Où va la révolution tunisienne ? Entretien avec Fathi Chamkhi

Où va la révolution tunisienne ? Entretien avec Fathi Chamkhi

Le 13 avril dernier, à
l’occasion de son passage à Genève,
solidaritéS a pu s’entretenir avec Fathi Chamkhi,
enseignant et chercheur à la Faculté de La Manouba (Ouest
de Tunis), membre du RAID-ATTAC, du CADTM et de la Ligue de la gauche
ouvrière en Tunisie.

Que peux-tu dire de la dynamique de la révolution
tunisienne ? Au-delà d’un processus
démocratique qui a su imposer une partie de ses revendications,
qu’est devenue l’explosion sociale partie de Sidi
Bouzid ? Où en sont actuellement les mobilisations des
salariés, des diplômés chômeurs et des plus
pauvres, femmes et hommes, et comment les révolutionnaires
peuvent ils tenter de les faire converger pour peser sur les
événements ?

Dès le début, j’ai caractérisé cette
révolution comme une révolution démocratique et
sociale. Or, après quatre mois, le bilan est assez
mitigé. Des progrès ont été accomplis sur
le plan politique : démantèlement partiel de
l’appareil répressif, abrogation de la Constitution,
suppression d’une grande partie des lois liberticides,
dissolution du RCD (le parti du régime), éviction des
gouvernements qui marquaient une continuité avec Ben Ali, etc.
En revanche, les questions économiques et sociales ont
été évacuées.

    Pour la bourgeoisie et l’impérialisme,
il était évident qu’il fallait rapidement stopper
le processus et ne pas remette en cause la place de la Tunisie dans la
division internationale du travail comme pays dominé. Mais ce
qui est plus déroutant, c’est que la gauche, y compris la
gauche anticapitaliste, a abandonné la bataille sociale.
Même lorsque ses militants sont sur le terrain, dans les
régions, les directions ne relaient pas leur action au niveau
national. Il y a un consensus, de la droite à la gauche, en
passant par les islamistes, pour dire qu’il faut consolider les
libertés politiques et que ce n’est pas le moment de
lutter pour l’emploi, les salaires, etc.

    En 1992, le PCOT avait sorti une petite brochure
intitulée : L’étape des libertés
politiques. Il considérait déjà que
l’objectif central était l’obtention des
libertés politiques. Il faudrait selon eux profiter de la
construction d’institutions démocratiques pour occuper un
espace politique et repousser les confrontations sociales à plus
tard. Les élections à la Constituante du 24 juillet
prochain sont l’échéance décisive de ce
processus. Pour les anticapitalistes, l’enjeu principal est
devenu leur place sur cet échiquier : problèmes
d’image, d’alliances, de gain de voix et de sièges,
etc. C’est de bonne guerre à court terme, mais la
méthode est fausse.

    Il y a ainsi une contradiction entre le mouvement
révolutionnaire qui reste assez mobilisé et combatif,
avec un grand nombre de grèves, de barrages routiers,
d’actions revendicatives, et sa prise en charge politique qui
fait défaut. Le peuple est appelé à ne pas
perturber l’agenda politique électoral.

N’y a-t-il pas, au niveau régional, au sein de
l’UGTT ou des conseils de protection de la révolution, un
certain espace pour combiner luttes démocratiques et
sociales ?

Les sommets de l’appareil de l’UGTT, en particulier son
secrétaire Abdessalem Jrad, étaient acquis à Ben
Ali sous la dictature. Au cours de la révolution, ils ont
oscillé en fonction de l’écho croissant dont
bénéficiaient les militants les plus combatifs.
C’est pourquoi la Confédération a
hésité à plus d’une reprise entre des
tentatives de compromis avec le pouvoir et des positions plus
offensives.

    Mais aujourd’hui, puisque les militants
anticapitalistes ont accepté de mettre en veilleuse le mouvement
social, l’UGTT se tient sur la réserve, alors
qu’elle aurait la possibilité de défendre les
revendications populaires. Par exemple, le syndicat de
l’enseignement secondaire, qui était à la pointe de
la lutte pour les salaires à la veille de la révolution
– il avait préparé une grève pour le 24
décembre – fait aujourd’hui le mort. Sa direction
bloque tout.

Mais qui anime les grèves et les mouvements actuels, contre les consignes de l’UGTT et de la gauche ?

Dans certains secteurs, comme les PTT, les militants restent
mobilisés : ils préparent une grève. Mais
ce sont surtout des mouvements tout à fait spontanés, non
coordonnés, menés par des militant·e·s
jeunes, qui rompent la discipline de l’UGTT. C’est
« l’effet magique » de la
révolution, qui a transformé une masse passive et
résignée en un mouvement imaginatif, dynamique et
enthousiaste. Mais ces mouvements restent isolés au niveau
local, sans véritable impact régional ou national.

    Les directions politiques antérieures au 14
janvier ont été
« libérées » par la chute de
Ben Ali. Mais aujourd’hui, elles jouent un rôle
d’écran, empêchant l’émergence
d’une nouvelle direction politique issue de
l’expérience du mouvement révolutionnaire.
Dès le début, elles se sont constituées en
« Conseil national de protection de la
révolution », avant d’être
aspirées – y compris les forces anticapitalistes du Front
14 Janvier – vers la « Haute instance de
réalisation des objectifs de la
révolution », récemment
désignée par le pouvoir. Parmi les principales
organisations, seul le PCOT fait de la résistance.

    Au niveau régional, ce schéma
s’est répété, retardant la prise de
conscience de la nécessité de développer une
direction issue du processus révolutionnaire. J’ai
assisté à la mise en place de comités locaux de
protection de la révolution, où d’anciens
militant·e·s se sont imposés, plus du fait de leur
notoriété antérieure que de leur participation au
mouvement. Coupés des plus jeunes qui ont porté et
continuent à porter le mouvement sur le terrain, ils sont
devenus les fondés de pouvoir de la révolution, avec tous
les effets psychologiquement corrupteurs que cela suppose (mise en
valeur médiatique, négociations dans les coulisses du
pouvoir, etc.).

Comment construire une nouvelle force anticapitaliste en Tunisie,
pleinement en phase avec les nouvelles forces porteuses de
l’expérience de la révolution?

Les problèmes sociaux sont absolument énormes et il va
falloir les affronter. Or, les gens ne sont plus les
mêmes : les salariés, les chômeurs, les
déshérités, femmes et hommes, ont acquis une
conscience politique et une conscience de leur propre force au travers
de la révolution. Il manque cependant une force consciente,
organisée, suffisamment forte et capable de porter le processus
en avant.

    Je suis pessimiste par rapport aux forces
réunies au sein du Front 14 janvier, qui regroupe surtout des
rescapés d’avant la révolution. Ce front est
animé par des personnalités dépassées par
les événements: beaucoup de phrases et peu de contenu
révolutionnaire. On s’est mis ensemble sans rien
entreprendre en commun. Beaucoup de ces gens ne savaient pas quoi faire
et ils ont été soulagés par leur cooptation dans
la « Haute instance » désignée
par le gouvernement.

    Au sein de la Ligue de la gauche ouvrière
à laquelle j’appartiens, on retrouve la même
situation. Les anciens ne cessent d’invoquer leur
expérience, qui comprend aussi beaucoup de conneries, mais il y
a aussi une jeunesse magnifique, pleine de promesses. C’est un
potentiel inimaginable: sur cette base, on pourrait rapidement
fédérer un mouvement large, fondé sur la jeunesse,
évitant l’imposition d’une direction qui entrave la
prise de responsabilité de forces nouvelles. Il faut respecter
l’âme de cette révolution: démocratique,
horizontale, très spontanée, et pourtant
extrêmement efficace.

    Je n’ai pas d’idée
préconçue sur le schéma organisationnel d’un
tel mouvement. En ce qui concerne son programme, il ne faut pas partir
de référents anciens, mais des objectifs que les gens ont
en tête, avec leur triple dimension démocratique, sociale
et anti-impérialiste. Il suffit d’écouter,
d’accompagner, de faire mûrir de larges couches de jeunes
en les rendant sensibles à des éléments
d’analyse théorique. Mais ce sont eux qui doivent donner
le tempo. La Ligue peut offrir un tout premier élan à ce
projet en évitant d’ériger quiconque en
« sauveur suprême ».

L’Union européenne exige aujourd’hui du
gouvernement tunisien qu’il prenne des mesures pour
empêcher l’émigration. Comment perçois-tu cet
enjeu ?

D’abord, le gouvernement actuel n’a pas les moyens
d’empêcher l’émigration. Ce n’est plus
l’appareil de Ben Ali; il ne contrôle pas vraiment
l’ensemble du territoire. Ensuite, il n’en a pas la
volonté : pour lui, c’est une bonne chose que de se
débarrasser de quelques dizaines de milliers de jeunes
chômeurs·euses ; ce sont des problèmes en
moins.
 
    Enfin, les jeunes ne se laissent plus faire; ils ne
se cachent plus; ils revendiquent le départ comme un droit,
surtout à partir du moment où ils réalisent que ce
nouveau gouvernement n’apporte aucune réponse à
leurs revendications sociales. Dès que les autorités
s’y opposent, c’est la révolte, c’est
l’explosion.

    Quant aux Européens, de Berlusconi à
Sarkozy, en passant par Barroso, ils veulent que la Tunisie
s’endette encore pour acheter du matériel de surveillance
frontière sophistiqué. Ils multiplient les
déclarations contre l’immigration tunisienne. Et en
même temps, ce nouvel afflux de migrant·e·s les
arrange pour spéculer sur la montée du racisme anti-arabe
et faire diversion par rapport à leurs propres problèmes
sociaux.

Entretien réalisé par Jean Batou