Contre la logique du capital: Sauver l'humanité et la nature
Contre la logique du capital: Sauver l’humanité et la nature.
Dans un entretien avec lhebdomadaire «Brasil de Fato», le philosophe hongrois István Mészáros1 nous met en garde contre les perversités du capitalisme contemporain. Le monde est prisonnier dune spirale destructrice, la logique du capital, qui peut entraîner sa disparition. On détruit la nature, en pensant stimuler la production de marchandises nécessaires au bien-être humain. On justifie des attaques militaires, qui causent des massacres, comme si cétait la seule manière darrêter la violence. De telles anomalies ne révoltent pas la majorité de la population, car elles sont dissimulées de manière à troubler leur compréhension. De lavis dIstvan Mészáros, cela se nomme aliénation. «Une perte de contrôle sur les activités humaines, que nous pourrions et devrions contrôler».
Dans «La théorie de laliénation chez Marx», vous affirmez que problématiser le concept daliénation est devenu une nécessité historique. Pourquoi?
La survie de lhumanité est menacée, non seulement en raison de la puissance militaire de certains pays, mais aussi en raison de la destruction de la nature. Nous devons modifier radicalement notre mode de vie, sous peine de disparaître. Nous en sommes arrivés à ce point en raison de lexistence dun pouvoir, par lequel nous sommes aliénés, qui contrôle le système social, au lieu de nous laisser diriger notre destin. De puissants intérêts économiques déterminent notre type de rapports avec la nature, nous menant ainsi à notre propre destruction. Lors de ECO-92 (sommet international tenu en 1992 à Rio de Janeiro), plusieurs promesses furent faites par les gouvernements, y compris celui des Etats-Unis, pour arrêter la destruction de lenvironnement. Mais ces promesses restèrent sans effet, après le refus du président Georges Walker Bush de signer le protocole de Kyoto2, bien quil ait reconnu la responsabilité des Etats-Unis pour un quart des dommages causés à la nature. Cette destruction est irréversible!
Le capitalisme contemporain fonctionne selon une logique de production destructrice. La machine du système ne sarrête pas, mais son fonctionnement est pervers, puisquil épuise la planète.
Les Etats-Unis jouent un rôle déterminant dans la direction du pouvoir aliéné qui régit le destin de la population mondiale. La majorité des autres pays ne vaut guère mieux, mais ils ne réussissent pas à concurrencer lEmpire. En même temps, la situation des Etats-Unis comme super-puissance est paradoxale, car ce pays connaît de grandes difficultés économiques, qui se traduisent par lexistence dune dette catastrophique, quon ne sait comment payer. Ils en paient les intérêts avec largent tiré dautres pays, grâce à des accords de commerce injustes ou des interventions militaires. Auparavant, le capitalisme se targuait dêtre une destruction productive, mais sa manifestation impérialiste se nourrit dune logique de production destructrice. Laliénation, absolument dominante, est la base de cette logique perverse.
Pourquoi avez-vous décidé de baser votre analyse sur les «Manuscrits économiques et philosophiques», rédigés en 1844 par Karl Marx?
Cette oeuvre représente le moment de maturation de la théorie du capital, que Marx présentera ultérieurement dans dautres textes, comme «Le Capital». Elle affirmait que le monde sacheminait vers la capacité de son autodestruction.
Aujourdhui, il existe un pouvoir militaire, qui peut nous détruire plus de mille fois. Il y a quelques décennies, lorsque les Etats-Unis et lUnion Soviétique se disputaient lhégémonie mondiale, on parlait dune théorie de la destruction mutuelle assurée. Le pouvoir nucléaire de ces deux puissances maintenait un certain équilibre planétaire. Aujourdhui, une douzaine de pays au moins disposent darmes nucléaires et la possibilité dun affrontement avec des bombes atomiques ne peut être écartée. Les théoriciens du Pentagone que je ne peux que considérer comme des fous défendent lusage darmes de destruction massives contre les pays qui résistent à la domination totale des Etats-Unis. Ces théories débouchent sur des situations comme celle de lIrak, où ont déjà péri plus de 100 000 personnes. Linsanité, comme base de réflexion du Pentagone, est devenue la logique dominante des relations internationales.
Comment définissez-vous laliénation?
La perte de contrôle sur les activités humaines, que nous pourrions et devrions contrôler. Le système social est une construction humaine et devrait donc être contrôlé par les humains, mais il est loin de nous, hors de notre portée, il est aliéné et parfois usurpé.
Comment exercer ce contrôle?
Il ne doit pas se faire sous lhégémonie du pouvoir du capital. Laliénation nest pas quelque chose de magique, qui tombe du ciel, elle fait partie fondamentalement de ce que jappelle le métabolisme social de lhumanité. Laliénation est un type de contrôle du capital, qui ne se préoccupe pas du destin planétaire, mais de sa propre reproduction indéfinie. Il est ironique de constater que lhumanité a réussi à développer des instruments suffisants pour sa survie, pour que tous aient à manger, mais que ces instruments sont utilisés pour stimuler une réalité destructrice. La logique du capital consiste à stimuler laliénation, afin que la population accepte ce paradoxe. Laliénation mène à la rationalisation de linsanité, cest-à-dire quelle crée lillusion dêtre lordre correct des choses. Cest de cette manière que se génère lidéologie dominante. Au début de linvasion de lIrak, la justification était lexistence darmes de destruction massive. Trois années plus tard, nous voyons les massacres, les ruines, la souffrance, mais aucune trace de cet armement. Cette absurdité a été rationalisée, en empêchant la révolte de ceux qui croyaient les justifications du gouvernement états-unien. Même ainsi, laliénation réside aussi dans le fait daccréditer lidée que les problèmes de lhumanité peuvent être résolus par la violence. Le changement de cette domination, qui met en danger la survie de la planète, dépend dune action révolutionnaire qui surpasse la logique du capital. Deux éléments peuvent créer cette action révolutionnaire: la défense de la nature et la résistance au bellicisme.
Dans les «Manuscrits de 1844», Marx parle de différentes formes daliénation, mais il met laccent sur celle des humains par rapport à eux-mêmes et à leurs semblables. Comment penser à une action révolutionnaire, si nous sommes dispersés et atomisés?
La logique du capital force les humains à une compétition destructive. En soi, la compétition nest pas mauvaise. Elle peut permettre de dépasser nos limites et déboucher sur de nouvelles formes de coopération. Aujourdhui, la compétition est antagonique: chacun craint toujours dêtre détruit. Elle crée une vague de peur, qui sert de support à des gouvernements autoritaires. La base de notre vie sociale est la production et la reproduction des conditions de notre survie, elle demeure hors de notre contrôle. Ici, à nouveau, il y a aliénation. La notion déconomie, fondamentale pour notre vie, est déviée. Auparavant, elle signifiait épargner. Aujourdhui, elle signifie consommer, au dernier niveau possible. Briser laliénation implique de se référer aux définitions historiques communes, en montrant la trajectoire de la connaissance de chaque concept et pratique.
LUnion soviétique, la Chine et la Yougoslavie des pays qui se revendiquaient du communisme ne se sont pas davantage préoccupés de la nature que les capitalistes…
Il ny a jamais existé des pays réellement communistes. De fait, ces trois pays ont défié le capitalisme, mais ils ne se sont jamais déliés du pouvoir du capital. Ils ont trouvé dautres façons de le faire exister. Lun des pays qui ont le plus dévasté lenvironnement a été lUnion Soviétique, qui a pollué dimmenses territoires. La construction du socialisme ne peut être dissociée dun souci écologique, base de notre survie. La question nest pas de renverser le capitalisme ou les Etats capitalistes, qui peuvent être facilement renversés, mais de créer un nouveau pouvoir qui affronte la logique du capital. LUnion Soviétique prouve que les Etats capitalistes peuvent être renversés et ensuite restaurés. La racine du problème ne se trouve pas dans le capitalisme un système récent dans lhistoire humaine mais dans la logique du capital. Les pays que vous citez se disaient communistes, mais ils maintenaient la logique de production destructive. Ils pensaient quil fallait produire plus que les Etats-Unis, contrôler davantage de sphères dinfluence. En réalité, ils ont suivi la même logique. Ils nont pas cherché le sens originel des concepts et des connaissances, comme la définition ancienne de léconomie ou les contradictions pointées par Marx. Ils ont réinterprété laliénation et lont maintenue comme logique dominante.
Le grand défi de lhumanité, cest de développer une critique critique, au sens politique du terme, par rapport aux pratiques sociales, actuellement aliénées.
Il ne suffit pas de maintenir la critique dans sa tête ou dans un cercle restreint, il faut faire le lien avec la réalité. La critique doit être laliment pour organiser un mouvement de masse, afin de transformer la logique du capital. Cela exige que les personnes critiques assument la responsabilité dun changement de cours. Mais comment cela est-il possible si la direction politique est assumée par un petit groupe et les autres sont exclus des décisions? Comment attendre que des personnes assument la responsabilité des décisions, si elles ne lont jamais fait, ni ne savent comment le faire?
La notion disant que certains savent et que les autres doivent être commandés est idéologique. Laliénation maintient cette vision, qui crée des gens déstabilisés, faciles à manipuler.
On ne peut perdre de vue la nécessité de la confrontation. Les exclus doivent remettre en question la raison de leur exclusion. Alors, ils arriveront à la conclusion quil nexiste rien qui la justifie.
Comment seffectue cette prise de conscience?
Elle ne peut être effectuée simplement par un groupe dintellectuels. La pensée critique doit parvenir à être développée à une échelle de masse. Le problème, cest que depuis leur plus jeune âge, dans les écoles, on enseigne aux gens à obéir. Beaucoup de gens nont pas accès à léducation formelle. Des formes alternatives déducation populaire doivent être développées. Il est nécessaire de récupérer le sens de léducation: se connaître soi-même, apprendre par différents moyens, créatifs et alternatifs. La pensée critique doit être développée par le peuple, ainsi seulement celui-ci aura la force de se libérer. Il ny a pas de formule magique, au-delà de la nécessité de stimuler la créativité que laliénation tente de détruire.
Marx disait quil faut chercher le point de contradiction du système, car cest la clé pour lémancipation. Vous dites quil faut démystifier les mécanismes de laliénation.
Laliénation ne peut être vaincue que par léducation. Il existe un rapport dialectique, cest clair. On nen finit pas avec laliénation, simplement en promulguant une loi stipulant: Laliénation est interdite. Cela crée davantage daliénation. Léducation doit être orientée vers une humanité soutenable. Il sagit dune pédagogie avec une intention politique claire, celle de libérer le peuple, mais non dogmatique, car émanant du peuple lui-même. Il en résulte que cette éducation se trouve dans une phase démergence. Il est nécessaire dassumer la responsabilité de cette perspective de transformation, pas très éloignée, dun monde sur le point de disparaître. Le premier pas consiste à arrêter la compétition destructive et à stimuler une interaction positive entre les humains.
Propos recueillis par Joao Alexandre PESCHANSKI*
*Paru dans lhebdomadaire de gauche brésilien Brasil de Fato du 29 mai 2006. Titre et traduction de notre rédaction.
- Auteur de Beyond the Capital: Toward a Theory of Transition (Au-delà du capital: pour une théorie de la transition), Londres, 1995, Istvan Mészáros est né en 1930 à Budapest (Hongrie), où il a étudié la philosophie. Il a été membre de lAssociation des écrivains hongrois et éditeur de la revue de lAcadémie des sciences, Magyar Tudomany et de la revue mensuelle Eszmélet. Après la répression de la révolution de 1956, il a quitté la Hongrie. En 1995, il a été élu membre de lAcadémie hongroise des sciences. En 2006, il a reçu le titre de chercheur honoraire de lAcadémie des sciences cubaines.
- Protocole de Kyoto: ensemble de mesures pour la réduction des gaz polluants, responsables du réchauffement global de la planète. Le protocole signé par 141 pays (sauf les Etats-Unis, principal producteur de ces gaz), est entré en vigueur en février 2005, mais na produit aucun effet.