Russie

«Tout s’écroule. C’est à cause de l’agression de Poutine»

Il a été ouvrier d’usine, il est ensuite devenu professeur d’histoire. Il est maintenant à Genève en tant que syndicaliste. À la chute de l’Union soviétique, Kirill Buketov (52 ans) a participé à la création de syndicats indépendants en Russie. Il y avait une ambiance de renouveau et d’espoir. Mais aujourd’hui, il déclare : « Tous les acquis de la civilisation tombent en morceaux ». Entretien.

Manifestation pro-Poutine
Le syndicat FNPR a organisé  un grand rallye automobile « Pour un monde sans nazisme ! » en soutien à la guerre. Parti de Vladivostock, il s’arrêtera le 1er mai à Moscou et se terminera le 9 mai à Volgograd. Novossibirsk, Sibérie, 23 avril 2022.

Vous faites partie de cette partie de la Russie qui s’oppose activement à la guerre. Qu’est-ce que cela vous fait quand l’ambassadeur ukrainien en Allemagne dit : « Tous les Russes sont désormais nos ennemis » ?

Cela fait mal. Aujourd’hui, tou·te·s les Russes sentent que toute notre culture et tous les acquis de notre civilisation s’effondrent. Tout s’écroule. À cause de l’agression de Poutine ! C’est terrible de devoir assister à cela. Mais je comprends parfaitement la colère des Ukrainien·ne·s. Et pourtant, nous ne pourrons arrêter cette guerre qu’ensemble.

Vous étiez au départ professeur d’histoire. Comment expliquez-vous cette guerre ?

C’est typiquement la réaction d’un empire colonial qui tombe en morceaux. Tout empire répond par la violence lorsque ses colonies cherchent à se libérer. Prenez la guerre d’Algérie de la France. Ou la guerre de la Grande-Bretagne contre le mouvement d’indépendance indien – deux réponses violentes à la volonté d’autodétermination. Et malheureusement, les guerres impérialistes ont toujours commencé par bénéficier d’un soutien important parmi la population des empires coloniaux.

Vous vous attendiez donc à une guerre ?

Non, ce scénario me semblait tout simplement trop terrible. Presque personne ne l’a vu venir. Mais quelqu’un avait prédit la guerre dès 2014 : Boris Nemtsov, le dirigeant de l’opposition qui a été à la tête des manifestations pacifistes de 2014. En Russie à l’époque, des millions de personnes ont protesté contre l’annexion de la Crimée et l’intervention camouflée dans le Donbass. Les rues étaient pleines de drapeaux ukrainiens. Puis ils ont fait assassiner Nemtsov en pleine rue. 

Des empoisonnements d’opposant·e·s ont suivi, des organisations non gouvernementales ont été poursuivies en tant qu’« agent·e·s étrangers·ères », des médias indépendants ont été harcelés, des critiques du système contraints à l’exil, des prisonniers·pres politiques torturé·e·s. Dernièrement, l’État a même interdit l’organisation de défense des droits de l’homme de renommée mondiale Memorial. L’invasion de l’Ukraine a suivi deux semaines plus tard.

Ce que nous ne comprenons pas : pourquoi la grande fédération syndicale russe FNPR soutient-elle l’attaque contre l’Ukraine ?

Parce que la fédération est partie intégrante du projet impérial de Poutine ! Toutes les manifestations de masse dont le Kremlin a besoin pour sa propagande sont organisées par la FNPR. Parfois, le parti au pouvoir Russie unie, dont tous les dirigeants du FNPR sont aujourd’hui membres, apporte encore son aide. En 2012, Poutine a remercié pour ces services en se rendant au défilé syndical moscovite du 1er mai.

Mais les syndicats n’ont rien à gagner de la guerre !

Bien sûr que non, la population travailleuse russe en subit déjà les conséquences économiques. Et cela va encore s’aggraver.

La FNPR est donc corrompue ?

Oui, et ce depuis 2008. Alors les ouvriers·ères des usines Ford près de Saint-Pétersbourg avaient fait grève. C’était le premier grand mouvement de grève pour des augmentations de salaire après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Et ce fut une réussite ! C’est la raison pour laquelle une période de répression s’est ouverte. L’État voulait remettre les syndicats sous son contrôle. 

Des attentats ont été perpétrés contre des dirigeant·e·s de grèves, les services secrets s’en sont pris à des syndicats, si bien que le chef de la FNPR, Michael Chmakov a passé un marché : les responsables du syndicat devaient désormais s’efforcer d’empêcher les grèves. En contrepartie, ils ont probablement obtenu un accès facilité aux lieux de travail pour recruter des membres. Mais ce n’est pas juste le fait que la FNPR est vendue. Chmakov et d’autres sont personnellement convaincu·e·s que la guerre contre l’Ukraine est juste.

Pourquoi en êtes-vous si sûr ?

Les déclarations de Chmakov sont de plus en plus fanatiques. Récemment, j’ai parlé avec un ami du DGB [syndicat allemand], il en était passablement choqué. Car il venait de téléphoner à Chmakov. Il voulait le convaincre que les syndicats ne pouvaient pas soutenir des guerres. Et que la FNPR devait au moins prendre position pour un cessez-le-feu. « Pas question ! » aurait alors crié Chmakov dans le combiné.

Et c’est pour ce même Chmakov que vous avez travaillé autrefois ?

Dans les syndicats russes, au début des années 1990, un processus de renouvellement s’est engagé. De nombreuses personnes voulaient remplacer les bureaucraties sclérosées de l’époque soviétique par des structures démocratiques. Le leader de ce mouvement de réforme était justement Michael Chmakov. Il avait vraiment une grande force de persuasion et était considéré, à l’Ouest aussi, comme le grand espoir. 

En 1993, il est devenu président de la FNPR. À l’époque, j’avais déjà participé à la création du réseau d’information syndical indépendant KAS-KOR. Nous avons ainsi réussi à contrecarrer la désinformation étatique contre les grandes grèves de mineurs. Cela a plu à Chmakov et il m’a fait venir en 1994 au journal de la fédération Solidarnost.

Aujourd’hui, ce journal fait de la propagande de guerre… 

À l’époque, c’était encore un journal progressiste ! Et pour la liberté d’expression, ce fut la meilleure époque qu’on ait connue. Avec notre orientation, j’ai fait passer le tirage de 1000 à 30 000 exemplaires en trois ans.

Vous avez donc dû partir de presque rien ?

Il n’y avait plus de tradition syndicale du tout ! Le stalinisme avait éliminé le mouvement syndical – physiquement. Lorsque, jeune maçon, j’ai participé au nouveau mouvement ouvrier à l’époque de la perestroïka [processus de « restructuration » à partir de 1986 sous Mikhaïl Gorbatchev, réd.], nous n’avons trouvé aucun ancien syndicaliste qui aurait pu nous transmettre son expérience. Il n’en était d’ailleurs pas de même dans les autres pays du bloc de l’Est. Une certaine tradition y avait survécu.

Déjà à l’époque, de nombreux·euses salarié·e·s se méfiaient manifestement de la FNPR. Pourquoi ?

La FNPR était l’héritière des organisations soviétiques qui encadraient les travailleurs. Il ne s’agissait ni d’organisations représentatives ni d’organisations démocratiques, donc pas de véritables syndicats. C’étaient plutôt des appareils tournés vers la distribution de services sociaux et d’aides financières, pour empêcher leurs membres de mourir de faim. En même temps, ces organisations avaient une fonction de contrôle idéologique. Elles devaient empêcher toute initiative indépendante des travailleurs·euses. 

La FNPR a entrepris de réformer ces structures, mais s’est heurté en maints endroits à la résistance des privilégié·e·s qui y trouvaient leur compte. Certain·e·s travailleurs·euses, en particulier parmi les marins, les mineurs et les ouvriers·ères des transports, ne croyaient donc pas à cette entreprise de réforme. Ils souhaitaient certes le succès de Chmakov, mais préféraient fonder leurs propres syndicats.

Vous voulez parler des syndicats de la Confédération du travail de Russie (KTR), l’organisation qui s’oppose aujourd’hui courageusement à la guerre ?

Exactement. Mais ces syndicats sont restés longtemps divisés. Il y avait d’une part la Confédération du travail de Russie et d’autre part la Confédération panrusse du travail. C’était très confus. Ce n’est que sous l’effet de la répression croissante que les fédérations ont fusionné en 2009. Aujourd’hui, de nombreux membres de la KTR sont soumis à une forte pression. Récemment, par exemple, 5000 enseignant·e·s ont déclaré publiquement qu’ils·elles ne voulaient pas faire de propagande de guerre dans leurs écoles. Ils sont désormais confrontés à une répression violente.

Et la FNPR se contente de regarder ailleurs ?

Bien au contraire. Les syndicats indépendants sont depuis longtemps une épine dans le pied du FNPR. C’est pourquoi Chmakov a donné pour consigne à ses hommes de prendre les postes de direction dans les fédérations syndicales internationales. Ils devraient ainsi bloquer toutes les demandes d’adhésion des fédérations indépendantes. Le fait que les vrais syndicats aient désormais des problèmes est donc tout à fait dans son intérêt.

Propos recueillis par Jonas Komposch pour Work, 14 avril 2022.
Traduction par Pierre Vandevoorde pour l’Anticapitaliste.
Adaptation par la rédaction.

cheminot·e·s biélorusses en action

Au lendemain de l’agression russe contre l’Ukraine, le comité exécutif du Congrès des syndicats démocratiques de la Biélorussie déclarait : « Nous tenons à vous assurer, chers Ukrainiens, que la grande majorité des Biélorusses, y compris les travailleurs, condamnent les actions irréfléchies du régime biélorusse actuel qui tolère l’agression russe contre l’Ukraine. Nous exigeons l’arrêt immédiat des hostilités et le retrait des troupes russes d’Ukraine, ainsi que de Biélorussie. »

Il ne faut jamais prendre à la légère une déclaration syndicale. Surtout en temps de guerre. La logistique militaire russe et la direction des chemins de fer biélorusses allaient l’apprendre à leurs dépens. 

Début mars, des cheminot·e·s rapportent que les transports ferroviaires de matériel militaire russe et des munitions ont alors cessé de traverser la Biélorussie en raison des nombreux sabotages.Devant l’ampleur du phénomène, l’agence russe TASS annonce que le procureur général de Biélorussie a ouvert une enquête pénale sur ce qu’il appelle des « actes de terrorisme perpétrés par un groupe organisé contre l’infrastructure du chemin de fer » biélorusse. Il reconnaît que des installations de signalisation et autres matériels de transport ont été rendus « inutilisables ». Les cheminot·e·s arrêté·e·s risquent jusqu’à quinze ans de prison. En dépit des menaces, les sabotages continuent.

Quelques semaines plus tard, au moins 40 employé·e·s des chemins de fer sont aux mains du KGB biélorusse selon le site biélorusse Zerkalo (30 mars 2022). En outre, quatre autres cheminots dont un conducteur de train sont détenus à Gomel, dont au moins un a été placé dans le centre de détention provisoire du KGB. Tous auraient été abonnés à la chaîne cryptée « Communauté des cheminots de Biélorussie », qui est dénoncée comme une formation extrémiste.

Patrick Le Tréhondat. Paru dans l’Anticapitaliste nº 611 (14 avril 2022). Adapté par la rédaction.