Brésil
La lutte pour la terre allie agroécologie et féminisme
Natália Lobo, militante de la Marche mondiale des femmes (MMF) au Brésil et agro-écologue engagée est venue partager ses expériences de lutte en Suisse romande. Elle a participé à plusieurs rencontres, organisées par l’association E-changer, autour de la souveraineté alimentaire, de l’agroécologie et du féminisme. Entretien.
Quelle est l’alternative agroécologique que la MMF défend, et en quoi cette approche se distingue-t-elle des pratiques agricoles conventionnelles ?
La lutte pour la souveraineté alimentaire et l’agroécologie est une partie très importante de la lutte féministe de la Marche mondiale des femmes, en particulier notre axe d’action pour la défense des biens communs et des services publics, qui est l’un de nos axes de lutte au niveau international.
La lutte pour la terre et pour une agriculture basée sur l’agroécologie, qui travaille en faveur de la reproduction de la vie et ne détruit pas la vie, est une lutte des femmes du monde entier, en particulier des femmes des pays du Sud, principalement en Amérique latine, en Asie et en Afrique.
La lutte pour la défense des terres communes, des semences, des pratiques qui favorisent la biodiversité, sont des luttes qui œuvrent pour l’autonomie des paysannes et des travailleuses du monde entier, qui trouvent dans ces pratiques un moyen de subvenir à leurs besoins, de garantir leur autonomie personnelle et économique et aussi de garantir une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue que dans les territoires. Nous défendons l’agroécologie en tant que pilier du système agroalimentaire, en tant que principale stratégie pour garantir la souveraineté alimentaire, en tant que modèle qui produit des aliments en prenant soin de l’eau, du sol et des cycles de la nature.
Nous défendons ce modèle contre le modèle destructeur de l’agrobusiness, qui considère l’agriculture comme une activité purement économique consistant à produire des marchandises pour le marché de l’exportation. Ainsi, dans des pays comme le Brésil, d’où je viens, notre économie est basée sur l’agrobusiness et il y a tout un discours selon lequel c’est l’agrobusiness qui soutient l’équilibre économique du pays, mais nous savons que c’est un modèle qui laisse beaucoup de destruction dans le pays, la contamination de l’eau, les personnes malades à cause des pesticides, la concentration des terres, qui aggrave les inégalités et la pauvreté, et qui ne laisse presque aucun équilibre économique pour le pays.
Nous défendons donc l’agroécologie et la réforme agraire en tant qu’outils fondamentaux pour transformer le système agroalimentaire afin qu’il promeuve la justice, l’égalité et le respect de la nature.
Comment l’agroécologie se positionne-t-elle comme une alternative radicale à l’agrobusiness au Brésil, et quels sont les impacts concrets que vous avez observés sur les communautés agricoles et particulièrement les femmes paysannes ?
Le mouvement agroécologique brésilien n’est pas seulement un mouvement de transition écologique. C’est un mouvement qui a dans son ADN, pour ainsi dire, la lutte pour le changement social et pour des pratiques agricoles alternatives. Mais nous comprenons que sans changements sociaux, sans changements dans les relations de pouvoir, sans réforme agraire au Brésil, sans soutien économique aux petits agriculteur·rices, à l’agriculture familiale et à l’agriculture traditionnelle, il ne sera pas possible d’opérer une transition écologique qui soit vraiment équitable.
Nous avons donc cette alternative très radicale à l’agrobusiness, non seulement en raison des pratiques destructrices de l’agrobusiness par rapport à la nature, mais aussi parce que nous comprenons qu’il s’agit d’un modèle qui perpétue les inégalités, qui perpétue l’économie d’exportation primaire du Brésil et des pays du Sud global qui maintient ces pays dépendants des pays du Nord global, dans une relation néocoloniale. Dans les communautés où nous avons déjà mis en place des initiatives agroécologiques, que nous construisons par le biais d’un travail militant, nous constatons de nombreux changements positifs dans la vie des gens. Cela crée un meilleur environnement dans lequel vivre, où les gens n’entrent pas en contact avec du poison, où l’eau est plus pure, où les plantes produisent mieux parce qu’elles attirent plus d’animaux biodiversifiés, où le climat est plus doux, donc c’est un endroit où la vie est bien meilleure.
Par ailleurs, le mouvement agroécologique au Brésil est étroitement lié au mouvement de l’économie solidaire, de sorte que bon nombre de ces initiatives dans les communautés s’accompagnent d’initiatives visant à commercialiser des produits agroécologiques par l’intermédiaire de l’économie solidaire. Il en va de même pour la génération de revenus pour les familles grâce à une relation de non-exploitation de la main-d’œuvre.
Comment la MMF combine-elle et pense-elle et pense-elle l’imbrication entre pratiques agroécologiques et enjeux féministes ?
Les femmes sont les plus grandes productrices d’aliments au monde et les plus grandes praticiennes de l’agroécologie. Dans tous les territoires où nous allons, nous constatons que les femmes sont les premières à s’intéresser aux expériences agroécologiques et que les hommes ont tendance à s’impliquer davantage lorsque cette expérience est également liée à une possibilité économique de générer des revenus, ce qui n’est pas toujours le cas. Ce qui est constant, c’est que les femmes sont à l’avant-garde de l’agroécologie, même s’il s’agit d’une agriculture d’autoconsommation, qui ne génère pas de revenus monétaires, mais qui génère la souveraineté alimentaire, la santé et la sécurité économique pour les familles d’agriculteur·rices.
Nous considérons l’agroécologie comme un pilier de cette forme d’économie non marchande, qui est pour nous un axe très important du féminisme de la Marche mondiale des femmes; la création d’une économie qui n’est pas seulement basée sur le marché libéral, mais qui est en faveur de la vie et qui valorise le travail de reproduction de la vie effectué par les femmes.
Un travail qui n’est pas valorisé par le système capitaliste, mais qui est la base cachée du système capitaliste. Pour nous, l’agroécologie est donc très importante dans notre projet féministe, parce qu’elle est un pilier très important de notre engagement en faveur de l’économie féministe, qui est l’un des principaux chevaux de bataille de la Marche mondiale des femmes, à savoir la construction d’une économie centrée sur la vie et non sur le profit.
Dans votre lutte pour une agriculture plus respectueuse du vivant, comment la MMF tisse-t-elle des liens avec d’autres mouvements sociaux, tels que le Mouvement des travailleurs sans terre (MST) ou les mouvements pour les droits des peuples autochtones ?
Les mouvements sociaux brésiliens ont une longue histoire d’alliance. Nous avons conscience que, même si nous travaillons avec des sujets politiques différents, nous avons de nombreux objectifs en commun et que le but ultime est de transformer cette société en une société plus juste.
Nous travaillons donc beaucoup en alliance et la Marche mondiale des femmes a même construit des luttes très concrètes en alliance avec des mouvements comme le MST, par exemple, en construisant des mobilisations majeures au Brésil, comme le Sommet des peuples avant la COP30, qui aura lieu au Brésil l’année prochaine, qui sera un espace pour l’auto-organisation des mouvements sociaux, où nous affirmerons nos alternatives et notre proposition politique face à la crise climatique et environnementale que nous vivons.
Nous avons également des initiatives conjointes dans les territoires, par exemple, la construction d’une économie solidaire et d’une agroécologie en alliance et l’échange d’expériences, où les militant·es d’un mouvement apprennent à connaître les expériences d’autres mouvements afin de s’en inspirer et de construire des alternatives similaires dans leurs territoires.
Comment la MMF réagit-elle face aux défis liés aux politiques conservatrices actuelles et aux menaces environnementales ?
Nous vivons une période d’offensive conservatrice au Brésil et dans le monde entier. C’est un moment très complexe et il est difficile de s’orienter politiquement. Ce dont nous sommes sûres, c’est que nous ne devrions pas abandonner ou devenir plus conservateurs en termes d’agendas simplement parce que le conservatisme se développe.
Même si la société devient parfois plus conservatrice, nous croyons au dialogue avec les gens, à la construction de mouvements dans un esprit d’ouverture et à la conquête des cœurs et des esprits, ce que les mouvements sociaux peuvent réaliser grâce à un dialogue ouvert avec la société. Face à cela, nous continuons à réaffirmer notre position, notre lutte pour la légalisation de l’avortement, tout en sachant que ce n’est pas un combat facile, mais sans jamais renoncer à en parler aux femmes, sans jamais renoncer à la mobilisation, sans jamais revenir sur notre programme et en misant de plus en plus sur notre construction territoriale et en nous enracinant dans les mouvements de base, dans les périphéries, là où nous pouvons vraiment construire notre véritable force politique.
Les temps sont donc difficiles, mais ce n’est pas le moment de se décourager, ni de revenir sur notre agenda.
Depuis l’élection de Lula, avez-vous observé des changements significatifs dans le soutien gouvernemental aux causes écologistes et féministes, en particulier celles portées par la MMF ?
L’élection de Lula a entraîné des changements importants au Brésil. Entre 2016 et 2022, nous avons vécu des périodes de gouvernements de droite et d’extrême droite au Brésil qui ont considérablement fait reculer les droits des femmes, des travailleurs, des peuples et communautés traditionnels et des Noirs.
L’élection de Lula a été une bouffée d’air frais et un moment pour reconstruire cette politique plus orientée vers les personnes. Nous avons donc des avancées importantes comme la reconstruction du ministère de la condition féminine, de l’égalité raciale, des peuples indigènes et le retour de politiques en faveur de l’agriculture familiale qui avaient été complètement démantelées sous d’autres gouvernements.
C’est donc un gouvernement qui signifie le rétablissement de la démocratie au Brésil. Il s’agit également d’un engagement en faveur des politiques sociales. Cependant, même si nous soutenons ce gouvernement, nous comprenons également qu’il est de notre rôle, en tant que mouvement social, de continuer à faire pression et à mobiliser le gouvernement pour qu’il s’engage de plus en plus aux côtés des travailleurs, des femmes, des peuples et des communautés, des personnes qui construisent réellement la base sociale de ce pays. C’est donc un gouvernement qui a fait des progrès, mais c’est aussi un gouvernement qui a vu beaucoup de mobilisation et de demandes de la part des mouvements sociaux pour que notre agenda puisse avancer de plus en plus, parce que nous avons encore beaucoup de défis à relever au Brésil pour qu’il devienne vraiment un pays plus juste pour les travailleurs, les Noirs, les femmes et les peuples.
Nous avons des défis historiques à relever, comme la réalisation de la réforme agraire. Nous devons démanteler les politiques néolibérales qui détournent encore le budget de l’État et empêchent des investissements vraiment importants dans l’éducation, la santé et les politiques sociales. C’est donc un moment important pour progresser, mais aussi pour se mobiliser afin que les progrès ne s’arrêtent pas. C’est notre rôle en tant que mouvements.
Propos recueilli par Effe Deux