Théâtre

Théâtre : «Tout ce qui n'est pas digéré, il faut l'affronter»

José Lillo a notamment monté et joué Troisième nuit de Walpurgis, de Karl Kraus, qui analyse la propagande nazie… Le metteur en scène revient sur ce thème avec Le Rapport Bergier, actuellement en création au Théâtre Le Poche, à Genève. Entretien.

 

Vos pièces partent souvent de textes difficiles dont vous voulez faciliter l’accès. Cette fois, vous vous attaquez à un énorme dossier: le Rapport Bergier. Comment l’avez-vous rendu accessible?

 

José Lillo: J’ai appréhendé ce texte comme un matériau pour le théâtre. J’espère que ce spectacle, qui ne sera pas une synthèse du Rapport Bergier, donnera envie au public d’aller plus loin… Le point de départ, c’est ce texte en souffrance. Les arts de la scène sont le lieu de l’universel. Nous, les artistes, nous devons rétablir du sens, non pas en l’assénant, en moralisant – comme ça, on provoque des guerres civiles – mais en appréhendant les choses de manière rationnelle. La propagande, c’est quand le langage dissimule le rapport à la langue, quand celle-ci est manipulée. Alors, on n’y voit plus clair du tout. Personnellement, le fait de me documenter sur le Rapport Bergier m’a déniaisé. Je pensais que l’Histoire était digérée, qu’il fallait regarder devant. Mais en fait, pas du tout. Il faut détromper les gens sur ces choses : l’Histoire n’est pas maitrisée.

 

 

Concrètement, en quoi consistera ce spectacle, que vous êtes en train de créer en ce moment?

 

Sur scène, il y aura trois figures : Felipe Castro et Lola Riccaboni joueront bien entendu les rôles des deux jeunes gens et Maurice Aufair celui d’un homme d’âge mûr. Nous travaillons à partir d’un montage de textes, et explorons les interactions qui peuvent naître sur scène. Je veille à produire une écriture qui ne soit pas assommante, faite de phrases simples. Le texte ne sera pas linéaire. Comme dans la vie, les choses ne se déroulent pas de manière linéaire. Durant les répétitions, nous empoignons une écriture compressée, on se focalise sur la réception des textes. Qu’est-ce qu’on retient de ce qu’on lit, avec le Rapport Bergier ? Qu’est-ce que ça provoque comme remarques à soi-même avant tout ? Qu’est-ce que ça crée comme état ? Avec les comédiens, nous travaillons également à partir d’ateliers, sur le contact précis avec la réalité des faits. Nous avons aussi visionné une conférence de deux heures sur le sujet, qui contenait beaucoup d’informations. On était submergé. Je leur ai ensuite dit : Ce n’est pas du tout cela que nous devons faire sur scène ! Il faut que nous traduisions ces informations pour qu’elles passent dans l’espace public.

 

 

Avez-vous lu les 11 000 pages du Rapport Bergier, paru en mars 2002?

 

Non car ce texte n’existe qu’en allemand. Par contre, j’ai lu la synthèse de 530 pages que Jean-François Bergier a lui-même rédigée. J’ai aussi lu Le Rapport Bergier pour tous, de Pietro Boschetti, et beaucoup, beaucoup d’autres documents… Il y a une masse d’informations colossale sur ce sujet.

 

 

Votre envie de vous pencher sur le Rapport Bergier est née d’un documentaire de 29 secondes. Pouvez-vous le décrire en quelques mots?

 

Il s’agit d’une archive de la RTS qui date de 1933. A ce moment-là, Hitler est déjà au pouvoir. On y voit tout d’abord le ministre allemand de l’époque, Goebbels, faire un discours de paix à la Société des Nations. Ceci est insupportable car les camps de concentration existaient déjà à cette époque. Puis, on le voit monter dans l’avion à l’aéroport de Genève. Et, sur le tarmac de Cointrin, une foule de personnes fait le salut hitlérien en direction de l’avion en train de monter dans le ciel. Sur ces images, on voit bien que le nazisme n’est pas seulement dans l’avion, mais bien sur le tarmac, sur le territoire de Genève ! C’est sidérant. Il y a un commentaire qui dit : à l’époque on ne savait pas encore, etc. Mais c’est faux ! On savait déjà ce qu’était le nazisme à ce moment-là. Cette vidéo fera partie du spectacle.

 

 

Le Rapport Bergier évoque la question de l’asile, les fondements historiques de la politique suisse en la matière… Est-ce que votre spectacle parlera aussi de cette question d’actualité?

 

Oui, bien sûr. Le Rapport Bergier représente les soubassements de la politique actuelle en matière de migration. Et c’est important de l’étudier pour cette raison. Ça amène à prendre ses responsabilités. Récemment encore, le quotidien Le Matin a fait une manchette avec une citation de Marine Le Pen qui disait, à propos du vote sur l’« immigration de masse » : Les Suisses ont raison. Ce sont ces mêmes personnes qui disent qu’il faut « regarder devant ». Je ne crois pas qu’il faut « regarder devant », ce n’est pas plus rassurant que de regarder derrière. Il faut regarder large. C’est important de partir en quête de l’Histoire. Tout ce qui n’est pas digéré, ce qui n’est pas réconcilié, il faut l’affronter. Sinon, ça revient régulièrement. Ça revient toujours. Il faut que les êtres humains décident quel monde ils veulent. En ce moment, on entend un discours vertueux et en même temps les pires crapules. 

 

Entretien réalisé par Cécile Gavlak