La note «repère clair et lisible», c’est le miroir aux alouettes!

La note «repère clair et lisible», c’est le miroir aux alouettes!

Le débat sur l’école, initié par l’entretien réalisé avec Dario Lopreno, continue avec une contribution de Charles Heimberg, en réaction au courrier de Rita Bichsel, paru dans notre précédent numéro. (réd)

Le texte de Rita Bichsel, membre du Comité de l’ARLE (Association Refaire l’Ecole), paru dans solidaritéS, est rempli de certitudes qui prétendent relever du bon sens. Mais suffit-il qu’une affirmation arbitraire soit crue par le plus grand nombre pour qu’elle soit scientifiquement avérée? Le postulat sans nuances d’une note chiffrée qui constituerait un «repère clair et lisible» en matière d’évaluation des élèves est ainsi lancé comme une vérité définitive, sur le ton habituel des adeptes du populisme pédagogique. Pourtant, ce postulat ne repose sur aucun fondement et constitue un déni obstiné des résultats de toutes les recherches sérieuses dans ce domaine. Et au-delà de ce dogme arbitraire, il n’y a pas de vernis soi-disant progressiste et anti-libéral qui puisse faire illusion.

Une conception dépassée des savoirs

Mais qu’est-ce donc que cet «enseignement structuré et rigoureux» dont se réclame Rita Bichsel? Il servirait à garantir pour chaque élève l’accès à un «patrimoine permanent» dans le cadre d’une «progression claire et cumulative». Cette formule cache mal une conception des savoirs qui est complètement dépassée et a déjà fait passablement de dégâts sociaux, culturels et citoyens. Non, les savoirs qui se construisent à l’école, pour l’essentiel, ne sont pas cumulatifs, leur construction n’est pas linéaire, ce ne sont pas des vérités définitives et intangibles qui se déverseraient l’une après l’autre, l’une sur l’autre, que l’élève devrait absorber dans un certain ordre, et restituer dans le même ordre, pour se conformer à son métier d’élève. Cette méthode rigide fonctionne peut-être encore un peu pour quelques élèves socialement privilégiés qui sont étroitement encadrés par leur milieu social afin de les aider à subir l’épreuve de la mémorisation à court terme. Mais elle ne peut pas avoir d’efficacité pour la plupart des élèves. En outre, et surtout, elle ne forme aucun sens critique et relève ainsi d’une vision moutonnière de l’école et de ses finalités. Enfin, elle ne fonctionne plus vraiment avec des élèves qui ont désormais des droits, reconnus dans une convention internationale, et ne peuvent plus être traités comme des oies à gaver ou des réceptacles passifs.

L’éternelle litanie du niveau des connaissances qui baisserait nous est aussi à nouveau servie. Elle ramène tout droit à ce très vieil objectif que la pédagogie n’a jamais encore vraiment atteint tout en ne cessant de l’appeler de ses vœux: mieux vaut une tête bien faite qu’un tête toute pleine, mieux vaut par conséquent concentrer les apprentissages sur une quantité un peu plus restreinte de données, mais en développant avec tous les élèves un travail qualitatif plus approfondi, susceptible de leur faire construire du sens, c’est-à-dire une véritable capacité de mise à distance et de réflexion critique. Il n’est pas vrai non plus qu’il leur faille tout savoir avant de réfléchir ou d’engager des stratégies de recherches. C’est aussi, c’est d’abord cette réflexion et cette démarche de recherche qui leur permettent d’apprendre d’une manière solide et prolongée. Ainsi, s’ils ont été effectués avec rigueur, les quelques pas en avant qui ont pu être accomplis ces dernières années dans cette perspective n’ont certainement pas pu faire baisser le niveau de connaissances et de compréhension des élèves, ni leur sens critique, bien au contraire. Même si ces élèves savent sans doute moins de dates en histoire, moins de noms de capitales en géographie, etc.

L’habituelle réthorique populiste

Les propos de Rita Bichsel sont très simplificateurs et désignent une soi-disant «vague novatrice», des réformes et des objectifs pédagogiques, en mettant tout dans le même sac, sans la moindre nuance. C’est la rhétorique populiste habituelle des milieux réactionnaires de l’ARLE, cette triste association qui inspire le parti radical et l’essentiel de la droite genevoise pour quelques projets de réduction de l’offre éducative et de régression autoritariste des pratiques scolaires.

«Le groupe SSP enseignement est engagé dans la campagne contre l’initiative de l’ARLE, mais aussi pour une amélioration des conditions du travail des enseignant-e-s et contre toute mainmise du marché sur l’éducation, autour des cinq repères suivants:

  • Pour une évolution des structures de l’école publique permettant de mieux lutter contre la sélection, la reproduction sociale et toutes les discriminations.
  • Pour des contenus scolaires ouverts, permettant la discussion, la réflexion et la construction d’un esprit critique.
  • Pour des pratiques d’évaluation plus démocratiques, transparentes, favorisant de solides apprentissages et la réussite du plus grand nombre possible d’élèves.
  • Pour un arrêt des réductions et du blocage budgétaires afin de donner les moyens à l’école publique de remplir son mandat démocratique.
  • Pour qu’une évolution progressiste de l’école genevoise soit rendue possible par un cadre de concertation et de dialogue, en assurant une cohérence suffisante mais sans privilégier la hiérarchie et l’autoritarisme.

Comité du groupe SSP enseignement, 2004»

Or, la réalité du champ pédagogique est bien différente. Il y a en effet des questions cruciales qui se posent sur l’école et de vraies contradictions parmi celles et ceux que d’aucuns désignent comme les «pédagogistes». Par exemple, un plan cadre romand, le PECARO, qui devra définir ce que tous les élèves doivent savoir à la fin de la scolarité obligatoire est actuellement en consultation. Il prévoit d’introduire un domaine de formation générale qui comprendrait des contenus relatifs à la santé, à l’environnement, à la citoyenneté ou encore à l’orientation professionnelle en dehors de toute référence aux disciplines scolaires et à leurs modes de pensée. Ce principe débouche sur des objectifs normatifs et prescriptifs: les élèves doivent adopter les bons comportements, face à leur santé ou à la nature, ils doivent aussi être de bons citoyens respectueux et savoir s’adapter aux filières ségrégatives qui leur sont proposées en fin de scolarité obligatoire. Mais pas question de leur expliquer pourquoi et d’aborder ces problèmes dans le cadre d’analyses fondées sur les regards particuliers sur le monde que proposent les disciplines scolaires, l’histoire, la géographie ou la biologie, par exemple.

Cette vision utilitariste et normative de l’école n’est pas la meilleure pour la démocratie. Il y a là, en effet, un énorme enjeu de société, bien plus important que cette controverse stérile autour des réformes scolaires qui nous est imposée par les milieux réactionnaires de l’ARLE

La note: subjective et arbitraire

Mais revenons à l’évaluation et à la vision simpliste de Rita Bichsel. Il est certes incontestable que l’on peut faire le pire avec ou sans notes. Mais je ne suis pas sûr que l’on puisse faire le meilleur avec des notes. La notion de moyenne annuelle, induite par les notes, est déjà une aberration, qui ne permet pas de mesurer les progrès réels de l’élève. Cela dit, même sans moyennes, on ne pourra faire que le pire avec des notes chiffrées si l’on se base sur les certitudes de Rita Bichsel, c’est-à-dire si l’on refuse de reconnaître, pour essayer de la maîtriser sans se raconter des histoires, la part d’arbitraire et de subjectivité qui marque forcément ce type de mesures des performances scolaires. La note sans jamais recourir à des moyennes et en utilisant des critères explicites et transparents, annoncés à l’avance, pourrait à la limite être praticable dans certains cas, et à certaines conditions. Mais cette «note claire et lisible», prétendant à l’objectivité, c’est le miroir aux alouettes, et ce n’est pas sérieux!

Le vrai problème que pose l’évaluation des élèves, c’est d’abord celui d’un certain manque de transparence et d’une communication insuffisante sur les apprentissages réels de l’élève. Il n’y a ainsi pas lieu de s’étonner que l’évaluation puisse susciter de l’inquiétude alors que ce qui est en jeu, c’est la sélection des élèves, la mise à l’écart de celles et ceux qui sont désignés comme les moins performants et les conséquences sociales et personnelles de cette mise à l’écart. C’est donc d’abord à ces questions qu’il faudrait apporter des réponses, sans faire dire à des codes chiffrés ce qu’ils ne peuvent pas dire, et en faisant évoluer l’école.

Dans le contexte genevois actuel, on ne peut pas rester indifférent à la question de la note scolaire. L’initiative de l’ARLE pour les notes chiffrées et contre les cycles d’apprentissage, vise en effet toutes les tentatives de réformes d’aujourd’hui et de demain. Une victoire de cette initiative marquerait ainsi un coup d’arrêt à toutes les velléités de changement au sein de l’école, à tous les efforts pour ne laisser aucun élève en échec. Et elle ne réglerait rien des inquiétudes légitimes des élèves et de leurs parents dans la société actuelle. Le refus sans ambiguïté de cette initiative est donc la moindre des choses dans une perspective qui se voudrait progressiste.

Quant au débat sur l’école, il devrait être mené en combattant le populisme et la démagogie, mais aussi en tenant compte de la complexité du problème, non seulement sur le plan du droit à l’accès aux savoirs et à la pensée critique, mais aussi sur le plan des contenus, comme le groupe enseignement du SSP s’efforce de le faire autour de cinq repères (voir encacré).

Charles HEIMBERG