Appuyer sur l’accélérateur vers l’enfer climatique?

Des milliards pour élargir les autoroutes? Une folie dans un contexte de catastrophe climatique qui devrait, au contraire, pousser à revoir notre mobilité vers davantage de sobriété. Le vote du 24 novembre sera décisif.

Manifestation contre l’extension des autoroutes, Lausanne, 5 octobre 2024.
Manifestation contre l’extension des autoroutes, Lausanne, 5 octobre 2024.

La Suisse votera donc sur un crédit de 5,3 milliards de francs pour six méga-projets d’extension d’autoroutes: un énorme tunnel sous le Rhin à Bâle, des tronçons élargis à 6 voies et 8 (!) voies à Berne, un projet destructeur en pleine ville à St-Gall et même une autoroute à deux étages à Schaffhouse!

Non content de la démesure de ce paquet routier, le trumpiste Albert Rösti, ministre des transports et lobbyiste du pétrole et de l’automobile, a poussé pour l’ajout de l’élargissement de l’autoroute Nyon-Genève. Il s’agit ici d’élargir à de 4 à 6 voies le tronçon de 19km, mais aussi d’agrandir l’échangeur du Vengeron ainsi que les jonctions de Coppet et de Nyon. Cette dernière, avec deux énormes boucles de près de 100 mètres de diamètre chacune, détruirait de précieuses terres agricoles. 

Pourtant, toutes les expériences et les études montrent qu’élargir les routes génère du «trafic induit». L’office fédéral des routes prévoit même que l’A1 sera à nouveau bouchée 10 ans après la fin du chantier, et les localités alentour seront submergées par toujours davantage de trafic.

Projets écocidaires

On estime à un million de tonnes les émissions de CO₂ pour la seule construction de ces six projets. Mais ce n’est bien sûr rien par rapport aux émissions colossales des centaines de milliers de voitures supplémentaires qui y circuleront. Ces projets fossiles, totalement incompatibles avec nos objectifs climatiques, auraient évidemment dû être abandonnés immédiatement après l’adoption de la loi climat en 2023.

Il s’agit également d’une attaque en règle contre la nature, les cultures et la biodiversité. Environ 50 hectares de forêts et de terres agricoles devraient disparaître définitivement sous le bitume, sans compter les surfaces détruites «temporairement» pour les énormes emprises de chantier. Les paysan·es subiraient une destruction massive de leur outil de travail. Asphalter des terres cultivables, c’est les détruire pour toujours.

Il ne s’agit pas ici simplement d’inaction climatique, mais bien d’une action délibérée qui va massivement aggraver la situation en nous verrouillant encore un peu plus dans un modèle de dépendance automobile dont il faudrait à tout prix sortir.

Pas de miracle électrique

Contrairement à la propagande technosolutionniste, les voitures électriques – 3,5% du parc automobile suisse – ne nous sauveront pas. Contrairement aux véhicules thermiques qui émettent surtout à l’usage, les voitures électriques émettent l’essentiel de leur pollution lors de la production, à cause des batteries. On délocalise donc les émissions dans les pays producteurs. Lorsqu’on regarde l’ensemble du cycle de vie, une voiture électrique, même si elle émet environ deux fois moins qu’un véhicule thermique comparable, émettra toujours 10 fois plus de CO₂/km qu’un trajet en train… et c’est sans parler de l’extraction problématique des métaux, de l’effet rebond ou de la pression massive sur la production d’électricité. Est-ce par incompétence ou imposture que notre ministre des transports ose utiliser l’expression «voiture zéro émission»?

Un gouffre financier

Le prix de cette folie écocidaire est insensé. En incluant surcoûts, TVA et renchérissement, la facture sera au minimum de 7 milliards. Et ce n’est qu’un début: la Confédération veut 35 milliards pour de nouvelles autoroutes ces prochaines décennies, sans compter l’entretien, estimé à 1,2 milliards par an.

Le trafic motorisé engendre aussi des coûts externes, évalués par la Confédération à 20 milliards de francs par an (voir graphique). Il s’agit des atteintes au climat, à la nature mais aussi aux coûts liés à la santé pour soigner les maladies causées par la pollution, le bruit (cancers, maladies respiratoires, etc.) ou réparer les dégâts des collisions.

C’est évident: les milliards gaspillés pour construire ces autoroutes et éponger les dommages du trafic devraient être réorientés vers la mobilité durable.

Graphiques montrant l'évolution de la part des transports dans les émissions de CO2 en Suisse et les coûts externes des transports (voitures et camions)

Une attaque contre les transports publics

À cela, la droite répond souvent qu’il ne faut pas «opposer les modes de transports». C’est oublier qu’ils s’opposent très souvent concrètement entre eux. Sur le plan budgétaire, tout d’abord. Un exemple: le même Conseil fédéral qui veut des milliards pour les autoroutes a dévoilé un plan d’économies de 5 milliards sur le dos des crèches, de la coopération au développement mais aussi des trains de nuit et du transport public régional (car postal, petites lignes de train) jugé «trop peu rentable». Insensé! 

Or nous avons précisément besoin de milliards pour améliorer l’offre en transports publics, mieux desservir le territoire, améliorer les fréquences, étendre les horaires… et baisser massivement les tarifs. Car depuis 1990, les prix des transports publics suisses ont doublé, alors que pour la même période, les coûts liés à la voiture ont stagné, voire diminué.

L’opposition est parfois aussi très concrète, sur le terrain. Entre Genève et Lausanne, la nouvelle voie de train dont on aurait besoin devrait pour l’essentiel se situer le long de l’autoroute. Élargir l’A1 rendrait cette nouvelle voie CFF quasiment impossible car techniquement très complexe et financièrement hors de prix. 

Contrairement à ce qui est dit, la séparation des fonds pour le rail et la route n’est pas une fatalité ancrée dans le marbre. Si nous gagnons cette votation, l’étape suivante sera de changer les règles du fonds routier FORTA pour que l’argent de l’impôt auto et des taxes sur l’essence serve à la transition.

Changer de modèle est possible

Alors que la Suisse fonce dans le mur, d’autres pays changent de voie. Le Pays de Galles, mais aussi certains États étasuniens, ont récemment abandonné plusieurs projets d’autoroutes. En France, de nombreux projets autoroutiers suscitent de fortes oppositions: par exemple l’A69 entre Toulouse-Castres bien sûr, mais également l’A412 Thonon-­Machilly. 

La bataille est bien sûr loin d’être gagnée, mais il apparaît assez clairement que les jours des nouveaux grands projets autoroutiers sous nos latitudes sont comptés.

Pour une mobilité à échelle humaine

Que faire alors? Opérer le tournant dans les transports doit se faire sur plusieurs plans. 

Tout d’abord, rappeler systématiquement que chaque franc investi dans les transports publics l’est à la fois pour la mobilité et pour la transition écoloqique. Surtout, il faut rappeler qu’investir des milliards dans les transports publics n’est qu’un rééquilibrage après des décennies de démantèlement. Genève, par exemple, est passé de 170 km de lignes de tram en 1930 à 6 km en 1980. La reconstruction pénible et lente de ce réseau n’est pas une «faveur» mais simplement un rattrapage après le développement frénétique d’infrastructures automobiles au 20e siècle.

Les grands projets ferroviaires sont très longs et complexes à planifier et réaliser. Mais d’autres solutions plus immédiates s’offrent à nous: le rail léger – sur le modèle du M1 Lausannois – recèle un grand potentiel. Plus souple et moins cher, un tel projet pourrait relier le Pays de Gex au cœur de Genève et à Nyon avec une extension vers St-Julien, par exemple. Le report modal est potentiellement énorme. Autre piste prometteuse: la renaissance du RER Sud Léman (anciennement dite «ligne du Tonkin») reliant Genève au Valais par la France (Evian-St-Gingolph), qui permettrait également de désengorger l’axe Lausanne–Genève.

Les mobilités actives ont aussi un potentiel colossal, notamment grâce au vélo électrique. Ne manquent que des pistes cyclables sécurisées, votées par le peuple, mais encore mortellement lacunaires, et un accès facilité pour toutes les catégories de population par l’initiation et l’accompagnement.

Des contraintes fortes sur le système automobile sont indispensables: l’arrêt du développement des routes doit s’accompagner d’une diminution des places de stationnement et des voies de circulation en zone dense, une réduction des vitesses (30 km/h généralisé en ville, 20 km/h dans les quartiers, 100 km/h, voire 80 km/h sur l’autoroute) ce qui réduit le bruit, les collisions, la pollution mais aussi optimise la fluidité et rend les autres modes de transport plus sûrs et plus attractifs (voir l’article sur la pollution du Léman par les microplastiques).

Enfin, nous devons enclencher au plus vite des changements structurels: réaménager le territoire de manière plus compacte pour favoriser la proximité, selon le concept de «ville à 15 minutes». Travail, loisirs, commerces, soins, éducation et autres services essentiels devraient être accessibles en peu de temps à pied, à vélo ou en transports publics. Les annonces de suppression de bureaux de poste vont à ce titre complètement à l’encontre de cette logique. 

Démantèlement de certains centres commerciaux en périphérie, densification des zones résidentielles villa, lutte contre la gentrification des centres-villes par le contrôle public du sol, la maîtrise des loyers et la fin de la spéculation… la liste des batailles à mener est longue!

Première étape: convaincre de voter et faire voter non le 24 novembre à la fuite en avant autoroutière!

Thibault Schneeberger