Crise du capitalisme

Crise du capitalisme: l'heure de vérité

Nous sommes à la veille du troisième anniversaire de la chute de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, qui a marqué le début officiel de la crise proprement financière. Une nouvelle crise occupe le devant de la scène, celle de la dette souveraine. Il y a surendettement des Etats et celui-ci serait dû à l’impéritie des gouvernements, à leur laisser-aller en matière de dépenses. Il n’en est rien : la crise de la dette souveraine n’est qu’une prolongation de la grande crise qui a failli emporter le monde il y a trois ans. Avec l’éclatement de la bulle immobilière (en particulier US), la dette des ménages est devenue celle des organismes financiers, et celle-ci est devenue à son tour celle des Etats.

Par Isaac Johsua

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 192. Version PDF à télécharger en cliquant sur le lien suivant (300 Ko): cahierS émancipationS

L’incapacité des ménages à faire face à leurs obligations a mis en péril la sphère financière, et les Etats n’ont pas hésité une seconde à voler à son secours, sans poser aucune condition, suivant le bon vieux principe : « privatisation des profits, socialisation des pertes ». En Europe, selon la Commission pour recapitaliser les banques et éponger leurs actifs toxiques, 230 milliards d’euros auraient été dépensés par les Etats, soit un peu plus de 2 % du PIB de l’UE. Aux Etats-Unis, le Troubled Asset Relief Program (TARP) a accordé des aides à diverses institutions financières pour un montant de 700 milliards de dollars; parallèlement, la Fed (banque centrale américaine) a prêté à ces institutions au taux zéro pour plus de 2500 milliards de dollars. En octobre 2010, le coût total du seul sauvetage financier s’élevait à 7800 milliards de dollars.

Relance à crédit et baisse des recettes

La pelote empoisonnée du surendettement a ainsi été transmise de main en main, mais elle n’a pas disparu pour autant, au contraire. A cette lourde charge s’est ajouté l’effet mécanique du recul de l’activité sur les finances publiques, un effet qui tarit les recettes fiscales et pousse les dépenses publiques à la hausse. Le tout sans oublier le poids écrasant des divers plans de relance. En 2008, 27 % du PIB mondial auraient ainsi été injectés pour sauver le système en perdition1. La Chine à elle seule a mis en œuvre un plan de relance de 585 milliards de dollars.

    Il y a une filiation entre la crise immobilière et celle des Etats, comme l’atteste l’évolution du poids du déficit public dans le PIB. De 2005 à 2007, il demeure dans des limites tout à fait raisonnables pour la plupart des pays européens aujourd’hui sur la sellette. En réalité, l’extraordinaire bond de ce déficit est à dater de 2008 et 2009, avec le sauvetage des banques, les plans de relance à grands frais, et alors que s’enregistrent dans l’activité (et dans les recettes fiscales) les retombées de la grande crise du 21e siècle. Le déficit public de la zone euro dans son ensemble atteint -6,3 % du PIB en 2009 (il n’était que de -0,7 % en 2007). Pour l’OCDE, on passe de -1,3 % en 2007 à -8,2 % en 2009. Certains pays étaient même en excédent en 2007, y compris parmi les plus menacés aujourd’hui, comme l’Irlande ou l’Espagne. Certes, les innombrables dégrèvements consentis aux plus riches, l’asile offert aux profits, et la bride sur le cou à la finance ont aussi contribué à réduire les recettes fiscales et désarmé les puissances publiques à un moment crucial.

    Tout ceci est confirmé par l’évolution du total de la dette des administrations centrales en pourcents du PIB. En 2005, ce pourcentage se situe à des niveaux particulièrement bas pour certains pays (Irlande, Espagne, par exemple), à des niveaux particulièrement élevés pour d’autres (Grèce, Japon, par exemple). Mais, dans tous les cas de figure, ce ratio fait un véritable bond en 2009, voire même dès 2008. Le lien, là encore, est clairement établi avec la grande crise de ce 20e siècle débutant, qu’il s’agisse du sauvetage des banques sur frais publics, de plans de relance hors du commun ou de l’effondrement de recettes fiscales qui accompagnent la chute de l’activité.

Course à l’austérité et spirale dépressive

Pour tenter d’endiguer le mouvement de défiance, un fonds européen a été créé. Un premier soutien de 110 milliards d’euros a été accordé, au printemps 2010, à la Grèce (dont la dette publique s’élevait à 140 % du PIB). Depuis, la menace s’étend aux dettes publiques de l’Irlande (114 % du PIB), du Portugal (93 %), de l’Espagne et de l’Italie (120 %) du PIB. (…). Le 21 novembre 2010 l’Irlande chute à cause de ses banques et obtient une aide de 85 milliards d’euros de l’UE et du FMI. Le 7 avril 2011, le Portugal est atteint à son tour ; le 3 mai 2011, il reçoit une aide de 78 milliards d’euros de l’UE et du FMI, alors qu’il a fini l’année 2010 avec un déficit public de 9,2 % du PIB et une dette publique de 160 milliards d’euros. Partout, en contrepartie de cette « aide », d’énormes sacrifices sont demandés, partout c’est aux populations de régler les frais d’une crise qui n’est pas la leur, et jusqu’au dernier centime.

    Sous la pression des « marchés », chaque pays veut donner l’exemple de la rigueur. Il a suffi que l’Italie soit menacée par la spéculation, pour qu’un deuxième plan d’austérité (de près de 48 milliards d’euros) soit voté dans la précipitation, le 15 juillet 2011 : nouvelles privatisations, gel des salaires et de l’embauche des fonctionnaires, et réduction des dotations des collectivités. Cette mécanique du « bon élève » est un terrible cercle vicieux: les réductions massives de dépenses publiques dans tous les pays (y compris aux USA), la course à l’austérité, contribuent à réduire l’activité. Par exemple, les mesures appliquées en contrepartie de l’« aide » financière accordée au Portugal devraient entraîner deux années de récession (2011-2012). La réduction de l’activité entraîne celle des recettes fiscales, aggravant in fine le déficit. Les « marchés », qui poussent à la réduction des dépenses, constatent le creusement du déficit et exigent des taux d’intérêt de plus en plus élevés pour prêter à l’Etat concerné, alourdissant la charge de la dette.

    Ainsi, le 11 juillet 2011, les taux à dix ans espagnols et italiens ont atteint des records historiques, entre 5,5 % et 6 %. Le 2 août 2011, nouveaux records pour les obligations espagnoles (6,3 %) et italiennes (6,2 %). L’écart avec le taux de référence de l’Allemagne (2,4 %) atteignait un nouveau record. Une situation à terme intenable. Au même moment, les taux à 10 ans portugais grimpaient à 10,7 % et ceux de la Grèce étaient stables à 14,5 % ! Et les choses vont vite: le 27 juillet, l’émission par le trésor italien de 942 millions d’euros de titres à dix ans avait été placée à 4,1 %, alors que la dernière opération similaire, datée du 27 mai, l’avait été à 2,5 %. A ce rythme, le financement du déficit italien par les marchés deviendra vite prohibitif.

Un Etat providence pour la finance

Dans cette fuite en avant, un seuil a été franchi par le sommet européen de Bruxelles du 21 juillet 2011. Un nouveau plan d’aide à la Grèce de 109 milliards d’euros y a été mis sur pied. La durée des nouveaux comme des anciens prêts consentis à ce pays a été allongée pour être portée de 7,5 années à 15 ans. Le taux auquel ces prêts sont accordés (près de 6 %) a été réduit à 3,5-4 %. L’Irlande et le Portugal, eux aussi « aidés » par l’Europe, sont logés à la même enseigne. Quant au Fonds européen de stabilité financière (FESF), il s’est vu attribuer de nouvelles missions. Il pourra prêter aux gouvernements pour les aider à recapitaliser leurs banques, ou même prêter directement aux banques en difficulté. Ainsi la même politique désastreuse est poursuivie.

    L’aide à la finance est massive, inconditionnelle et d’incroyables sommes continuent à y être déversées sans qu’aucune contrepartie ne soit exigée, aucune limitation, aucune réglementation. Par contre, des sacrifices inouïs sont demandés aux peuples sur lesquels s’abattent plans d’austérité, privatisations, destruction du secteur public. Le tout sans conduire à une sortie de crise : le Financial Times estime que l’ensemble des mesures du sommet ne parviendra à diminuer l’endettement de la Grèce que de 7 % (10 à 20 % selon d’autres sources2), mais nous sommes loin du compte. En 2010, la Grèce a enregistré un déficit public égal à 10,4 % de son PIB, au lieu des 9,6 % initialement prévus. Sa dette publique doit dépasser les 150 % du PIB en 2011, et elle continuera d’étrangler un pays mis à genoux sur les plans économique et social.

    Le sommet du 21 juillet poursuit donc une orientation néfaste, et s’il représente un tournant, c’est sur un autre terrain : pour la première fois, une contribution a été exigée du secteur privé, banques et autres organismes financiers. Il faut y voir le résultat des pressions exercées par les contribuables excédés, mais aussi la prise de conscience de la gravité du problème et de l’impossibilité de continuer à y faire face avec les vieux expédients. Il a été décidé que les dettes de l’Etat grec ne seraient pas honorées selon les modalités initialement prévues et que les créanciers auront le choix entre échanger leurs titres contre des titres de maturité plus longue (30 ans), reconduire à l’identique les titres arrivés à échéance, ou vendre leurs titres sur un marché de l’occasion, avec une décote.

    Dans ce dernier cas de figure, le FESF serait amené, à nouveau, à intervenir, en se portant acquéreur de ces créances « d’occasion ». Il est vrai qu’au cours de ce sommet, il a été prévu que tout rachat de ce type devrait être autorisé par l’unanimité des pays de la zone euro. Il n’en demeure pas moins que les banques pourraient ainsi se débarrasser à bon compte d’une part de leurs actifs « toxiques », les frais étant à la charge du contribuable européen. On pourrait même dire qu’elles seraient incitées à le faire, prenant d’autant plus de risques dans leurs placements qu’elles sont certaines de pouvoir se dégager à bon compte. (…)

Si les Etats peuvent faire faillite…

Le véritable tournant que représente le sommet européen du 21 juillet est ailleurs: pour la première fois, la porte du défaut souverain a été ouverte. Les estimations les plus diverses circulent à ce sujet. Le nouveau plan d’aide à la Grèce s’élèverait à près de 160 milliards d’euros, dont 109 milliards fournis par l’Europe et le FMI, le reste provenant des créanciers privés. De son côté, l’Institut de la finance internationale indique que les banques créancières de la Grèce apporteraient 135 milliards entre 2011 et 2020, et sur ces 135 milliards, 54 d’ici à 2014. Les banques et assureurs européens subiraient une décote de 21 % sur la dette grecque qu’ils détiennent. Mais peu importe pour l’instant les précisions chiffrées.

    Peu importe aussi si le défaut est dit partiel ou sélectif. L’important, c’est qu’il est avéré. Il est vrai que le lobby financier a fait son œuvre et que le sacrifice demandé aux banques prêteuses est de bien faible ampleur : l’ensemble des provisions sur les titres grecs ne coûterait qu’un milliard quatre cents millions d’euros aux banques françaises et 843 millions aux banques allemandes. Il n’en demeure pas moins qu’un créancier de l’Etat grec n’est désormais plus certain d’être remboursé, pour le montant prévu et à la date prévue. Déjà le 22 juillet, l’agence de notation Fitch a annoncé son intention de placer la Grèce en défaut partiel. Le 25 juillet, c’est au tour de Moody’s d’annoncer que la Grèce est à un cran du défaut de paiement, et que cela sera le cas une fois l’échange entre les anciens titres de la dette grecque et les nouveaux effectué.

    Un tel défaut peut avoir d’énormes conséquences. Il fragilise les nombreuses banques qui, grisées par l’appât du gain, ont engrangé de grandes quantités d’obligations publiques grecques. (…). Le danger est de taille, et pourtant la véritable menace est encore ailleurs. Les participants au sommet européen ont peut-être le sentiment d’avoir sauvé la Grèce, mais dans la mesure où il y a défaut, la méfiance des marchés pourra se reporter immédiatement sur le pays suivant de la liste (Irlande, Portugal, etc.), et la chute des dominos reprendre son cours. Admettre le défaut de la Grèce, c’est admettre l’échec de toute la stratégie mise en œuvre jusqu’à présent ; c’est jeter le doute sur la capacité de cette stratégie de s’attaquer aux problèmes des autres pays de la zone euro. L’insistance du communiqué final du sommet européen sur le cas unique que représenterait la Grèce montre bien d’où vient le péril.

Une crise dans la crise

Le soutien apporté à la Grèce pourra beaucoup plus difficilement être apporté aux autres pays européens menacés, compte tenu de leur taille et de l’ampleur de leur endettement. Ce serait un véritable mur de la dette qui s’abattrait, face auquel aucun FESF ne résisterait, quelle que soit sa dotation (fixée aujourd’hui à 750 milliards d’euros, mais avec une garantie effective de prêts de 440 milliards d’euros). De ce point de vue, un seuil a été franchi quand, en juillet 2011, la méfiance des investisseurs s’est tournée vers l’Italie, car celle-ci pèse à elle seule plus de deux fois plus lourd que l’ensemble des trois pays qui ont été « aidés » à ce jour (Grèce, Irlande, Portugal).

Nous sommes donc face à une crise dans la crise. Parce que la Grèce inaugure le défaut souverain et parce que l’inclusion de l’Italie dans le cercle de la menace montre que, même en réunissant ses forces, l’UE ne pourra pas sauver tout le monde. José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, a fini par reconnaître que la crise de l’endettement était celle de toute l’Europe et pas seulement celle de sa périphérie. Il faut aller plus loin et admettre le caractère universel de la crise du surendettement public, qui n’est rien d’autre qu’une manifestation du caractère universel de la crise de 2008-2009. Si Etats-Unis et Japon ont échappé pour l’instant à la vindicte des marchés, c’est du fait d’un effet de réputation: comment imaginer que deux des principales puissances économiques mondiales pourraient faire défaut ?

La dette publique du Japon est détenue pour l’essentiel par des nationaux, ce qui la rend beaucoup plus stable et moins sujette aux mouvements spéculatifs. Pourtant, autant que l’Europe, les Etats-Unis que le Japon sont concernés par le surendettement. Début 2011, la dette publique nippone battait tous les records à 229 % du PIB ; et au premier trimestre 2011, le déficit de l’Etat fédéral US (net borrowing) se montait à 9,1 % du PIB, à la mi-mai, sa dette publique atteignait sa limite légale (14 294 milliards de dollars, soit le 96 % du PIB). Cette limitation levée, l’endettement public américain a bondi à 14 581 milliards dès le 2 août3. On se rapproche des 100 % du PIB et ce pourcentage devrait être de 103 % en 2012 (FMI). Ce ratio était encore de 64,4 % en 2007 et c’est très clairement sous l’effet de la crise de 2008-2009 que l’emballement a eu lieu.

Keynes n’était pas au rendez-vous

Bien qu’étant une conséquence logique de cette situation, la décision de l’Agence de notation Standard and Poor’s de dégrader la note de la dette publique US a fait l’effet d’une bombe. Le 5 août 2011 cette note est passée de AAA à AA+, le tout sous perspective négative. Une décision qui va augmenter le coût des emprunts US (et aggraver leur surendettement), pousser les taux d’intérêt à moyen et long terme à la hausse, menacer l’édifice financier mondial (qui repose pour part sur le classique bon du trésor américain), dévaloriser le patrimoine de ceux qui détiennent des titres de la dette publique US (à commencer par la Chine), rendre plus difficile le financement du déficit extérieur US, et surtout accroître massivement le sentiment de défiance à l’égard des titres publics, quels qu’ils soient: si l’on ne peut plus avoir une confiance absolue dans les USA, quelle confiance accorder aux autres Etats ? Ce qui renchérira le financement de tous les déficits publics et poussera, plus de pays encore vers le défaut de paiement. Ceci sans compter le coup porté à la confiance des agents économiques, qui hésiteront encore plus que par le passé à investir ou à consommer.

    Dans une perspective keynésienne, certains pensaient que la politique budgétaire, celle des plans de relance et des déficits publics, avait été la solution miracle à la crise, un remède que l’orthodoxie avait empêché d’appliquer en 1929 et qu’on avait eu le courage de mettre en œuvre aujourd’hui. Il apparaît maintenant que l’endettement public ainsi généré n’est rien d’autre que la forme particulière prise par une crise qui poursuit sur sa lancée, revêtant un déguisement après l’autre. De fuite en avant en fuite en avant, du temps a été gagné, les échéances repoussées, en passant de la crise de la nouvelle économie à celle de l’immobilier, du surendettement des ménages à celui des banques, enfin du surendettement de ces dernières à celui des Etats.

    Mais l’onde du déséquilibre échappe désormais au contrôle, les Etats sont la dernière digue, et celle-ci est en train de céder. Voici venue l’heure de solder les comptes : « On peut () se demander si la prochaine forme que prendra la crise ne sera pas celle, catastrophique, de la méfiance à l’égard des placements en bons d’Etat, habituellement considérés comme parfaitement sûrs. Jusqu’ici, il est vrai, le flot de capitaux quittant la Bourse ou refusant d’acheter des obligations d’entreprise s’est massivement reporté sur les emprunts d’Etats, qui ont pu se financer à bon compte. Mais le risque augmente aussi de ce côté-là et son appréciation devient plus claire (). Plus augmente la masse de l’endettement public, et plus il faudra payer cher pour continuer à s’endetter. Les Etats peuvent intervenir pour sauver le système capitaliste, ce qu’ils ont fait jusqu’ici, sans se gêner. Mais qui sauvera les Etats eux-mêmes, si leur crédibilité économique est menacée ? Ils sont le dernier rempart ; derrière, il n’y a plus rien »4. (…)

    L’heure de vérité a sonné de part et d’autre de l’Atlantique, parce que la crise continue, en prenant d’autres déguisements et que les expédients utilisés pour reporter les échéances sont en voie d’épuisement. En Europe, cette crise prend surtout la forme du surendettement public, aux Etats-Unis celle d’un étouffement de la croissance. Mais la décision de Standard and Poor’s de dégrader la note US en dit long sur le caractère universel d’une crise mondialisée. Le dernier rempart, celui des Etats, est en train de céder. Mordant la main qui les a nourris, les « marchés » exigent d’être sauvés sur fonds publics, puis n’hésitent pas à se ruer sur ces mêmes Etats qui les ont secourus.  (…) Derrière des Etats désarmés, on voit maintenant apparaître clairement les lois implacables du système capitaliste, celles dictées par la soif inextinguible de profit, un système menacé d’effondrement et qui risque d’entraîner l’humanité tout entière dans sa chute.

Que faire ?

Ce n’est pas ici le lieu d’énoncer l’intégralité d’un programme qui passerait en revue toutes les mesures nécessaires, certaines qui découlent directement de la situation actuelle, d’autres qui en sont la conséquence logique, d’autres encore qui s’attaquent au système capitaliste dans ce qu’il a de plus fondamental. Cela serait utile, mais le feu est à la maison et il faut mettre en œuvre l’indispensable quitte à ce que, à partir de là, d’autres voies soient ouvertes sur un autre horizon. Il faut – priorité des priorités – éteindre l’incendie de la dette. Il faut – geste de survie – maîtriser la finance, l’empêcher de nuire, une bonne fois pour toutes. Il faut – préparation de l’avenir – jeter les bases d’un redémarrage, de façon à assurer l’emploi.

    L’urgence absolue est de faire face au problème de la dette publique. Trois points sont essentiels :
1 Quel que soit le pays, il faut décréter un moratoire sur la dette existante et la soumettre à un audit, pour porter un jugement circonstancié et déterminer quelles dettes seront remboursées et quelles ne le seront pas. Une partie substantielle de la dette, cela est clair, devra être répudiée. Le reste sera soumis à restructuration : rééchelonnement, réduction, plafonnement, etc.

2 Réformer dans les plus brefs délais les statuts de la BCE, pour permettre le financement monétaire du déficit public (achat par la BCE des titres de la dette publique lors de leur émission).

    La BCE procède déjà à des achats de tels titres, mais il s’agit surtout du « marché de l’occasion », où les titres achetés par les banques sont revendus. Ce qui permet aux banques, tout à la fois, d’exiger une prime de risque lors de l’achat du titre et d’être assurées ensuite de pouvoir le revendre. Le financement monétaire du déficit enlèverait son pouvoir de chantage à la finance.

3 En matière de déficit public, il faut redresser la situation, surtout s’il faut renoncer aux fonds fournis par les marchés. Une réforme fiscale d’ampleur s’impose, pour revenir sur les avantages consentis aux patrons et taxer fortement les hauts revenus, les profits des sociétés et les patrimoines des riches.
    La crise l’a montré de façon éclatante et désastreuse: il faut ligoter la finance. Ce qui, outre l’interdiction de la titrisation des créances et des fonds spéculatifs, implique la levée du secret bancaire, la chasse aux paradis fiscaux et la constitution d’un grand pôle bancaire public par la nationalisation d’un nombre significatif de banques en position dominante. L’appareil bancaire doit être soumis à un contrôle sévère, la séparation entre banques de dépôts et banques d’affaires, restaurée. Il faut taxer les transactions financières, instaurer le contrôle du mouvement des capitaux. Il faut interdire les ventes à découvert, qui permettent la spéculation sur titres. Il faut aussi placer les Bourses en position subordonnée, ce que nous pouvons obtenir par une taxation renforcée des plus-values, l’introduction d’un délai entre l’achat et la revente des actions ou carrément la non cessibilité des titres émis. Il faut enfin mettre les banques centrales et toutes les institutions financières sous le strict contrôle des pouvoirs publics.

    Si l’on ne veut pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets, il faut rompre avec le modèle de la mondialisation libérale. Ce qui suppose bien des choses qu’on ne peut développer ici, qu’il s’agisse du droit de propriété de l’entreprise, d’une autre mondialisation (et d’une autre Europe), du périmètre des biens communs ou encore de la crise écologique. Mais l’indispensable, le socle à partir duquel bâtir, c’est un nouveau rapport salarial. En effet, il faut un nouveau partage de la valeur ajoutée, radicalement différent de l’actuel, pour assurer les bases d’un autre développement. Il faut aussi stabiliser le marché du travail, en rétablissant la prépondérance des CDI, en confinant les diverses formes du travail précaire, en encadrant strictement les licenciements. Il faut garantir les acquis sociaux, en finir avec les politiques d’austérité, reconstituer des services publics dignes de ce nom.

    Voilà le plus urgent. L’accomplir serait déjà énorme, mais s’en tenir là serait illogique. Ne voit-on pas que derrière tel ou tel « excès » de la finance, il y a l’esprit d’un système, le capitalisme ? Ne voit-on pas que, derrière la mondialisation libérale, il y a encore et à nouveau les exigences d’un système, le capitalisme ? La crise actuelle a déjà suscité d’immenses souffrances dans le monde. Ses nouveaux développements sont, de ce point de vue, terriblement menaçants. Il est temps de tirer un trait, il est temps de changer d’horizon. 

Isaac Johsua

Il s’agit d’une version raccourcie et adaptée d’un article publié le 7 août 2011 sur le site de la LCR belge (www.lcr-lagauche.be). Son auteur est maître de conférences en sciences économiques à l’Université Paris XI, membre de la Fondation Copernic et du Conseil scientifique d’Attac-France. Il a publié, entre autres, Le grand tournant. Une interrogation sur l’avenir du capital, PUF, Actuel Marx, Paris 2003 et Une trajectoire du Capital. De la crise de 1929 à celle de la nouvelle économie, Syllepse, Paris 2006.


1 Intervention de Jean-Claude Trichet, Président de la BCE, aux Rencontres économiques d’Aix, rapportée par Olivier Lecomte, La Tribune, 11 juillet 2011
2 Martine Orange, Mediapart, 26 juillet 2011
3 AFP, 4 août 2011. La dette prise ici en compte cumule celle de l’Etat fédéral américain et celle des Etats qui constituent l’Union, ainsi que celle des administrations locales.
4 Isaac Johsua, La grande crise de XXIe sipcle. Une analyse marxiste, Paris La Découverte, p. 118, 119