Entretien
« Une guerre que Israël ne peut pas gagner »
Nous relayons l’entretien paru dans le journal papier Siné Mensuel n° 135 (décembre 2023) avec Michel Warschawski, cofondateur et président du Centre d’information alternative de Jérusalem, ancien président de la Ligue Communiste Révolutionnaire Marxiste israélienne, et militant de longue date de la gauche antisioniste en Israël.
©Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons – cc-by-sa-3.0
Horreur contre horreur ! A Gaza comme dans les kibboutz. Vu l’état des forces en présence, l’issue des combats ne fait pas beaucoup de doutes, mais le vainqueur ne sera pas forcément celui que l’on croit, prévient Michel Warschawski qui a quitté Strasbourg, où son père était grand rabbin, pour vivre en Israël en 1965.
Comment avez-vous réagi à l’attaque terroriste et la prise d’otages du Hamas contre Israël du 7 octobre ?
J’ai été sonné. Même si je comprends que c’était inéluctable, c’est quand même un gros coup dans la gueule. La bande de Gaza, c’est une cocotte-minute oubliée sur le feu. Tôt ou tard, elle explose. Voilà !
Les services secrets, présumés les meilleurs du monde, n’ont rien vu venir ?
Absolument rien. Mais à mon avis, c’est l’hubris, cette folie de la force. C’est la grande maladie d’Israël.
Que font les Israéliens qui défilaient depuis un an chaque semaine à Tel Aviv contre la réforme du système judiciaire de Benyamin Netenyahou ?
La société israélienne est encore sous le choc du 7 octobre. Même les progressistes disent que ce n’est pas le moment d’entrer dans des polémiques qui risquent de faire apparaître, pour la première fois, des divergences sur des choses fondamentales. Je n’ai pas envie de parler de la situation. C’est un poids, une lourdeur.
Alors parlons de l’avenir. Comment le voyez-vous ?
L’objectif de cette guerre, c’est la destruction du Hamas et la libération des otages. Mais c’est impossible. Israël peut assassiner touts leurs leaders, détruire leurs infrastructure. Un autre Hamas, sous ce nom ou sous un autre, renaîtra. C’est comme ça que ça se dessine.
Les Palestiniens sont-ils devenus islamistes ?
Ça n’a rien à voir avec la religion. Le Hamas est majoritaire depuis longtemps dans la population palestinienne, à Gaza et en Cisjordanie, non pas par islamisme, mais parce que c’est une force d’opposition, une force de résistance aux yeux d’une partie importante des Palestiniens. Le fait que l’idéologie du Hamas soit aussi religieuse et rétrograde sur plein d’aspects ne change rien au fait que c’est la forme que prend la résistance palestinienne.
Cette guerre sera-t-elle longue ou courte ?
La puissance militaire entre Israël et le Hamas est disproportionnée. Les forces armées de Gaza ne font pas le poids. Pour parler de façon un peu triviale, je dirais que les Israéliens se conduisent en éjaculateurs précoces. Ils veulent des résultats tout de suite. Alors je parierais sur une guerre relativement courte qu’Israël ne peut pas gagner. Le pays peut massacrer, bombarder, tuer des milliers de Palestiniens, jusqu’au jour où un porte-parole de l’armée dira que c’est un succès. Peu importe si c’est vrai ou non. Et Israël se retirera de la bande de Gaza. Occuper Gaza, ce serait de la folie. Ce qui se passe, c’est un véritable massacre. On n’est plus dans la guerre. Une population entière enfermée dans un minuscule territoire est l’objet de bombardements massifs et d’incursions de l’armée israélienne. Un crime contre l’humanité ? Je n’ai pas d’autre mot en terme légal.
La presse israélienne révèle-t-elle toute l’étendue de ce crime ?
On a encore des médias libres qui nous donnent l’information. On n’aura pas devant le tribunal de l’histoire le privilège de pouvoir dire qu’on ne savait pas. On sait tout. Maintenant, c’est l’union sacrée et même si souvent les gens sont critiques, on dit qu’on en parlera après. Mais il y a déjà des signes de maccarthysme dans les médias et dans les facs avec l’extrême extrême droite au pouvoir. Des étudiants ont été sanctionnés pour avoir exprimé leur soutien au Hamas. Les porte-parole du gouvernement mentent sans vergogne. Ils veulent nous faire croire que les attaquants du Hamas ont commis des viols dans les villes et villages qui sont passés pendant quelques heures sous leur contrôle, le 7 octobre. La propagande décrit l’offensive sur le territoire israélien, qui aurait été suivie par des voyous venus se remplir les poches, qui seraient entrés dans les villages israéliens pour voler et violer. L’opération militaire du Hamas devient une opération de vol, de viols. Moi, je demande des preuves. Les Palestiniens disent que c’est pas du tout dans leur culture. S’il n’y a pas de preuves, je n’y crois pas.
Comment Benyamin Netanyahou et le Likoud ont-ils pu remporter les élections alors que se dessinait une alliance avec l’extrême droite ?
Il y a une majorité d’Israéliens à droite. Et Netanyahou a réussi à se donner l’image de Monsieur Sécurité.
Quelle peut être la fin de tout ça ?
La fin de l’histoire, elle n’est pas pour demain. Theodor Herzl [journaliste et écrivain austro-hongrois, fondateur du mouvement sioniste, 1860-1904, NDLR] avait dit, en parlant d’un État juif : « Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve ». Moi je dis si vous le voulez ça reste un rêve. A terme, on est condamnés. J’ai d’ailleurs écrit un texte dystopique sur Israël dans vingt ans où il ne restera qu’une communauté de pauvres. Tous ceux qui le peuvent partent. La jeune génération rêve de partir. Clin d’œil de l’histoire : Berlin est devenue la capitale intellectuelle d’Israël. Dans la capitale allemande se développe une culture juive extrêmement intéressante.
Avez-vous, vous aussi, envie d’émigrer alors que vous avez déjà quitté très jeune Strasbourg, où votre père était le grand rabbin, pour rejoindre un kibboutz en Israël ?
J’ai les moyens matériels de le faire, j’ai deux passeports, mas ce serait une désertion. Mon patriotisme israélien, entre doubles guillemets, c’est pour le meilleur et pour le pire.
Quelle est l’option pour les Palestiniens, à part le Hamas ?
Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a tout misé sur des négociations avec Israël. Il a fait le mauvais choix. Il n’avait pas compris que, comme tous les voyous, si tu donnes un doigt à Israël, il essaie d’attraper la main puis le bras. Pour ne pas avoir à négocier avec l’Organisation de libération de la Palestine, l’OLP, et ce qu’on appelle l’Autorité palestinienne, le pouvoir israélien a fait le choix du Hamas. Erreur ! Le but était de neutraliser l’OLP et Yasser Arafat en créant une force alternative. Les Américains ont fait la même chose en Afghanistan. C’est en général la façon dont ceux qui ont le pouvoir essayent de gérer ce type de situation. Mais ça ne marche jamais.
Les Etats-Unis ont-ils le pouvoir de peser sur Israël pour arrêter la guerre ?
Ils ont leur mot à dire. Plus ils mettent la pression, plus elle peut être efficace. Mais avant une élection aucun dirigeant américain ne prendra ses distances d’une façon trop ouverte avec le gouvernement israélien. En revanche, il y a une évolution importante de la jeunesse juive américaine qui, contrairement à la génération de leurs parents et grands-parents, prend ses distances par rapport à Israël, est hostile à Netanyahou et à sa politique. C’est un phénomène important qu’Israël devrait prendre en considération.
Quel peut être le rôle de la France et de Macron ?
Je ne prends pas la France au sérieux. Je m’excuse pour vous. Et d’ailleurs le gouvernement israélien non plus. L’Inde et la Chine sont les alliés sur lesquels Israël mise et pas du tout sur l’Europe, considérée comme décadente.
L’attitude des pays arabes est-elle en train de changer ?
La question palestinienne a été oubliée au cours des dernières années parce qu’elle ne dérangeait plus. Ça grattait un peu, mais pas plus que ça. L’opinion publique arabe continue à être solidaire des Palestiniens, mais les gouvernements arabes les ont laissés tomber. Les Palestiniens ont une carte à jouer, ou une qualité, c’est celle de leur résilience, cette capacité de s’accrocher, de faire le dos rond quand il le faut, mais de ne pas lâcher.
C’est vrai aussi pour les Palestiniens de Cisjordanie ?
La mainmise sur la Cisjordanie, la violence contre les villageois, contre les habitants de Cisjordanie et sur leurs terres est permanente. Elle fait partie de la politique du gouvernement, qui mène une guerre. Et quand on est en guerre, on se lâche. Comme force d’occupation, comme armée, comme police. Les flics, mêmes à Jérusalem, se conduisent plus brutalement qu’auparavant. Aujourd’hui les Palestiniens, même résident de Jérusalem, avec une carte de résident israélien, ont intérêt à se faire petits.
Israël a fichu à la porte des centaines de Palestiniens qui travaillaient. Et aussi les Thaïlandais. Mais qui va bosser dans les champs, sur les chantiers ?
C’est une question que pas mal d’économistes posent ces derniers jours. Je ne vois pas comment l’agriculture, pour donner cet exemple, mais aussi la construction, peuvent maintenir leurs activité. Là, c’est la guerre. Les questions économiques ne sont pas prioritaires, nous dit-on. Mais tôt ou tard, il faudra en parler.
Vous avez créé la première agence de presse israélo-palestinienne, le centre d’information alternative en 1984.
Qui existe toujours, mais plus comme il l’était. C’était la seule organisation véritablement israélo-palestinienne qui opérait avec un bureau à Jérusalem et un bureau à Bethléem, à l’époque où le passage d’un territoire était plus facile. Puis c’est devenu de plus en plus compliqué. Agir avec des Israéliens, pour des Palestiniens, même de la gauche, c’était pas évident. Ils examinaient nos médailles, nos pedigrees, pesaient nos peines de prison pour être sûrs de notre engagement. Aujourd’hui, ils nous rappellent qu’ils ont dû se battre pour travailler avec nous et qu’ils pensaient qu’on entraînerait un mouvement de masse. Mais ça ne s’est pas passé comme ça et ils nous disent que ce n’est plus rentable pour eux.
Pourquoi soutenez-vous la campagne de boycott BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) contre Israël ?
Il faut faire pression sur Israël. Les nombreuses résolutions des Nations unies ne suffisent pas. Les Israéliens taxent ceux qui votent ces textes d’antisémitisme ou d’islamo-gauchisme. Dès les jardins d’enfants ou à l’école primaire, les gamins chantent une comptine dont les paroles sont, en substance : « Le monde entier est contre nous. C’est pas grave, on tiendra le coup ». Pour faire plier Israël, le mieux, c’est cette campagne BDS. S’il y avait des sanctions, on n’aurait plus besoin ni de B ni de D. S ferait le boulot. Mais il n’y a pas de sanctions internationales. Cette campagne aura un impact sur l’opinion israélienne. Aucun peuple n’aime ne pas être aimé.
Est-ce que les manifestations à travers le monde pour les Palestiniens sont d’une quelconque utilité ?
Bien sûr que c’est important. Je le redis : les peuples aiment être aimés. C’est important justement de faire passer le message : on n’est pas forcément anti-israéliens, mais il y a des choses qui ne se font pas et qui doivent être fortement critiquées.
Vous n’hésitez pas à employer le mot apartheid concernant Israël.
Comme l’avait dit le Sud-Africain Desmond Tutu, archevêque et prix Nobel de la paix pour son combat avec Nelson Mandela, Israël, c’est pire que l’apartheid.
Vous êtes conscient que, avec tout ce que vous dites, vous risquez d’être traité de tous les noms, y compris d’antisémite.
Par qui ? Par Bernard-Henri Lévy ? Alain Finkielkraut ? D’accord, allons-y. C’est comme ça que j’ai connu Bob [Siné, fondateur de Siné Hebdo et Siné Mensuel].
Vous croyez encore à une solution à deux États ? À un État ?
Depuis longtemps, je refuse de rentrer dans ce débat. Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. C’est pas à l’ordre du jour et c’est la raison pour laquelle je n’aime pas le débat, surtout français. Quand le rapport de force changera et il changera un jour, espérons-le, la solution s’imposera d’elle-même. Un État, deux États, fédération, confédération, c’est un débat de cons.
Propos recueillis par la rédaction
Paru in : Siné Mensuel, n° 135, décembre 2023, pp 4-5.
Pour plus d’articles sur le sujet (en particulier du no429 du journal de solidaritéS, à retrouver en entier ici) :
ISRAËL ET L’EXPÉDITION DE SUEZ DE 1956
LA COLONISATION COMME OUTIL MARKETING
QUELLE SOLIDARITÉ AVEC LE PEUPLE PALESTINIEN EN LUTTE?
MOBILISATIONS SYNDICALES EN SOLIDARITÉ AVEC LA PALESTINE
POURQUOI LE PINKWASHING D’ISRAËL FONCTIONNE-T-IL AUTANT ?
HISTOIRE D’UN ETHNOCIDE : Petit rappel de la politique de colonisation de la région.