Etats-Unis vers un nouveau mouvement ouvrier ?

Etats-Unis vers un nouveau mouvement ouvrier ?



Pas un mot dans la presse
européenne… et pourtant le mouve-ment des
salarié·e·s du secteur public du Wisconsin et de
l’Ohio a atteint des dimensions tout à fait
impressionnantes. Manifestations et occupations se succèdent
depuis plusieurs semaines et les échos des révolutions
arabes semblent porter ici leurs fruits. Nous publions ci-dessous la
traduction d’un article de Dan La Botz, historien et syndicaliste
étasunien, paru le 28 février dernier sur cette
extraordinaire relance du mouvement ouvrier. (réd.)

Au fil des protestations géantes dans le Wisconsin et
l’Ohio, un nouveau mouvement des travailleurs·euses est
né, aux Etats-Unis, au cours de ces dernières semaines.
Ces jours-ci, il fait face à une épreuve de force
décisive. A Madison comme à Columbus, capitales
respectives des deux Etats, les Républicains cherchent à
supprimer les syndicats de la fonction publique : des dizaines
de milliers de salarié·e·s manifestent et
résistent.

    Nous n’avions plus vu un tel
face-à-face entre travailleurs·euses et patrons aux
Etats-Unis depuis l’agitation ouvrière du début des
années 1930, bien que les problèmes posés
aujourd’hui évoquent plutôt ceux des années
30. C’est l’existence même du mouvement ouvrier
étasunien qui est en jeu. La question qui s’impose est
donc la suivante : comment arracher une victoire ?

    Dans la lutte pour défendre le droit des
employé·e·s de la fonction publique à se
syndiquer, des dizaines de milliers de personnes (jusqu’à
70 000) ont manifesté dans le Wisconsin. Elles ont
occupé de façon permanente le Capitole et
alimenté, à l’extérieur de celui-ci, un
mouvement de masse bouillonnant. A Columbus aussi, plusieurs
manifestations se sont déroulées devant le Capitole,
réunissant jusqu’à 10 000
travailleurs·euses. Et ça continue. A Indianapolis,
où des milliers de métallos et d’ouvriers de
l’automobile ont manifesté, les Républicains ont
décidé de retirer de la table des négociations
leur « droit à la non-affiliation
syndicale » [dans les
Etats où la syndicalisation n’est pas automatique, les
syndicats sont davantage enclins à défendre les droits
des travailleurs·euses, NdT.]

Renverser la vapeur

A Madison, centre névralgique de la lutte, une nouvelle
conception du mouvement ouvrier voit le jour. Depuis plusieurs
décennies, les ouvrier·ère·s
étatsuniens se sont battus pour améliorer leurs
conditions de vie, mais ils· elles sont restés
confinés dans les limites bornées du syndicalisme
corporatiste. Chaque syndicat ignorait largement les autres (mis
à part les moments où ils étaient en concurrence
les uns avec les autres) et négligeait souvent la question du
mouvement ouvrier pris dans sa globalité, pour ne rien dire des
problèmes des travailleurs·euses eux-mêmes qui,
dans leur grande majorité, ne sont pas syndiqués. Et
soudain… à nouveau un vrai mouvement ouvrier, dans lequel
les syndicats du secteur public et ceux du secteur privé
marchent à l’unisson : tuyauteurs et professeurs,
métallos et secrétaires, programmeurs·euses et
éboueurs·euses. Les salarié·e·s
syndiqués sont souvent rejoints par des milliers de
salarié·e·s non-syndiqués et
d’étudiant·e·s. Toutes celles et ceux qui se
trouvent du bon côté de la barrière de classe sont
les bienvenus. Le mouvement s’ouvre et les esprits aussi. Les
manifestant·e·s écoutent les Démocrates
venus les soutenir, mais ils·elles prennent aussi les journaux
des organisations socialistes et discutent avec des
militant·e·s d’extrême gauche.

    Là où le mouvement est à son
apogée, au Wisconsin, les syndicats redeviennent des mouvements
de salarié·e·s et renouent avec le vieux concept
de la solidarité des travailleurs·euses, selon lequel
« attaquer l’un d’eux revient à les
attaquer tous ». Le mouvement n’est pas
confiné au Midwest. Partout dans le pays, les
travailleurs·euses affichent leur solidarité, en
manifestant notamment, du Vermont à Atlanta. Au moins 150
militant·e·s syndicaux californiens ont ainsi pris
l’avion pour rejoindre les piquets de grève à
Madison. Nous avons aujourd’hui un nouveau mouvement ouvrier
national propulsé par l’énergie,
l’enthousiasme et la créativité par en bas.

    Il y a des moments où la politique est tout
entière contenue dans des principes, et d’autres où
tout tourne autour de la stratégie. Nous traversons une phase
où tout dépend de la tactique, de la recherche
d’une tactique qui peut amener suffisamment
d’énergie pour arracher une victoire sur le plan local et
commencer à renverser la vapeur au niveau national.

Les Républicains à l’assaut des syndicats

Il ne s’agit pas seulement d’un grand mouvement social. Les
enjeux de cette bataille entre la droite et les
travailleurs·euses sont énormes. Les Républicains
dans le Wisconsin, l’Ohio et l’Indiana voudraient casser
les syndicats, les éliminer en tant qu’acteur de la
société américaine. La législation
qu’ils proposent vise à mettre un terme aux droits des
employé·e·s de la fonction publique à se
syndiquer, à faire grève, à négocier.
L’élimination légale des syndicats doit passer,
dans leur esprit, par l’arrêt brutal du système de
déduction automatique des cotisations syndicales, sapant ainsi
la viabilité économique des syndicats.

    Certains à gauche soulignent – non sans
raison – que les cotisations automatiques elles-mêmes ont
miné le mouvement syndical. Quand jadis les fonctionnaires
syndicaux collectaient les cotisations de la main à la main,
auprès de chaque membre, ils devaient écouter les
travailleurs·euses syndiqués et leur rendre des comptes.
Depuis que les patrons collectent eux-mêmes les cotisations pour
les syndicats, c’est une autre histoire. L’argent arrive
directement sur les comptes en banque des syndicats dans un flux
financier continu, mais qui en supprime un autre, celui des
commentaires, des idées et des doléances qui arrivaient
en même temps que les cotisations.

    Il y a du vrai dans cette argumentation et le
nœud du problème réside bel et bien dans la
nécessité pour les syndicats d’un fonctionnement
démocratique contrôlé par les membres. Mais le fait
de détruire brutalement leur fonctionnement actuel aurait des
conséquences désastreuses. Les locaux syndicaux
fermeraient, les équipes syndicales partiraient à
vau-l’eau et les programmes syndicaux seraient dispersés
aux quatre vents. Les syndicats nationaux continueraient certainement
à soutenir les fédérations dans les Etats
touchés ; mais sur le plan régional, pour continuer
à exister, celles-ci devraient licencier l’essentiel de
leurs employé·e·s, perdant du jour au lendemain
une grande part de leur force de frappe.

    La casse de ces syndicats signifierait aussi
l’abrogation des contrats qui protègent leurs membres. Une
bonne part de ces contrats garantit non seulement des salaires
décents, mais aussi une couverture maladie ; ils touchent de
même à la défense des conditions de travail et
à la régulation du code de travail en cas de plainte des
employé·e·s. Ces contrats induisent chez les
travailleurs·euses un certain sens de la
« citoyenneté sur la place de
travail », c’est-à-dire la conscience
d’être tous des salariés, hommes et femmes,
bénéficiant des mêmes droits.

Sauver le travail et la démocratie

Les Républicains veulent casser les syndicats car cela
réduirait leur force de frappe dans le champ politique et sur
les lieux de travail. Le Parti démocrate ne pourrait plus
compter sur les financements syndicaux pour payer une bonne part de ses
efforts électoraux, ceux qui permettent à ses
équipes de mener des campagnes téléphoniques et de
porte-à-porte. Les directions de la fonction publique pourraient
faire travailler les gens davantage et les payer moins.
L’affaiblissement des syndicats du public réduirait
l’influence syndicale dans toute la société,
conduisant également à une réduction de
l’influence des syndicats du privé.

    Pour les Républicains, il ne s’agit en
effet que d’un premier pas. Le but véritable est
d’en finir avec les syndicats de l’industrie, en
particulier de l’industrie manufacturière où est
produit l’essentiel des richesses matérielles du pays.

    Les syndicats, malgré tous leurs
défauts – et il y en a beaucoup, des salaires très
élevés des secrétaires nationaux à
l’organisation bureaucratique, en passant par les
inégalités de « race » et de
genre en leur sein, par leur politique systématique du moindre
mal et par leur subordination au Parti démocrate –
pèsent d’un poids décisif dans une série de
luttes importantes. Ainsi, même si on peut dénoncer leur
fonctionnement arriéré sur les questions de
« race » ou de genre, ils continuent
néanmoins à soutenir publiquement les luttes contre ces
discriminations.
    En d’autres termes, en dépit de tous
leurs problèmes internes, les syndicats incarnent le poids de la
classe ouvrière dans la société et le champ
politique. Et même si leur poids, en raison de leur alliance avec
les Démocrates, n’est pas toujours transformé en
une véritable puissance de mobilisation, l’organisation
syndicale de la classe ouvrière représente l’acteur
social le plus important de la démocratie étasunienne.

Désobéissance civile, grèves, manifestations, occupations

Le mouvement a déjà démontré son grand
potentiel. Les manifestations de dizaines de milliers de personnes dans
le Midwest, soutenues par des milliers de sympathisant.e.s dans
d’autres Etats n’ont pas été purement
symboliques. C’est une mobilisation de
salarié·e·s qui sont aussi des contribuables et
des électeurs-trices, et les Républicains le savent et le
craignent. Dans le Wisconsin, cette mobilisation a été
accompagnée par une occupation du Capitole et par ce qui a
été, durant un ou deux jours, une quasi grève
générale des enseignant·e·s. Une telle
mobilisation est certes impressionnante, mais il n’est pas
sûr qu’elle parviendra à elle seule à stopper
le projet législatif des Républicains et de leurs
bailleurs de fonds.

    Les travailleurs·euses se sont
concentrés sur l’occupation du Capitole, mais
ils·elles ont encore utilisé la puissance jusqu’ici
négligée des manifestations de rue et de la
désobéissance civile pour perturber le gouvernement et
les milieux d’affaires. Des groupes de
salarié·e·s se préparent à aller en
prison pour défendre leur droit à élever le niveau
de lutte dans le Wisconsin.

    Mais les travailleurs·euses ont un pouvoir
sur l’économie comme sur la société
qu’ils/elles n’ont pas pleinement utilisé. La
grève serait en effet une arme puissante dans la lutte. Seuls
les enseignant·e·s du Wisconsin l’ont
déjà utilisée. Le secteur sud de la
Fédération centrale du travail du Wisconsin met en avant
l’idée d’une grève générale de
tous les syndicats de l’Etat. Pour être efficace, une
grève générale doit être appelée
avant le vote de la loi et doit être organisée de
manière à ce qu’elle bloque le gouvernement et
l’économie en même temps, tout en prenant en charge
les besoins élémentaires de la population du Wisconsin.

    Partout dans le pays, des centaines de milliers de
salarié·e·s se tournent vers le Wisconsin et
l’Ohio dans l’espoir d’y découvrir les moyens
nécessaires pour contrer l’assaut des Républicains
contre nos droits.

Dan La Botz *
Article paru le 28 février sur le site MRzine de la « Monthly Review ».

Traduit de l’anglais par Hadrien Buclin, titre et intertitres de la rédaction

* Dan La Botz est membre de Solidarity, organisation
liée à la IV e Internationale aux États-Unis. Il a
travaillé successivement comme sidérurgiste, chauffeur de
camion, puis enseignant d’histoire et d’études
latino-américaines. En tant que candidat pour le Sénat
dans l’État d’Ohio en 2010, il a obtenu
25 368 voix (0,68 %), arrivant en cinquième
position sur les 6 candidats. Dan La Botz sera présent comme
invité et intervenant lors de la prochaine Université de
printemps de solidaritéS, les 20-21-22 mai prochains.


« Ici vous faites l’Histoire et le monde entier vous regarde »

Je suis Tom Morello, un syndicaliste. Durant 22 ans, j’ai
milité dans la section 47 du syndicat des Musiciens (Musician
Union Local 47) à Los Angeles, et je suis fier
d’être membre de l’Industrial Workers of the World
(IWW) ; c’est un honneur d’être dans la rue à
vos côtés aujourd’hui. Lorsque j’étais
à l’aéroport quelqu’un m’a
demandé : « pourquoi vas-tu à
Madison ? » et j’ai répondu :
« parce qu’ils sont en train de faire
l’Histoire à Madison, c’est pour ça que
j’y vais ». Ma mère a enseigné pendant
40 ans à l’école publique dans l’Illinois.
Même si ma famille n’avait pas beaucoup d’argent,
nous avions toujours de quoi manger sur la table et de quoi nous
habiller, parce que ma mère était membre du syndicat des
enseignant·e·s du secondaire. Ce combat est pour moi
très personnel ! Je pense que l’avenir des droits
des travailleurs·euses de ce pays ne sera pas
décidé au Congrès, ni dans les tribunaux, pas plus
que sur les ondes radiophoniques ou par Fox News [chaîne de
télévision ultra-conservatrice]. Leur avenir sera
décidé dans les rues de Madison.  Ici vous faites
l’Histoire et le monde entier vous regarde !

Discours de Tom Morello
guitariste de Rage against the Machine, un des groupes de
rock parmi les plus engagés et les plus connus des années
1990. Tenu le 21 février 2011 à Madison. Traduction de la
rédaction. A voir sur www.youtube.com