolues par des aménagements spatiotemporels (spatio-temporal fixes).6 Il explique ainsi que des capitaux excédentaires «sont dirigés vers des projets à long terme qui prennent de nombreuses années à remettre en circulation leur valeur», et que ces investissements sont le plus souvent liés à une expansion géographique du système. En d’autres termes, ils s’inscrivent dans un espace qu’ils s’approprient.

Des flux de capital sont ainsi détournés de la production et de la consommation immédiate (circuit primaire) pour alimenter un circuit secondaire, destiné à la formation du capital fixe (usines, équipements, etc.) et à la constitution d’un fond de consommation (construction de logements, etc.). Ces immobilisations coûtent cher, sont fixées sur le territoire et incarnent le «coeur physique» d’une région. A cela, s’ajoute un «circuit tertiaire» qui permet de financer des «infrastructures sociales» à long terme, liées directement à la production (recherche et développement) ou au champ social (éducation et santé). Ce distinguo conduit Harvey à insister sur les conséquences de la suraccumulation, non seulement dans le circuit primaire, mais aussi dans les circuits secondaire et tertiaire, dans l’hypothèse où le rendement – même longuement différé – de tels investissements s’avère insuffisant. Selon lui, un tel cas de figure suscite des crises plus profondes et généralisées du capitalisme, comme l’éclatement de la bulle immobilière US le montrera de façon spectaculaire dès 2007.

Harvey rappelle que le capital circule dans l’espace, et que «cette dynamique fluide» crée sa propre géographie historique, déterminée d’abord par les modalités de fonctionnement des marchés: nécessité de l’échange et friction de la distance, mais aussi recherche d’avantages de localisation. Celle-ci est cependant corsetée par le poids du capital fixe «encastré dans le sol» (unités de production, réseaux de transport et de communication, etc.), qui résiste à la relocalisation et définit des régions cohérentes. Pourtant, la production capitaliste est mue par une tendance à l’expansion dans l’espace, à l’accélération dans le temps, et donc au déséquilibre et à la mobilité.

Mais comment ces «régionalités», modelées par les processus moléculaires d’accumulation du capital, vont-elles s’articuler avec les logiques territoriales du pouvoir, qui définissent les conditions institutionnelles nécessaires «pour contenir les conflits de classe et pour arbitrer les prétentions des différentes fractions du capital»? Selon Harvey, la géographie historique du capitalisme finit toujours par déterminer le positionnement du corps politique de l’État dans son ensemble, même si le pouvoir territorial peut lui aussi agir sur son développement. Ainsi, lorsque les capitaux excédentaires ne trouvent plus d’emploi profitable au sein d’un État, ils suscitent des pressions en faveur d’une politique impérialiste, «qui revient à imposer des arrangements et des conditions institutionnels à d’autres».

Tout au long du 20e siècle, l’expérience des États-Unis en Amérique latine a montré qu’une telle projection pouvait se passer d’une colonisation formelle. D’abord, l’exportation massive de marchandises et l’endettement croissant des récipiendaires favorisent leur dépendance structurelle. Ensuite, leurs investissements confèrent aux centres impérialistes un contrôle sans précédent des ressources des pays dominés. De surcroît, depuis les années 1980, la libéralisation des flux de capitaux permet de déplacer l’épicentre des crises vers les régions les plus vulnérables en leur faisant payer l’essentiel du prix de leur dévalorisation.

Après la Seconde Guerre mondiale, cet impérialisme sans colonisation s’est pratiquement imposé à l’ensemble du monde capitaliste, sous la tutelle des USA. Harvey montre que leur hégémonie reposait alors sur le consentement des classes dominantes plus que sur la contrainte, même si le recours à la force n’a jamais cessé contre les mouvements nationalistes ou socialistes du tiers-monde. Cependant, depuis une vingtaine d’années, compte tenu de l’essor économique de l’Union Européenne, de l’implosion du bloc soviétique et de la croissance de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, cet équilibre relatif a cédé le pas à une conflictualité accrue entre les principaux pôles dynamiques de l’accumulation du capital. Dès lors, le déclin de la puissance US fait de plus en plus reposer son hégémonie sur la contrainte, avec la réapparition possible de guerres commerciales et monétaires, voire de guerres tout court.

Accumulation élargie et accumulation par dépossession

Le pouvoir politique est mobilisé pour faciliter la concentration des richesses disponibles sur un territoire donné. Il ne s’agit plus seulement d’accumuler la plus-value produite par l’exploitation du travail salarié, mais d’exproprier les détenteurs de ressources existantes, qu’elles soient naturelles ou produites, immobilières ou mobilières, collectives ou individuelles, au profit du capital impérialiste. Ainsi, parallèlement à l’accumulation élargie, et en relation étroite avec elle, se développent des formes contemporaines d’accumulation primitive, que Harvey préfère appeler «accumulation par dépossession» en leur donnant une définition plus large.

Depuis les années 1980-1990, la dévalorisation relative des matières premières, la privatisation des biens communs (eau, terres, savoirs traditionnels, etc.) et des services publics (énergie, logements sociaux, transports, télécoms, santé, éducation, etc.), de même que l’expropriation des habitations et des fonds de pension de millions de travailleur·euses occidentaux au profit du capital financier, ont été dénoncées comme de nouvelles enclosures (privatisation des terres communales britanniques, du 15e au 18e siècles). L’agent principal en est le capital financier, générateur d’un «capitalisme de vautours», dont l’action se développe à l’échelle globale, aux dépens des sociétés du Sud bien sûr, mais aussi du Nord. Il se manifeste de la même manière au travers des politiques de privatisation et de libéralisation conduites dans les pays de l’ex-bloc soviétique et en Chine, qui ont privé les ouvrier·e·s et les paysan·nes d’importants droits acquis, provoquant ainsi une polarisation sans précédent de la richesse.

Harvey distingue certes l’accumulation primitive, qui a ouvert la voie à la reproduction élargie, de l’accumulation par dépossession de l’ère impérialiste, qui perturbe et détruit un chemin déjà ouvert. Il reproche cependant à Marx de n’avoir pas compris la valeur des «formes sociales détruites par l’accumulation primitive» et d’avoir défendu unilatéralement le caractère «progressiste» du développement capitaliste, y compris «de l’impérialisme britannique en Inde». Bien que cette critique ne soit pas infondée, on sait que l’auteur du Capital a commencé à changer de position par rapport à l’Irlande dès 1867, et plus nettement encore par rapport à la Russie, en 1881-1882. Dans ce dernier cas, Marx défendra même que le caractère communautaire de ses anciennes structures agraires, prenant appui sur le développement industriel d’une Europe socialiste, pourraient éviter à ce pays de passer sous les fourches caudines du capitalisme7.

A la même époque, le marxiste roumain Constantin Dobrogeanu-Gherea décrivait comment l’intégration des sociétés arriérées à l’économie mondiale, loin d’ouvrir la voie à un développement capitaliste autonome, suscitait l’hybridation, la rigidification et la perpétuation de structures archaïques, notamment l’expansion du néo-servage8. Cette approche trouvera un écho dans les réflexions de plusieurs révolutionnaires est-européens comme Parvus et Trotski. Elle sera par la suite systématisée par les théoricien·nes de la dépendance dans les années 1960-1970. A la veille de la Révolution russe, Lénine dénonçait aussi la violence impérialiste comme le bras armé d’un capitalisme «parasitaire», qui se nourrissait du «tribut prélevé par le capital financier sur les entreprises coloniales et transocéaniques» et favorisait le «développement extraordinaire» d’une «couche de rentiers», dont les intérêts étaient défendus par «une poignée d’États-usuriers»9. On croirait presque entendre Harvey!

Pourtant, l’URSS, la Chine et d’autres pays «socialistes» ont légitimé des formes d’accumulation primitive comparables à celles du capitalisme, conduisant «à des niveaux identiques de violence odieuse». Harvey vise ici à juste titre les politiques menées par les différents régimes staliniens ou néo-staliniens dans le courant du 20e siècle. Il aurait cependant pu rappeler les alternatives débattues dans les premières années de la révolution russe, qui préconisaient une autre conception de l’«accumulation socialiste primitive». Pour E. Préobrajensky notamment, le drainage de ressources de la campagne vers la ville nécessitait avant tout l’élévation de la productivité agricole, dont les fruits devaient être partagés entre les besoins de consommation et d’accumulation du secteur socialiste et l’amélioration du niveau de vie des paysan·nes pauvres10.

Un débat nécessaire

Le Nouvel Impérialisme renouvelle la compréhension de l’impérialisme à la lumière du monde actuel dans une tradition marxiste. Sur plus d’un point, il devrait donc contribuer à stimuler des débats d’une grande actualité. En 2006, la revue britannique Historical Materialism a engagé une telle discussion en consacrant un numéro spécial à l’appréciation critique de ce livre11. Il nous faut revenir sur quelques aspects de cette controverse.

L’importance, et surtout l’autonomie relative, conférées par Harvey aux logiques territoriales du pouvoir, comme forces structurantes de l’impérialisme actuel, sont contestées notamment par Ellen Meiksins Wood. Pour elle, sa spécificité réside précisément «dans l’unique capacité du capital d’imposer son hégémonie sans étendre son pouvoir politique territorial». Ainsi, les États-Unis seraient le premier empire véritablement capitaliste, parce qu’ils disposeraient d’un pouvoir économique tel, qu’il les dispenserait de toute ambition territoriale12. Robert Brenner conteste que les logiques territoriales de l’impérialisme puissent être en contradiction avec ses logiques économiques: la guerre du Vietnam ne répondait pas «aux exigences immédiates de l’accumulation du capital», mais elle visait bien à «garder le monde aussi ouvert que possible à l’accumulation du capital».

Le développement du concept d’«accumulation par dépossession» à partir de celui d’«accumulation primitive», reformulée par Marx sur la base d’un postulat d’Adam Smith, pose un certain nombre de problèmes de définition et de cohérence théorique. Certes, l’accumulation primitive ne peut pas être considérée comme une phase révolue de l’accumulation du capital13; dès lors, rien ne s’oppose à désigner aujourd’hui des phénomènes apparentés sous le nom plus explicite d’«accumulation par dépossession» ; mais quel est son rôle spécifique et son poids par rapport à d’autres opérations du capital? Plusieurs critiques soulignent que Harvey faisait un usage trop large de ce terme, en ne le distinguant pas bien de certains aspects de l’accumulation élargie. De son côté, il reconnaît que ce concept doit être affiné, tout en soulignant son excellente lisibilité: «Lorsqu’un changement facile de langage peut être politiquement beaucoup plus efficace, pourquoi y renoncer14

On regrettera qu’il ne fasse pas toujours la différence entre la dépossession des petits propriétaires et des collectivités publiques, mais aussi la privatisation des biens communs, d’une part, et l’exploitation accrue des salarié·e·s (baisse du salaire indirect) ou la concurrence brutale des détenteurs de capitaux pour le partage des richesses (concentration du capital), d’autre part. Ces phénomènes recouvrent en effet des dynamiques sociales différentes. De surcroît, le fait de les ranger dans la même catégorie conduit Harvey à conclure, de façon discutable, que «l’accumulation par dépossession a conquis le devant de la scène en tant que contradiction principale au sein de l’organisation impérialiste de l’accumulation du capital». Pour autant, il ne suggère pas d’opposer les intérêts des peuples opprimés à ceux des travailleur·euses exploités et défend au contraire la construction d’un large bloc anticapitaliste qui aurait pour mission de stimuler la convergence des résistances à l’«accumulation par dépossession» autour d’objectifs universalistes, mais aussi de mieux les articuler aux luttes des salarié·e·s. Leur opposition commune aux politiques des institutions internationales (FMI, OMC, etc.), relayées par les principaux États, contribue d’ailleurs aujourd’hui à favoriser un tel rapprochement.

Sans nier la nécessité d’un tel lien, Sam Ashman et Alex Callinicos contestent que le capitalisme avancé – notamment US – soit avant tout prédateur: pour eux, il continue à tirer l’essentiel de ses profits de l’exploitation du travail salarié, ceci principalement au sein des pays de l’OCDE et en Chine15. Harvey n’en disconvient pas, au moins pour ce qui est de la Chine, où «de nouveaux et puissants complexes de production industrielle sont apparus», portés autant par les exportations que par la demande intérieure (consommation et infrastructures). Un formidable processus d’accumulation «véritablement primitive» y est aujourd’hui à l’oeuvre, qui pourrait déboucher sur un développement phénoménal du secteur industriel «capable d’absorber une grande partie du capital excédentaire de la planète». Bob Sutcliffe lui reproche d’ailleurs de ne pas en tirer toutes les conséquences, en particulier la relance probable d’une nouvelle période historique d’expansion sino-centrée du capitalisme16. Harvey a sans doute raison de se montrer plus prudent.

Pour autant, il n’exclut pas le basculement possible du centre de gravité de l’économie mondiale vers une Asie de l’Est et du Sud-Est dominée par la Chine. Dans une telle hypothèse, les États-Unis ne seraient plus en mesure de drainer une bonne partie des capitaux excédentaires de la planète pour soutenir leur consommation improductive (militaire et privée), les soumettant de facto à un plan d’ajustement brutal, auquel ils pourraient être tentés de répondre par des aventures militaires aux conséquences imprévisibles. Dès aujourd’hui, leur volonté de contrôler le robinet pétrolier mondial (en Irak, en Iran, en Afghanistan, etc.) préfigure les risques d’un tel scénario. Pendant ce temps, sur le plan économique, Arrighi a raison d’observer que la Chine est aujourd’hui «la véritable gagnante de la guerre contre le terrorisme». Sur le plan militaire même, Sutcliffe note qu’elle est en train de réduire son handicap par rapport aux États-Unis (à parité de pouvoir d’achat, ses dépenses militaires représenteraient déjà la moitié de celles de Washington)17.

Pour tenir tête à la version belliqueuse de l’impérialisme promue par Washington, Harvey propose de défendre un «New Deal» planétaire porté par des États interventionnistes et redistributeurs. A ses yeux, un tel scénario favoriserait une entente impérialiste moins agressive, du moins en attendant que «des solutions beaucoup plus radicales» soient possibles. Il y a une centaine d’années, un «ultraimpérialisme» du même type avait été envisagé successivement par J. A. Hobson (1903), K. Liebknecht (1907) et K. Kautsky (1912 et 1914), même s’ils ne le percevaient pas comme un «moindre mal». De son côté, Lénine le considérait au mieux comme une hypothèse théorique. Comment Harvey envisage-t-il qu’une telle perspective puisse s’imposer aux principaux centres de pouvoir du capitalisme? Et si un changement radical des rapports de force sociaux le permettait, pourquoi les salarié·e·s et les peuples opprimés du monde devraient-ils se contenter d’un tel horizon ? Enfin, en admettant une nouvelle phase d’expansion «consensuelle» du capitalisme, comment pourrait-elle trouver des réponses à la crise écologique globale, qui nécessite une sortie urgente du productivisme?18

La publication en français du Nouvel Impérialisme devrait contribuer à informer des débats de ce type en les nourrissant aux sources d’une pensée imaginative et rigoureuse. Elle témoigne aussi du fait que les nombreuses questions soulevées par le mouvement altermondialiste, mais aussi par le mouvement anti-guerre, au cours de ces dernières années, ont contribué à l’essor d’un marxisme vivant, dont la vocation est de répondre aux défis économiques, sociaux, politiques et écologiques de ce début du 21e siècle.

Jean Batou*

* Publié avec l’autorisation des éditions Les Prairies ordinaires, Paris.

  1. Voir J. Tirman, «The Twenty Years War», The Boston Globe, 1er août 2010 ; «Iraq’s Shocking Human Toll», The Nation, 2 février 2009 ; Iraq Body Count (www.iraqbodycount.org) ; Iraq Coalition Casuality Count (http://icasualties.org/).
  2. J. Stiglitz & L. Bilmes, The Three Trillion Dollar War, New York, 2008. La guerre du Vietnam aurait coûté 686 milliards de dollars (valeur 2009) (J. E. Barnes, «Cost of Iraq War Will Surpass Vietnam by Year’s End», Los Angeles Times, 11 avril 2009.
  3. Selon le Financial Times, la consommation énergétique de la Chine vient de dépasser celle des États-Unis (20 juillet 2010).
  4. M. Hardt & T. Negri, Empire, Paris, 2000; P. Gowan, The Global Gamble, Londres & New York, 1999.
  5. G. Arrigi, The Long Twentieth Century, Londres & New York, 1994.
  6. D. Harvey, Spaces of Capital. Towards a Critical Geography, New York, 2001, Part II, pp. 237-411. En français, voir Géographie de la domination, Paris, 2008. Et Géographie et capital, Paris, 2010.
  7. M. Rubel, «Karl Marx et le socialisme populiste russe», Revue socialiste, n° 11, mai 1947.
  8. J. L. Love, «Dependency Theories in Rumania Before 1945», in J. Batou et T. David (sous la dir. de), Le Développement inégal de l’Europe, 1918-1939, Genève, 1998, p. 87.
  9. Lénine, L’Impérialisme stade suprême du capitalisme, in OEuvres, tome 22, Paris & Moscou, 1960.
  10. E. Préobrajensky, La Nouvelle Economique (1925), Paris, 1968.
  11. «Symposium: On David Harvey’s ‹The New Imperialism›», Historical Materialism, Vol. 14, n° 4, 2006, pp. 3-166.
  12. E. Meiskins Wood, «Logics of Power», in «Symposium…», p. 13.
  13. Dès 1968, E. Mandel défendait l’actualité de l’«accumulation primitive» pour le tiers-monde et expliquait qu’elle ne pouvait déboucher sur une accumulation élargie («Accumulation primitive et Tiers-Monde», in Victor Fay (présenté par), En partant du «Capital», Paris, 1968, pp. 143-168).
  14. D. Harvey, «Comment on Commentaries», in : «Symposium…», pp. 158-159.
  15. S. Ashman & A. Callinicos, «Capital Accumulation and the State System», in «Symposium…», p. 108.
  16. G. Arrighi, «Hegemony Unrevelling II», New Left Review, Vol. 2, N° 33, p. 115 ; B. Sutcliffe, «Imperialism Old and New», in « Symposium… », p. 69.
  17. Ibid., p. 70.
  18. Voir à ce propos l’excellent livre de D. Tanuro, L’Impossible Capitalisme vert, Paris, 2010.